Novembre 2000
Travail de réseau dans le champ de la santé mentale
Jacques HOUVER
En France, les principes qui ont présidé à l’organisation de la sectorisation psychiatrique et inspiré la politique de santé mentale du pays, ont toujours reposé sur les notions de liaison, de coordination, de concertation, de complémentarité, d’information, de collaboration interprofessionnelle et interdisciplinaire, en vue de développer des actions de prévention des troubles de santé mentale, de faciliter l’accès aux soins, d’assurer la continuité des soins, et de favoriser la réadaptation, la réhabilitation, l’insertion ou la réinsertion des malades mentaux.
Dans ce contexte, le travail de réseau a toujours été présenté comme un outil indispensable pour conduire ces missions.
Que ce soit dans le domaine de la psychiatrie infanto-juvénile, de la psychiatrie générale ou de la psychiatrie pénitentiaire, il s’agit d’assurer une prise en charge globale du patient qui ne peut être le seul fait de l’intervention des acteurs de la psychiatrie, mais suppose concertation, échange d’informations, coordination, complémentarité avec d’autres acteurs du champ sanitaire, du champ social ou médico-social ou d’autres acteurs institutionnels, et échanges avec le patient et son entourage.
D’autre part, les besoins émergeant au sein des différents groupes de population confrontés à des problèmes de santé mentale, rendent nécessaire le développement d’un travail en réseau, à un autre niveau, afin de favoriser le décloisonnement des disciplines et des institutions, l’articulation du champ de la santé mentale avec celui du social et le développement du dialogue avec les usagers.
Ce travail de réseau ou en réseau est indispensable si l’on veut apporter des réponses pertinentes aux besoins de la population en matière de santé mentale. Il faut remarquer qu’il a été développé de manière fort disparate sur le territoire français. Même si la psychiatrie infanto-juvénile a sans doute eu plus d’initiatives dans ce domaine, beaucoup d’équipes de psychiatrie devraient fournir de plus grands efforts.
Plusieurs points président à cette évolution incontournable
- Les modes de prise en charge des personne présentant des troubles de santé mentale et les techniques de soins évoluent ce qui rend nécessaire le développement de cette forme d’intervention.
- Depuis plusieurs années, on constate une évolution de certaines problématiques et l’émergence de nouvelles questions
· augmentation des phénomènes d’exclusion d’une partie de la population confrontée à de graves difficultés sociales, aussi bien en milieu urbain que dans le monde rural
· augmentation de la population présentant des problèmes de souffrance psychique liés à des situations de précarité ou d’exclusion
· obligation pour les personnes qui travaillent, de développer leurs performances afin de pouvoir conserver leur emploi et éviter d’être écrasés par « la lutte des places »
· vieillissement d’une partie de la population
· diminution de la solidarité familiale et augmentation de l’isolement de nombreuses personnes
· augmentation du nombre de mères gravement perturbées, élevant seules leurs jeunes enfants
· augmentation des phénomènes de violence chez les adolescents et les enfants de plus en plus jeunes
· augmentation des problèmes de toxicomanies et d’autres conduites addictives
· augmentation du nombre des «cas limites », les personnes présentant une problématique à la frontière du sanitaire, du social et du judiciaire
· importance du phénomène du suicide
· problème de l’enfermement de certaines personnes dans les filières du champ du handicap ou du champ sanitaire.
Il est évident que les réponses que l’on peut apporter aux problèmes repérés, ne peuvent être le fait d’une seule institution et ne peuvent être développées dans un seul champ.
C’est la raison pour laquelle il convient de développer le travail en réseau, les partenariats, de créer de nouvelles formes d’articulation avec le champ social et médico-social.
Les équipes de psychiatrie affirment souvent travailler en réseau depuis bien longtemps, et pour certaines depuis que le secteur de psychiatrie existe.
Il faut remarquer que cette pratique a d’abord été développée par les assistants sociaux et les médecins des anciennes équipes d’Hygiène Mentale qui dépendaient des Directions Départementales des Affaires Sanitaires et Sociales avant 1986, ainsi que par les assistants sociaux hospitaliers, avant de devenir une pratique largement partagée avec d’autres professionnels, notamment les infirmiers et les éducateurs, au fur et à mesure que se sont diversifiées leurs activités et leurs modes d’intervention et que s’est généralisée leur implantation dans l’extra-hospitalier, à partir de la fin des années quatre-vingt.
L’utilisation du terme de travail de réseau en psychiatrie recouvre en réalité trois modes d’intervention différents.
1) Le réseau de soins autour du patient.
En psychiatrie, l’établissement d’une relation de confiance, sans laquelle aucun soin ne peut s’engager dans la durée, nécessite un travail «d’entretien » du lien interpersonnel, hors du contexte institutionnalisé.
Dès lors, le concept de réseau auquel les équipes de psychiatrie font référence, se caractérise par le fait qu’il est interpersonnel familial, bénévole, et/ou professionnel.
Il est tout entier tourné vers l’expression des potentialités de soins et de réhabilitation d’une personne toujours singulière, et non de populations cibles.
La qualité d’un réseau mobilisé autour d’un patient est fonction de cette capacité à créer ou à rompre ce lien, à susciter un soutien affectif, cognitif et social.
Cette forme d’intervention, le réseau de soins autour du patient, mobilise un engagement relationnel personnalisé.
Ce travail nécessite des référents identifiés et une coordination de l’ensemble des acteurs du soin avec ceux du champ social et médico-social, en lien avec l’entourage du patient.
Ce réseau de soins autour du patient est donc un réseau clinique, un réseau interpersonnel s’organisant autour de la relation soignant-soigné. Il s’inscrit la plupart du temps dans une logique de territoire, de secteur.
Cette pratique du réseau de soins autour du patient est la base de la psychiatrie de secteur infanto-juvénile, en lien étroit avec les écoles, les services de protection maternelle et infantile, les services d’aide à l’enfance, ceux de la protection judiciaire de la jeunesse, les établissements médico-sociaux, les parents, etc…
C’est également la base de l’activité des secteurs de psychiatrie intervenant auprès des adultes, en lien avec les familles, les médecins généralistes ou d’autres acteurs du champ sanitaire, les services sociaux départementaux et municipaux, les travailleurs sociaux de services spécialisés, de nombreux acteurs du champ de l’hébergement, du logement, de l’insertion professionnelle, de la justice, etc…
A ce niveau d’intervention, certaines équipes de psychiatrie ont encore beaucoup d’efforts à fournir pour assurer des prestations de qualité mobilisant un réseau de soins autour du patient, tout en lui évitant de rester enfermé dans une filière psychiatrique dont les cloisons sont parfois trop étanches.
Les assistants sociaux de psychiatrie ont un rôle important à jouer dans ce créneau. Ils ont un rôle essentiel à jouer auprès de la part de la file active du secteur psychiatrique qui présente des pathologies les plus lourdes, des troubles sévères et persistants, générant souvent des handicaps importants, des problèmes de communication, de comportement difficile, et des difficultés sociales majeures.
2) Le travail de réseau entre les acteurs et les institutions.
Un deuxième type de travail de réseau qui est à conduire dans le champ de la santé mentale, est celui qui a pour objectif de développer des stratégies, des complémentarités, une concertation, une collaboration, une coordination, la conception d’outils nouveaux, l’information, le partenariat.
Ces actions visent au développement de l’articulation, de la conjugaison de l’action de tous les professionnels et de toutes les institutions concernés par les problèmes de santé mentale, en concertation avec les associations représentant les usagers.
Ce travail intéresse tous les domaines la prévention, l’accès aux soins, le soin, la réadaptation, la réhabilitation, l’insertion, la lutte contre les exclusions.
Cette forme de travail de réseau est plutôt interinstitutionnelle qu’interpersonnelle.
Elle s’applique à une population cible, une pathologie ou un problème de santé mentale, ou à une technique d’intervention.
La politique de santé mentale incite clairement le dispositif public de psychiatrie à jouer un rôle de promoteur dans ce domaine.
On peut regretter que sur le terrain ça ne soit pas toujours le cas.
Jusqu’à maintenant, ce travail de réseau s’est plutôt centré sur les populations traditionnellement «captives » de la psychiatrie enfants ou adultes souffrant de troubles psychotiques. Des partenariats variés se développent autour de thématiques telles que l’accès aux soins, la prise en charge des situations de crise, celle des malades présentant des troubles de longue évolution, fortement handicapés par leur pathologie, l’accès à l’hébergement, au logement, à l’éducation, à la formation professionnelle, au travail protégé, etc…
Plus rares sont les expériences concrètes de réseaux construits autour de thématiques où il y a du «brouillage » nosographique, clinique, institutionnel, comme la souffrance psychique des personnes en situation de précarité ou d’exclusion, les conduites addictives, les problématiques adolescentes (suicide, conduite délinquante associée à de graves troubles du comportement).
Le développement de ces différentes formes d’intervention en réseau dépasse souvent rapidement le frontières du secteur. Souvent, il ne peut véritablement prendre une dimension pertinente qu’en devenant un travail de réseau intersectoriel, voire départemental.
L’observation de différentes expériences d’organisation d’un travail en réseau de ce type et des difficultés rencontrées dans leur mise en place permet de formuler quelques remarques
· Le dialogue entre la psychiatrie, les acteurs du social et les usagers s’est rarement organisé à partir de la mise en place de conseils de santé mentale de secteur. La majorité des psychiatres chefs de secteur semble éprouver des réticences à mettre sur pied ce type d’instance de concertation. Les encouragement répétés du législateur depuis une trentaine d’années sont la plupart du temps restés lettre morte.
· Les initiatives débouchant sur un réel travail de réseau sont plutôt le fruit de l’action militante de professionnels de la psychiatrie (parmi lesquels des assistants sociaux) conjuguée à celle d’autres intervenants du champ sanitaire et du champ social, convaincus de la nécessité de développer ce mode d’intervention. Il apparaît souvent difficile de mobiliser l’énergie des professionnels peu portés sur ce genre d’action. Cette remarque est aussi valable pour beaucoup d’assistants sociaux, encore trop souvent repliés sur l’action individuelle centrée sur le patient, au détriment d’actions collectives à caractère communautaire, qui entrent pourtant pleinement dans le cadre des missions du service social hospitalier énoncées dans le décret du 26 mars 1993. Ce constat montre l’utilité et l’intérêt qu’il y aurait à développer la formation initiale de tous les professionnels dans ce domaine.
· Bien souvent, ce sont la gravité d’un problème, la faiblesse des moyens des uns et des autres, l’augmentation de la demande de soins, les contraintes financières, les opérations de restructuration, qui ont constitué le déclic contraignant à développer coordination, concertation, information, articulation et complémentarité.
· Dans tous les cas, la mise en place d’un travail de réseau a nécessité un investissement important en temps, au détriment de l’action individuelle ou de l’activité traditionnelle de chacun. Cet investissement n’a commencé à produire des effets qu’à moyen terme. En effet, les liens qui se tissent au fil du temps participent à un enrichissement culturel de chaque partenaire. Ils renforcent progressivement l’action de chacun et favorisent le développement de complémentarités et d’appuis réciproques. Mais il ne faut pas en attendre un effet concret immédiat.
· Développer un travail de réseau de qualité nécessite le respect de la compétence de chaque partenaire et l’estime réciproque de sa pratique. Intervenants ou institutions psychiatriques, institutions ou intervenants sociaux ou médico-sociaux, sont chacun avec leur compétence propre à la charnière de différentes réalités. Le travail en réseau consiste à articuler ces réalités dans le respect de chacun des acteurs, quelle que soit son importance (grand CHS et petite association d’usagers ou petite association d’insertion, par exemple).
· Dans un réseau, le partenariat est condamné à plus ou moins brève échéance si certaines précautions ne sont pas respectées. Chaque partenaire doit éviter toute ingérence dans le domaine de chacun des autres partenaires. De même, «l’instrumentalisation » doit être évitée. C’est-à-dire qu’un partenaire ne doit devenir ni l’instrument, ni la colonie d’un autre, ni être considéré comme un sous-traitant, un agent d’exécution.
· L’installation et l’action d’une instance de coordination ou d’un coordinateur s’avèrent souvent prépondérants pour assurer la pérennisation d’un travail de réseau. L’organisation informelle d’un réseau rencontre vite ses limites. Le rôle indispensable de coordination et l’ampleur de la tâche à accomplir, prennent souvent une telle dimension que se posent alors les problèmes du support organisationnel et du financement de la coordination. Il faut souligner au passage qu’il est encore trop tôt pour mesurer les effets que devrait apporter dans ce domaine, la circulaire du 25 novembre 1999, relative aux réseaux de soins préventifs, curatifs, palliatifs et sociaux Soulignons également que ce texte introduit la notion de «soin social », sans en donner une définition claire. Cette question intéresse tout particulièrement les assistants sociaux qui, rappelons-le, ne sont pas des personnels soignants au sens juridique du terme. En matière de coordination, des assistants sociaux ont su manifester des talents dans ce domaine. Rappelons que la coordination est une des missions du service social hospitalier. Mais des expériences montrent l’intérêt qu’il peut y avoir de confier des tâches de coordination à d’autres professionnels, soignants, éducatifs, ou issus d’autres horizons (y compris dans le cadre d’emplois-jeunes), ces derniers pouvant apporter des compétences propres, complémentaires de celles développées par les métiers traditionnels de la psychiatrie. Cette question soulève souvent des débats passionnés chez les assistants sociaux. Pour clore ce chapitre, il faut tout de même remarquer, que jusqu’à maintenant, peu de réseaux se sont dotés d’un support juridique dans le champ de la santé mentale. Ces supports juridiques peuvent aller de la simple convention au syndicat inter-hospitalier, en passant par des supports associatifs.
3) Le travail de réseau au sein de l’administration
Un troisième type de réseau mérite d’être développé afin de mieux répondre aux besoins des personnes souffrant de problèmes de santé mentale.
Il s’agit du travail de réseau qui doit se développer avec les services déconcentrés de l’Etat, les Conseils Généraux et au sein de l’administration centrale.
En effet un travail de réseau, des actions transversales, sont indispensables pour favoriser la naissance de réseaux locaux et pour les aider à se développer.
· Dans les départements, il serait souhaitable que les DDASS jouent un rôle plus important et soient mieux associées comme partenaires par les différents acteurs dans un rôle transversal de coordination, d’animation de la réflexion et d’appui technique. Il faudrait que les DDASS ne soient plus vécues seulement comme une autorité de tutelle. Elles ont la légitimité pour donner du sens et renforcer la cohérence des politiques menées sur le terrain. Mais il faudrait aussi qu’elles apprennent à mieux accompagner les initiatives de manière souple et suffisamment rapidement.
· Il faudrait aussi que dans chaque département, les différentes instances de concertation et de planification ouvrent leurs portes et offrent une place aux problématiques de santé mentale. Soulignons à ce propos qu’ un projet de circulaire relative à l’évolution du dispositif de soins en santé mentale est actuellement en préparation. Ce texte prévoit d’inviter « le secteur psychiatrique, et notamment son service social, à participer aux instances de concertation et de décision instituées par les services de l’Etat, du département et des communes, en matière de logement et d’insertion sociale et professionnelle ». Ces instances sont nombreuses. Elles sont chargées notamment de l’élaboration des schémas départementaux de l’insertion, des CHRS, de la gérontologie, des handicapés, des résidences sociales, du plan départemental pour le logement des personnes défavorisées. De même, des liens devraient être établis dans l’avenir avec le comité départemental de coordination des politiques de prévention et de lutte contre les exclusions, instance prévue par la loi du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions
· Enfin il serait nécessaire qu’un effort de travail en réseau soit également développé entre la Direction Générale de la Santé, la Direction Générale de l’Action Sociale et la Direction de l’Hospitalisation et de l’Organisation des Soins, sur tous les thèmes concernant la santé mentale et bien entendu le service social hospitalier.
En guise de conclusion, je reprendrai un propos de Jean-François BAUDURET «Il convient d’insister sur le fait que la réinsertion ou l’insertion sociale du malade mental est un métier que la psychiatrie doit partager avec d’autres et que les autres acteurs doivent partager avec la psychiatrie c’est ce qui fait toute la difficulté mais aussi tout l’intérêt de ces actions pluridisciplinaires qui visent à rétablir un lien social et une cohésion accrue de notre société dans le cadre de véritables réseaux coordonnés de santé mentale. »
cadre socio-éducatif-CH Le Vinatier BRON (69)
président du Groupe d’Etudes et de Recherches sur le Service Social en Psychiatrie
membre du Comité Consultatif de Santé Mentale
membre de la Mission Nationale d’Appui en Santé Mentale