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Les rapports Piel-Roelandt et Kouchner

les nouvelles frontières de la psychiatrie ?


Frank Drogoul


Cinq ans après le rapport Massé qui prônait l'implantation de la psychiatrie publique dans les hôpitaux généraux, et qui appelait au " dépassement du secteur " et à l'ouverture de structures intersectorielles (officiellement autonomes dans leur choix des malades et dans la durée de leur prise en charge) et reprochait, entre autres choses, à la gratuité des consultations psychiatriques en dispensaire d'être moteur de chronicisation, le nouveau rapport est arrivé. Les docteurs Éric Piel et Jean-Luc Rœlandt le cosignent.

Les " italiens " au ministère Les rapports sont ce qu'ils sont : directives de " professionnels " devenus un ou deux ans " experts " auprès du gouvernement… avant d'être remerciés par une place de médecin-chef dans le secteur de leur choix.
Les gouvernements respectifs en font à leur guise. Pour parler prosaïquement, ils gardent ce qu'il veulent bien garder ou s'assoient dessus, surtout si la majorité parlementaire change entre temps, comme ce fut le cas de l'avant dernier rapport, le rapport Demay.
Mais la machine étatique, rapport après rapport, avance dans une direction bien définie depuis quelques années, celle de la " maîtrise " des dépenses de santé, qui passe nécessairement par la fermeture de places hospitalières, étant donné que les innovations scientifiques indispensables à la médecine moderne en accroissent naturellement le coût : la psychiatrie représentait, il y a encore dix ans, un tiers des lits hospitaliers en France et approche à grand pas vers la proportion d'un cinquième. On comprend que, dans cette optique, tout rapport qui préconise la fermeture de lits sera au moins suivi sur ce point. On comprend alors pourquoi le " mouvement italien ", censé être défendu par l'aile " gauche " des psychiatres, se retrouve autant représenté au ministère qui pourtant n'aime guère, en général, choisir des experts au profil gauchiste ou néo-gauchiste.

Ce coup-ci, avec Éric Piel, revient en force le débat qui fit rage il y a maintenant trente ans entre les psychothérapeutes institutionnels et les psychiatres " italiens ". Ces seconds, accusant les premiers de n'avoir rien fait pour supprimer la pratique asilaire depuis leurs premiers écrits dans les années cinquante, défendaient la radicalité de la loi italienne pour laquelle l'asile n'est pas transformable : seule sa fermeture pure et simple peut ouvrir des perspectives déségrégatives aux patients psychotiques.
Pour rappel, à l'époque, l'essence de la psychiatrie était encore la psychose !

Ma lecture de ce rapport et cette tentative de réponse se trouvent d'autant complexifiées que j'ai rencontré Éric Piel il y a maintenant presque vingt ans lors de ma première expérience en psychiatrie. J'ai toujours maintenu une grande estime de son contact humain. Nous avions également gardé tous deux de cette époque une amie commune, Françoise Gibard, décédée l'an dernier. Je dois à Françoise d'avoir poursuivi le début de ma spécialisation en psychiatrie à la clinique de La Borde. Longtemps infirmière de secteur avec Éric Piel, Françoise est retournée ensuite quelques années dans cette clinique où elle s'était formée au sortir de son école d'infirmière psychiatrique, puis est retournée à Paris où nous avons alors retravaillé ensemble durant sept ans dans un secteur parisien. J'étais responsable du foyer de post-cure qui partageait ses locaux avec le CMP et l'hôpital de jour dans lesquels Françoise officiait.

De par notre formation commune - la clinique de La Borde et la pratique du secteur psychiatrique - nous avions cultivé une complicité amicale et professionnelle sans faille dans les différentes prises en charge, communes ou non, de sujets souffrants psychiquement, ainsi que dans l'élaboration de projets institutionnels toujours articulés sur les difficultés rencontrées dans ces prises en charge. Reprendre ce débat sur les divergences théoriques que nous avons très vite eues avec Éric Piel réveille donc des souvenirs délicats qui rendent difficile une réponse à un texte nécessairement administratif de par sa commande.

C'est pourquoi je ne reprendrai pas ici le rapport d'Éric Piel et Jean-Luc Rœlandt, que chacun peut lire sur le site Internet Serpsy , avec en prime des articles réponses globalement solidaires. En effet, mes divergences de fond avec l'optique de ce rapport m'obligent à tragiquement penser ce débat comme historiquement révolu, à l'image de cette époque où cette réflexion aurait pu se faire avec Françoise.

Le secteur hier et aujourd'hui, un sens différent ?
Pour revenir à la saga italienne de la loi 180, il ne faudrait pas oublier que les acteurs de Trieste avaient face à eux des dizaines d'associations " ouvrières " prêtes à soutenir, échanger, accueillir les malades et leurs coopératives. Rappelons-nous que les années 60 et 70 furent celles de la relative aisance dans les pays occidentaux ; ce fut une période où s'affichaient des perspectives - ou en tout cas des prétentions - progressistes dans nombre de pays du tiers monde ; plus près de nous la confluence des grandes luttes ouvrières avec la radicalisation de la jeunesse que symbolise mai 68 faisait espérer un monde moins autoritaire et plus solidaire.
Dans ce contexte, les thérapeutes institutionnels en France s'opposaient aux abus des administrations, essayaient de faire vivre les salles aux pas perdus, ont ouvert des structures extra-hospitalières, ont créé des liens avec les différents partenaires sociaux. Pour en avoir quelques exemples concrets, il suffit de lire le livre de Pierre Delion Psychose toujours, publié en 1984 ; relatant une expérience de secteur dans les années 70, cet ouvrage donne la mesure de ce que vers quoi tend la psychothérapie institutionnelle. L'inertie des traditions asilaires et les réticences des administrations ont découragé, dénaturé de nombreux projets, dont très peu ont donc pu aboutir. Mais à cette époque, tout médecin-chef qui voulait vraiment construire un espace collectif capable d'accueillir les sujets en errance pouvait largement commencer la besogne. La grande disparité de dotation entre les secteurs date de ces années-là.

La diminution des lits put être salubre pendant ces trente glorieuses, car avant l'ouverture du secteur, soigner passait par l'enfermement. Mais tout mot d'ordre ne prenant sa réelle signification que dans son contexte, quarante ans plus tard, ce même processus revêt une toute autre signification.
On voit ce phénomène à l'œuvre dans la diminution du temps de travail, qui, tout en étant une aspiration juste devant les progrès de la productivité, peut se retourner contre les salariés selon la façon dont elle est appliquée. Alors que la loi des quarante heures fut votée en trois jours sous la poussée des grèves de juin 36, les trente cinq heures des lois Aubry, plaquées d'en haut par une décision politique et même politicienne du gouvernement en période de démobilisation/démoralisation, se soldent essentiellement par une remise en question des " avantages acquis " : généralisation de la flexibilité et annualisation du temps de travail décidées par le patronat en fonction des nécessités de sa production, décomptage des pauses, du temps d'habillage, etc., hors du " temps de travail effectif ". De plus, ces lois n'imposent aucune obligation d'embauche et le tout est arrosé de telles subventions que le ministère voulut même piocher dans la cagnotte de la Sécurité Sociale, qui, à force de réduction des remboursements et avec la légère reprise économique du début de l'année 2001, se retrouvait momentanément en excédant.
Pendant ce temps, dans les hôpitaux, la RTT (Réduction du Temps de Travail) s'avère inapplicable, sans que les réunions, les ateliers avec les patients, etc. - trame essentielle de la psychiatrie -, se voient éclipsées par l'augmentation des demandes et les tâches techniques incompressibles. Au vu du nombre dérisoire de postes promis sur trois ans, qui dans bien des endroits sont même inférieurs aux départs en retraite, par quel miracle peut-on parler de progrès social ?

Ignorant ce changement d'époque, les partisans des restructurations hospitalières telles qu'elles se font actuellement ne s'exposent à aucune affliction personnelle, léguant aux générations futures le retour de leur refoulé.
A contrario, les " asilaires " que nous sommes ressentons comme une trahison le bradage des lits hospitaliers et leur transposition fantomatique au cœur de la cité, et osons faire ces " demandes paradoxales de réouverture de lits dans les secteurs ", comme le regrette ce rapport (p. 34). J'inclus dans ce " nous " la mouvance de la psychothérapie institutionnelle, et plus particulièrement les différents soignants qui se retrouvent chaque troisième mercredi du mois à Sainte-Anne, de cinq à sept, avant le séminaire de Jean Oury, où sont ressaisies les difficultés rencontrées dans nos lieux de soin ; nous y tentons de former un groupe de " contrôle institutionnel ", boussole de navigation minimale pour affronter les tempêtes institutionnelles locales.
Les temps ont changé, ne l'oublions pas.

L'ère de la ségrégation
Lucien Bonnafé s'amuse à partager la psychiatrie contemporaine en trois âges. L'âge de la " fée électricité ", l'âge de la " chimio-psychiatrie " et actuellement le début de l'âge de la " bio-psychiatrie ".

La " fée électricité ", tire son nom des électrochocs, presque la seule thérapeutique connue pendant longtemps en dehors des révolutions pinélienne puis freudienne. Mais la pratique asilaire et médicale a donné à cette époque ses plus noirs souvenirs traumatiques d'électrochocs faits à la file devant les autres malades sans respect aucun de l'intimité de chacun, au point que cette pratique est encore interdite dans nombre d'équipes de secteur, faisant regrettablement fi de son intérêt thérapeutique certain.

La " chimio-psychiatrie " commence avec le Largactil, en 1952. C'est tout ce qui avait été fait avant l'ère des neuroleptiques qui aura alors tendance à être occulté, refoulé. " Ils veulent faire oublier ce que nous avons fait avant l'aire de la chimiothérapie " aime à répéter Lucien Bonnafé. La disparition de quartiers d'" agités " ou d'" incurables " a en effet été possible avant l'arrivée des neuroleptiques par un long travail contre l'aliénation institutionnelle consécutive à la gestion asilaire. Il suffit pour cela de se remémorer l'expérience de Saint-Alban, expérience unique, débutée en pleine seconde guerre mondiale, laboratoire à l'origine de la psychothérapie institutionnelle et de la psychiatrie de secteur.

Avec la " bio-psychiatrie ", on assiste à une régression sans précédent de l'abord relationnel de la psychiatrie. Selon cette nouvelle idéologie, les troubles mentaux sont essentiellement causés par des défauts de sécrétion biologique, voire des défauts génétiques ; on peut toujours essayer de les traiter d'une façon humaine, démocratique, mais la solution ne sera trouvée qu'à travers les progrès de la Science… voire par l'eugénisme dont elle risque d'être la caution. L'incertitude fondamentale, reposant sur le fait que tout observateur modifie l'observé, est écrasée dans la méthodologie de la bio-psychiatrie. De plus, cette fascination pour l'inné facilite la démobilisation pour modifier les conditions d'existence.
Ainsi, quoi que préconise le rapport Piel-Rœlandt (cf. les propositions sur la formation des psychiatres, p. 69), la machine dite scientifique est en marche, en commençant par la révolution diagnostique qu'est désormais le DSM IV en dehors duquel aucune publication n'est plus reconnue " scientifique ", c'est-à-dire digne d'être retenue comme élément de recherche sur les maladies mentales. Le rapprochement de la psychiatrie dans la médecine continuera (et les auteurs de ce rapport le demandent), la formation des psychiatres restera quasi totalement aux mains des universitaires, ceci quels que soient les vœux de nos experts auprès du ministère. Nous sommes soumis à une évolution historique qui nous surdétermine. Et à l'orée du XXIème siècle, c'est elle qui rend compte de l'apparition des " nouvelles pathologies ", qu'elles soient sociales - les pathologies des exclus, des réfugiés, la toxicomanie -, ou individuelles - les pathologies de l'homme " postmoderne ", en opposition à l'homme moderne défini par Lacan qu'étudient chacun d'un point de vue différent, le groupe autour d'analystes tels Jean-Pierre Le Brun (Un monde sans limites (1) ) ou Jean-Jacques Rassial (Le sujet en état limite (2)), un sociologue tel Alain Ehrenberg qui travaille sur l'addiction et la dépression (La fatigue d'être soi (3) ), ou Michel Houellebecq, romancier de l'état pitoyable de la psyché des quadra occidentaux contemporains.

Que ce soit l'isolement terrible des individus perdus dans des villes anonymes et soumises au matraquage permanent du " marché ", les guerres nationalistes qui érigent un mur de haine au sein de populations de plus en plus interpénétrées jusqu'aux années 80, le renouveau religieux dans les pays du tiers-monde sous la houlette de groupes intégristes le plus souvent créés de toute pièces dans les années 70 par les puissances occidentales, ou la montée des idées xénophobes dans les pays occidentaux au fur et à mesure que l'écart des richesses s'accentue, tout nous porte à constater que nous entrons à grande enjambées dans une période de refus de l'autre, du différent.

La ségrégation, c'est le partage des populations en fonction de leur " petite différence ". La question est donc de savoir si la logique actuelle de tri entre les patients psychotiques - entre ceux qui nécessiteraient des soins psychiatriques (nécessité, de plus, en permanence réinterrogée) et ceux qui peuvent désormais rejoindre le camp anonyme des handicapés vivant ainsi en " citoyen " leur handicap - n'est pas simplement une des multiples formes de l'idéologie ségrégative.

Le transfert contre la ségrégation
La psychothérapie institutionnelle, ou sa forme juridique qu'est la psychiatrie de secteur, luttait contre cette ségrégation. Alors que les structures extra-hospitalières furent montées en collaboration avec les différents acteurs sociaux de la cité, elle n'omit pas de bouleverser l'organisation des asiles en imposant l'hétérogénéité des pathologies - garantie pour éviter le tri toujours menaçant des bons malades moins lourds et des autres - et cultivait les passerelles pour favoriser la continuité de prise en charge des patients les plus fragiles ou dissociés.
Peut-être que les visibilités pratiques ne furent pas nombreuses. Peut-être en reste-t-il encore moins aujourd'hui. Mais les auteurs de ce rapport ne se sont même pas donné la peine de s'y arrêter dans leur tour d'Europe. En revanche, si la ségrégation asilaire n'a pas été éradiquée pendant les 30 premières glorieuses de la psychiatrie de secteur, tout semble converger de nos temps vers une ségrégation plus sournoise.
Il y eut le découpage de la médecine en urgence, court, moyen et long séjour, selon lequel la psychiatrie est devenue une spécialité de court séjour ce qui n'a pas manqué de réjouir les tenants des " centres de crise " ; puis le rapport du docteur Massé signa l'entrée de la psychiatrie dans l'hôpital général, chose que ce nouveau rapport préconise également afin de pouvoir en dégager la " santé mentale " dans la cité. La bio-psychiatrie, par nécessité structurale, se doit de mettre de côté les malades " stabilisés " par la chimio-psychiatrie, mais pour lesquels la science positiviste ne peut plus rien faire d'autre. Le DSM vient officialiser la mise à l'écart du transfert dans la rencontre qui va conduire au diagnostic. Il offre désormais la croyance en des symptômes morbides scientifiquement diagnostiqués - l'idéal orwellien étant le questionnaire que le patient remplit tout seul -, pour lesquels les laboratoires s'empressent de proposer une réponse chimique. Une nouvelle génération de psychiatres est en train de naître, formés au diagnostic " scientifique ", ceci après la disparition des infirmiers(ères) en psychiatrie.

Mais désormais la faculté n'est plus la seule à trier ses malades. Il n'y a pas un hôpital psychiatrique dans lequel la nouvelle répartition des patients en fonction de leur pathologie plus ou moins aiguë ne se fait pas. Dans les différents projets de reconversion des sites hospitaliers, celui qui fait quasiment toujours l'unanimité des différents protagonistes des organes de cogestion - administratifs, élus locaux, syndicats de personnel et comité médical - est l'ouverture d'au moins un pavillon de " polyhandicapés " - ou autre terminologie locale - dans lesquels nous savons tous que l'on envoie des patients schizophrènes qui ne vivront pas mieux, au contraire, dans ces structures sous-médicalisées, au taux d'absentéisme professionnel révélateur... Et ce n'est hélas pas leur ouverture ailleurs que sur les sites hospitaliers, comme le demandent les auteurs de ce rapport, qui sera la garantie que ces lieux d'exclusion soient moins sordides.

L'alibi démocratique
Le plus effrayant dans l'accentuation planétaire des mécanismes ségrégatifs, est son camouflage " démocratique ". Le continent africain, ravagé par les bandes armées et le SIDA, vit - paraît-il - enfin dans l'ère démocratique ! Un peu partout (et l'ex-Yougoslavie en est un exemple) le prétendu droit des peuples à disposer d'eux-mêmes qui sert d'habillage démocratique aux grandes puissances, s'est traduit par des millions de réfugiés chassés par des politiques xénophobes ou ethniques. Et la disparition de l'asile par l'ouverture de petites structures hospitalières dans la cité telle qu'elle se fait aujourd'hui s'affuble de noms progressistes, tel " la Révolution psychiatrique à Paris " comme le titrait Libération l'an dernier à propos de la décentralisation de Maison-Blanche.
Pourtant, nulle part cette " révolution " ne s'est faite sans la déportation d'un nombre non négligeable de " chroniques " dans le médico-social. Même les secteurs qui disent n'avoir pas perdu de lits, car ces derniers avaient déjà bien diminué grâce à une " politique de secteur dynamique ", cachent discrètement qu'ils ont fait l'écrémage en sous-main. Ici, c'est la fermeture brutale d'un foyer de patients dépendants - mais qui, grâce à ce lieu, pouvaient circuler dans les différents lieux d'accueil du secteur. Là, sans s'en vanter, on avait déjà séparé les pavillons en entrants et chroniques - jamais appelés de la sorte, bien entendu -, ou, comble de l'illusion, on avait même parfois désectorisés les pavillons de chroniques, et on oublie de les compter lors du déménagement, sauf localement pour jurer ses grands dieux que l'on continuera, avant de les fermer, à y faire de la psychiatrie " active ", voire, ô ironie, de la psychothérapie institutionnelle. Ailleurs, s'en suivit une scène ubuesque lors d'une rencontre à la mairie pour défendre un projet d'implantation de lits de psychiatrie en CHU sur le secteur. Ce projet demandait l'ouverture de cent lits dans un CHU limitrophe de l'arrondissement, soit 25 lits par secteur alors qu'il y en avait 75 à " l'asile " ; était convié la " société civile ", à savoir les usagers et leur famille, bien que, signe révélateur, il n'y eut aucun patient des secteurs organisateurs de la rencontre ; un retraité y prit la parole pour faire part de ses rêves d'enfin pouvoir aller rendre plus facilement visite à sa fille, autiste vieillie vivant à l'hôpital psychiatrique depuis dix ans ! À force de jouer à la méthode Coué, les soignants responsables de ce projet et de cette rencontre avaient " malencontreusement " oublié d'informer ces parents que leur fille ferait partie des déchets de la " révolution psychiatrique ".

Handicapés, trop handicapés…
Sur quels critères s'effectue ce nouveau partage ? Découpé en deux parties inégales, le plan même de ce rapport nous l'indique. En effet, avant que ne soient abordées les propositions concernant la psychiatrie, le premier chapitre de ce rapport porte sur la notion d'handicap et y fait ses premières propositions. C'est bien là où le bât blesse. On y glorifie la reconnaissance du " citoyen " handicapé, pour mieux cerner ensuite la population non handicapée qui nécessite une prise en charge par la " Santé mentale ".

Si les auteurs de ce rapport critiquent avec raison que " les professionnels de la psychiatrie répugnaient eux-mêmes à "enfermer les malades dans un statut d'handicapé" " (p. 21) lorsque la loi de 75 a été votée, aujourd'hui, les visites des " médecins experts " de la CPAM dans les lieux de soins psychiatriques, intra- comme extra-hospitaliers, se soldent toujours par une liste de " patients non adéquats ", c'est-à-dire de patients trop handicapés pour la structure de soin en question. Et corollaire, les administrations hospitalières demandent régulièrement dans leur plan de reconversion des sites le nombre de patients inadéquats aux unités de soins. Pourtant, si ce rapport défend nommément à plusieurs reprises la politique de secteur, il oublie que le principe du secteur, ou en tous les cas de notre mouvance de la psychothérapie institutionnelle, était d'ouvrir un espace de soin dans lequel les malades les plus dépendants ont droit aux mêmes attentions que les malades plus " légers ". En d'autres termes, nous partons du principe qu'un secteur qui met en place des institutions pour sortir de leur monde délirant ou autistique les patients psychotiques les plus gravement atteints, qui permet aux soignants du secteur quels que soient leurs statuts d'entendre au mieux la demande des patients les plus régressés, ce secteur, donc, a alors à sa disposition des outils remarquables pour entendre la souffrance des patients plus " légers " ou en " détresse sociale ".
De plus, si nous avons accueilli favorablement la loi de 75, c'est qu'enfin une instance juridique offrait des revenus minimaux aux malades mentaux (l'Allocation Adulte Handicapé) autrement totalement dépendants de leur famille, elle-même bien souvent trop démunie pour pouvoir leur offrir une vie autonome ou simplement décente. On nous demande aujourd'hui d'en payer la note en mutant d'office de la psychiatrie au médico-social nos handicapés, trop handicapés…

Si on ne sent pas l'importance de cette vision de la psychiatrie, ce rapport peut avoir de bonnes choses… De bonnes choses peut-être - et encore, comme nous le verrons plus loin - mais seulement pour les malades qui garderont la chance d'être reconnus comme " malades pas trop handicapés ", ceci quelles que soient les belles phrases que l'on peut écrire ou dire. Car quoiqu'en disent les auteurs de ce rapport, on ne peut comparer la schizophrénie au diabète.

Ainsi écrivent-ils : " Les champs social et médico-social doivent prendre leur responsabilité pour le volet social de la trajectoire de ces personnes (les patients), et les professionnels de la psychiatrie doivent, après élaboration de projets de soins personnalisés, passer progressivement la main aux acteurs sociaux, et ce de plus en plus complètement pour la plupart des personnes. Cela suppose que l'on cesse de considérer qu'une personne présentant des troubles mentaux est totalement identifiée à ces troubles. Un "psychotique" par exemple, est une personne présentant des troubles mentaux de la série psychotique, de même une personne "diabétique" ne peut se réduire à ses troubles insuliniques ou Beethoven à sa surdité. " (Cette dernière phrase est même écrite en gras à la page 82 du rapport.) Cette comparaison est une hérésie, pour la simple raison que la maladie mentale est une pathologie du lien social, et qu'un patient " stabilisé " l'est grâce à divers liens transférentiels indispensables au maintient de cette stabilisation. Si on décide alors qu'il peut partir vivre sa schizophrénie comme tout autre handicap, on induit le phénomène actuel, jeu de tourniquet des hospitalisations en urgence, trop souvent faites dans la violence, symptôme de leur psychiatrie moderne conduisant au découragement les équipes. À l'autre bout, la dégradation rapide des " chroniques asilaires " après leur transfert en " institutions mieux adaptées à leur pathologie ", bouleverse maints soignants qui avaient investis un peu d'eux dans cette rencontre.

Pourquoi la psychothérapie institutionnelle
Dans la même ligne de pensée, Claude Louzoun et Jean-Pierre Martin écrivent, dans une lettre de réponse à ce rapport : " La psychiatrie a été souvent cantonnée ou s'est souvent réfugiée dans la spécificité de soigner les psychotiques, spécificité parfois revendiquée contre l'idée même de psychiatrie ouverte aux questions des souffrances psychiques communautaires. L'expérience montre que les résultats sont limités. La prise en charge de la psychose doit donc être pensée hors des CHS. Il est d'ailleurs étonnant de constater que le rapport d'étape est peu argumenté sur ce plan. Il nous semble nécessaire d'étayer une politique de santé mentale en repensant les approches de psychothérapie institutionnelle : lieux de vie avec des prises en charge de longue durée insérés à la vie sociale et culturelle, maisons communautaires, entreprises intermédiaires comme celles de L'Atelier du Coin (Monceau les Mines), de XIII Voyages, d'Agapes (Corbeil), participation aux programmes européens... " (5)

Au contraire nous persistons à considérer que la spécificité de la psychiatrie réside dans le fait psychotique, ce qui la sépare également de la médecine telle qu'elle est découpée aujourd'hui, et si le " passage à la santé mentale " s'adresse effectivement aux " questions des souffrances psychiques communautaires ", il est trop souvent rendu difficile, voire même impossible, pour de nombreux patients psychotiques, surtout les schizophrènes, du fait même de leur faille structurale. La psychiatrie se doit, dans cette optique, de présenter des lieux moins aliénants que ceux du groupe social où le patient fait symptôme, afin de l'aider à re-habiter un espace, espace de transfert, espace du dire (6). La seule garantie que cet espace ne soit pas trop aliéné consiste à l'ouvrir sur la cité, sur d'autres espaces sociaux, chacun venant enrichir l'autre.
Le paradoxe repose sur le fait qu'en construisant cet espace institutionnel qui tente d'accueillir les schizophrènes perdus dans le nulle-part, on offre une multitude d'outils pour aider dans les cures de patients moins lourds, trop souvent renvoyés dans leur solitude chez un thérapeute en ville, ou vers les services sociaux qui eux aussi affectionnent de passer la main.

Démocratie formelle et démocratie concrète
La question du " handicap " - plus centrale qu'on ne le croit - une fois posée, débutent les différents axes du rapport en commençant par les usagers et leur famille - il y est souligné que l'on veut leur octroyer plus de pouvoirs démocratiques (p. 24) -, pour ensuite présenter les changements nécessaires dans les administrations (p. 31), chez les professionnels (p. 65) et face aux acteurs sociaux (p. 78) ; tout ceci devant aboutir la naissance de la psychiatrie du XXIème siècle qui consistera à " mener la politique de sectorisation à son terme : passer de la psychiatrie à la santé mentale ".
Éric Piel et Jean-Luc Rœlandt insistent notamment sur le fait que " la participation des usagers à chaque étape de l'élaboration des stratégies thérapeutiques (quelles que soient les techniques de soins) sera l'un des moteurs les plus importants du changement de la politique de soins en santé mentale ". (p. 25)

C'est également au début de ce chapitre que la psychothérapie institutionnelle est abordée en reconnaissant qu'elle " avait commencé, en son temps, à donner la parole aux malades, dans l'objectif de leur permettre l'accès à une identité effacée par le gommage asilaire. […] Ce mouvement s'est trop souvent arrêté aux murs des hôpitaux psychiatriques, mais aussi des hôpitaux généraux. Les usagers, eux, tentent toujours de sortir de ces murs qui ont pris des formes trompeuses. Dehors, en effet, leur parole n'est-elle pas trop souvent confinée dans le cadre restreint intime et privé des psychanalystes et autres psychothérapies ? " (p. 24)
La lutte contre les préjugés sera ainsi un axe central de la nouvelle organisation des soins que souhaite ce rapport, mais l'exemple de lutte utilisé pour illustrer leur propos exhibe la franchise de l'ancien Premier Ministre de Norvège qui a eu le courage de suspendre ses activités quelque temps en avouant souffrir d'une dépression…
" Un exemple pour le monde entier ? " en concluent les auteurs (p. 28). Mais n'a-t-on pas surtout ici un effet de l'ère de la biopsychiatrie qui rêve de faire sortir la dépression de la psychiatrie pour en faire une maladie respectable, biologique et même souvent génétique ? Rien ne nous protège d'une évolution vers une réhabilitation de la dépression avec, dans le même mouvement, une accentuation du rejet de l'autre, le " fou " revêtant l'aspect des figures inquiétantes que sont la dangerosité ou l'exclusion sociale.

L'agent-chef de l'État en la matière, Bernard Kouchner, reprend à son compte, entre autres choses, la nécessité démocratique à reconnaître des droits nouveaux aux usagers et leurs familles. Ce thème nous est servi à tellement de sauces qu'on se demande qui reprend l'idée à qui. Nous avons même un " Parlement des enfants ", et des " Conseils de la vie lycéenne " dans les établissements scolaires. Pourquoi pas ? Cela ne fait pas de mal tant qu'on ne se leurre pas sur les pouvoirs octroyés à ces tribunes " citoyennes ".
L'usager au centre d'un dispositif à rénover est le titre du rapport Kouchner, tout comme L'élève au centre du système scolaire est celui du rapport Mérieux commandé par Claude Allègre.
Ainsi fleurissent partout les " règlements intérieurs " distribués aux patients dans les salles d'attentes des CMP ou dans les services hospitaliers… Les auteurs de ce rapport nous invitent à aller plus loin, soit ! Mais pourquoi diable oublient-ils que la psychothérapie institutionnelle ne consiste pas seulement à donner la parole aux malades mais aussi - et c'est bien son apport majeur à la psychiatrie - à permettre que l'argent devienne une fonction subjectivante et non pas infantilisante sur le mode d'un don maternel qui ne supporterait pas l'émergence du désir ? Lacune grave. Preuve de la démagogie de tels propos, ils continuent à ignorer les " clubs thérapeutique ", ou plutôt la " fonction Club ", seule à offrir des lieux de parole aux malades et aux soignants pour traiter l'" économique institutionnel ".
On comprend bien dès lors pourquoi les administrations, dans leur besoin de maîtrise, étouffent les trop rares clubs thérapeutiques existants, en déplaçant autoritairement les soignants, en coupant leurs subventions et en les soupçonnant en permanence d'avoir une gestion peu rigoureuse, voire de détourner les fonds publics…
La circulaire du 4 février 1958 offre depuis quarante cinq ans un pouvoir potentiel important aux équipes soignantes et aux malades à travers le budget des comités hospitaliers. C'est en ce sens que depuis longtemps des équipes demandent à ce que l'argent des ateliers, du pécule, des voyages thérapeutiques, des appartements subventionnés, etc., soit versé aux clubs thérapeutiques, et non pas gérés en haut lieu anonyme sur le mode sadique-anal, quand ce n'est pas pire. Et il est certain qu'Éric Piel et Jean-Luc Rœlandt ne sont pas opposés à cette remise en question de l'opacité gestionnaire des directions des hôpitaux. Le rapport épingle en effet à plusieurs reprise l'abus de pouvoir trop fréquent des directions hospitalières. Mais pourquoi donc les rapporteurs oublient systématiquement de proposer des modalités pratiques pour faire appliquer cette fameuse circulaire ! Que faire, après ce rapport, devant la réalité des pouvoirs des administrations dans la gestion des activités sectorielles ? Quel pouvoir nos experts pourront nous garantir devant les décisions arbitraires qui sont en progression parallèle à celle des augmentations des prises en charge et de la fonte des effectifs soignants ? En décembre, les régies loisirs et ergothérapiques d'un établissement parisien ont été tout simplement supprimées, sans appel possible ! Pourtant il y a des organes de concertation : la CME, la CTE, les fédérations de secteur… cause toujours va, gros nigaud !

La saga de la clef
Et pour ceux qui sont assez crédules pour croire que, dans les petites structures éclatées, le dictat anti-thérapeutique des administrations cessera, l'anecdote suivante nous donne la mesure de ce qui nous attend… Cela se passe dans une superbe clinique délocalisée au centre de deux secteurs de psychiatrie générale. Se trouvent sur place une soixantaine de lits dans un blockhaus fermé à double tour et aux couloirs étriqués. Il n'est même pas possible de passer d'un étage à un autre ou d'accéder à la cafétéria du dernier étage sans la clef. Avant l'installation de la psychiatrie s'étaient trouvés en ces lieux une maternité, puis un centre de soins palliatifs pour malades en fin de vie ; vous imaginez la taille des salles de réunion… Et voici ce qu'en dit un médecin de garde :
" Si une nuit les infirmiers ont besoin d'un médicament, ils font appel au médecin de garde, puisque seuls peuvent avoir accès à la pharmacie un médecin ou un pharmacien.
Les infirmiers donnent au médecin une enveloppe cachetée à la cire. Cette enveloppe contient un code secret qui change tous les jours. Le médecin, muni de cette enveloppe, se rend dans la chambre de garde. Sur le mur de la chambre de garde est accrochée une boîte métallique dont seul le médecin de garde a la clef. Dans la boîte métallique se trouve un crochet. Sur ce crochet est accrochée la clef de la fameuse pharmacie.
Une fois la clef de la pharmacie extraite de ladite boîte, un système électronique se met en route, et le médecin dispose d'un temps limité pour venir raccrocher la clef sur le crochet (le crochet est sensible au poids de la clef). Si le médecin dépasse le temps alloué - je ne m'en souviens plus, mais mettons 1/2 heure - le système étant relié au site hospitalier, une alarme y sonne - disons à 30 km de la clinique - et le pharmacien chef en est immédiatement averti.
Muni de la clef, le médecin de garde, alias James Bond 007 le retour - épisode 19 - descend au sous-sol de la clinique, passe plusieurs portes jusqu'à se trouver devant la porte de la pharmacie. Là, il tape le code, se dépêche de prendre le ou les médicaments requis ; inscrit sur un registre prévu à cet effet le détail de ses retraits ; sort le plus vite possible de la pharmacie, remonte dare-dare fixer la clef sur son crochet, referme la boîte métallique avec la petite clef ; puis il va donner à l'infirmier le précieux médicament ainsi que le code secret réintroduit dans l'enveloppe - que l'infirmier range dans un endroit prévu à cet effet.
Si le médecin et l'infirmier ne se sont pas alors autodétruits, ce dernier pourra dispenser au malade les bons soins fidèles à la prescription dûment rédigée et signée par le médecin prescripteur. Bien entendu, lorsque la question est posée aux PH ou aux médecins chefs, pourquoi ont-ils laissé se mettre en place un système aussi fou, chacun renvoie la faute sur le pharmacien-chef qui serait, disent-ils, plus ou moins paranoïaque. Le pharmacien-chef est-il seul décideur face à l'administration et aux médecins dans cet hôpital ? "

Le problème récurrent en psychiatrie est d'éviter que les administrations, dans leur logique gestionnaire, n'oublient pas qu'elles sont au service des soins. Dans ce sens, loin de nous de vouloir opposer " associations de famille " et " clubs thérapeutiques ", mais nous regrettons seulement que leur articulation soit totalement ignorée et que l'appel à plus de droits donnés aux associations (surtout quand elles sont bénévoles) ne vienne trop souvent remplacer la culture minutieuse, au jour le jour, de la forme de démocratie que sous-tend la fonction club.

C'est autour de cette question que porte nos divergences avec Éric Piel et les promoteurs de la psychiatrie " italienne ". La fonction club, en même temps qu'elle traite l'aliénation sociale, s'adresse au transfert ; elle remet en question les clivages institutionnels, pour favoriser les rapports de " transversalité " (que Félix Guattari définit en opposition aux relations verticales de la hiérarchie classique et horizontales des territoires corporatistes ou de la misère des salles aux pas perdus ou du métro) ; elle institue des instances de responsabilité dont peuvent s'emparer des sujets souffrants que la psychose et l'asile infantilisent ; elle offre une multitude d'occasions relationnelles en favorisant les relations complémentaires autour d'objets institutionnels ou de moments collectifs ; bref, tout en luttant contre l'entropie aliénante qui guette en permanence les lieux de la folie, mais aussi les lieux d'accueil social de la précarité, elle favorise les occasions de rencontre. Il suffit d'avoir été dans une cafétéria intra- ou extra-hospitalière, gérée par les patients avec l'aide des soignants pour prendre conscience du changement que cela introduit dans la qualité de l'ambiance et par contrecoup dans la relation à l'autre, quelque soit son statut. Il suffit d'avoir participé une fois au compte rendu financier d'un club thérapeutique intra- ou extra-hospitalier pour prendre la mesure des changements symptomatologiques de certains patients - et même souvent soignants - investis dans l'activité. Il suffit d'entendre l'équipe de Landerneau quand elle relate les rencontres régulières du club avec les gérants de tutelle de la ville, pour comprendre la dynamique qu'un club thérapeutique peut instaurer dans la cité… Ce type de fonctionnement institutionnel s'oppose au jour le jour aux situations aberrantes que chacun, autrement, rencontre dans un isolement quasi total. Si les clubs thérapeutiques étaient conviés à participer aux " règlements intérieurs ", il s'y lirait un peu moins d'âneries.

Dans les rares endroits où la place du club a pu atteindre une importance suffisante, aucun projet institutionnel ne peut s'élaborer sans devenir pour des mois le centre des discussions, votes, et surtout processus de fantasmatisation d'un futur dans la cité. Si les projets d'implantation des lits au cœur des secteurs tels qu'ils se font actuellement étaient discutés dans les différents lieux de parole et de décision d'un club, bien nombreux sont ceux dont on renverrait la copie. Allez dire au secrétaire du club intra-hospitalier, qu'on avait favorisé à cette place pour le sortir de son apragmatisme, qu'il va être transféré dans un lieu de long séjour démédicalisé " mieux adapté à son handicap " ! Allez dire aux représentants d'un foyer qu'ils vont devoir se trouver dans le mois une chambre en ville ou un autre lieu hors du secteur pour les plus dépendants parce qu'on ferme leur structure de soin en contrepartie du déménagement des lits hospitaliers ! Et tout cela au nom de la fermeture de l'asile !

Du club… Et surtout du " Collectif "
Chaque époque a sa forme de démocratie. Dans la nôtre, celle d'un pays avancé qui entame le XXIème siècle, celle de la ségrégation insidieuse camouflée derrière l'idéologie scientifique et pseudo-sociale, on favorise le " cause toujours ". C'est toujours mieux que le " ferme ta gueule ". Mais cela n'empêche aucunement la dictature du " ferme ta gueule " de régner en maître, une fois la réunion annuelle ou trimestrielle close.
L'appel aux associations d'usagers, tout louable qu'il soit, semble oublier que le respect du malade passe surtout par cette organisation collective qui lui permet de se réinscrire dans le circuit de l'échange en s'appuyant sur les relations transférentielles qu'il tisse avec ses thérapeutes ou ses pairs. En dehors de cette démocratisation des lieux de soins que la fonction club aurait favorisé, les interventions des usagers militants risquent de se retrouver cantonnées à des interventions externes de dénonciation des abus, rôle nécessaire soit, mais trop souvent symptôme de l'écrasement du transfert, du fait même du dispositif socio-psychiatrique critiqué. Par nature le symptôme offre à voir, mais la réorganisation de la structure de base qui produit un symptôme passe nécessairement par un travail sous-jacent, invisible, dont les effets se remarquent toujours après coup si l'on se donne la peine d'écouter ce qui se dit au travers des plaintes.
Et le plus grave, quand la fonction club n'est pas travaillée dans un collectif, c'est que le collectif lui-même finit par disparaître. On garde des équipes, des soignants, des patients, mais il n'y a plus de Collectif - au sens où l'entend Jean Oury -, pour accueillir les sujets souffrants.

Faut-il rappeler que l'accueil de la souffrance psychique demeure l'axe central du travail en psychiatrie ? Et nous sommes là pour prendre sur nous un peu de cette souffrance afin que l'autre qui nous demande de l'aide puisse retrouver des repères, un monde habitable. A cet effet, la psychiatrie a développé toutes sortes de réunions, soignant-soignés, entre soignants, pour tenter dans l'échange avec l'autre de métaboliser ces parts de souffrance que le transfert induit. Le souci minimum se doit d'instituer des réunions plus restreintes dites " groupe de contrôle collectif ", " groupe de réflexion ", " groupe de stratégie ", " réunions de constellations "... Celles-ci devraient même concerner les agents de service dont la fonction est au centre de la vie quotidienne des patients, mais qui, de par leur statut, s'autorisent difficilement à prendre la parole en synthèse (quand ils y sont conviés, ce qui est de moins en moins fréquent, voire définitivement impossible quand le service " ménage " a été extériorisé, c'est-à-dire sous-traité au privé, ce qui devient désormais la règle). Elles permettent aux soignants investis dans le travail clinique et institutionnel, de parler de leurs errances, de leurs erreurs, de leur malaise dans des situations transférentielles massives ou compliquées, avec la garantie que la réponse du groupe n'empruntera en aucun cas le registre hiérarchique. La pratique de tels groupes nous a montré également qu'ils enrichissent les échanges en synthèse.
La souffrance mentale, attaquant le lien social, induit une solitude massive de nos patients sans restriction de pathologie. Bref, la tâche préalable à tout soin communautaire est de reconstruire avec eux un espace habitable car habité.

Aujourd'hui, face aux départs peu remplacés, chaque secteur grappille par-ci, par-là, sur le temps soignant pour la " psychiatrie de liaison " et bientôt pour créer les " équipes de soins à domicile mobilisées 24h/24 ", comme le préconise ce rapport. Mais si l'asile écrase toute émergence du " collectif ", il n'en est pas moins indispensable de commencer par le construire pas à pas, car c'est le seul moyen d'offrir un vrai espace d'accueil aux sujets en souffrance. Face à un patient, il peut bien entendu être utile d'avoir dans sa " boite à outils " institutionnelle une équipe de soins à domicile disponible 24h/24. Mais dans les conditions actuelles - qui risquent, en plus, de continuer à se dégrader pour un moment encore -, l'inflation des visites à domicile et des situations de crise auxquelles les centres d'urgences sont supposés répondre, sont à prendre, pour la majorité des patients qui s'y adressent, comme symptôme de l'absence de " collectif ". Car ce qui se joue de manière invisible dans un espace thérapeutique travaillé, va avoir un effet en deçà des dites " crises ". Grâce à ce dispositif, nous pouvons nous appuyer sur la partie saine des sujets souffrants pour bâtir avec eux un espace, espace de transfert, qui permet à chacun de se soigner et de soigner. Ce n'est pas parce que les psychiatres " italiens " ont fait des " vitrines " facilement médiatisables que le travail des équipes de psychothérapie institutionnelle n'en est pas moins indispensable, si l'on veut essayer d'éviter que les " structures alternatives " aient leur contrepartie, l'écrémage, toujours refoulé du discours.

Petite histoire institutionnelle
Le regrettable échec d'un projet de " boutique-restaurant-logements associatifs " du secteur où nous travaillions Françoise et moi situe - nous semble-t-il - assez bien le niveau de nos divergences avec les thérapeutes " italiens ".
Si nous n'avions pas encore de club thérapeutique - car les finances restaient encore entre les seules mains des soignants, eux mêmes totalement sous la coupe des états d'âme de l'administration -, la fonction club prenait forme, années après années. Devant le refus de l'administration d'ouvrir le centre de crise demandé par une partie des soignants - mode oblige ! -, nous avons proposé que le foyer du secteur ouvre un bar autogéré dans un coin de six mètres carrés de sa salle à manger utilisée aussi comme lieu d'ateliers et de réunions pendant la journée, CMP, centre de jour, foyer et bientôt CATTP occupant le même immeuble.

Six mois après l'ouverture de ce bar, chacun convenait, même les opposants antérieurs, que les états de crise avaient notablement baissé : le CMP n'était plus, pour beaucoup, le signifiant du " mal-être ". Avant la naissance du bar, les patients n'y venaient que pour des rendez-vous " thérapeutiques ", ou " pour discuter du projet social ", ou en état de crise. En dehors de ces actes techniques, ils n'avaient rien à faire là, sous risque de se chroniciser. C'est pourquoi les gens du jour n'avaient pas à " traîner " après 17h, et inversement pour ceux du foyer. C'est en effet pour résoudre ce symptôme institutionnel - les patients du foyer venant se " vautrer " trop tôt dans l'après-midi - qu'a germé cette idée de bar. Cette nouvelle institution a d'emblée joué un double rôle dans l'espace de soin : lieu d'accueil, de responsabilisation, et outil remarquable pour de lien institutionnel contre les découpages horaires et spatiaux des équipes.
La théorie de la psychothérapie institutionnelle n'est en fin de compte qu'un grand bazar riche d'outils hétérogènes, voire hétéroclites, favorisant la culture du lien et la lutte contre toute entreprise de clivage du collectif : lutte contre l'arbitraire hiérarchique qui déchaîne la destrudo - forme de la pulsion de mort au service du clivage, alors que la pulsion de mort bien cultivée est au service de la distinctivité -, mise en circulation des trois instances rôle-statut-fonction, liberté de circulation qui nécessite l'existence de lieux où aller et venir, constellations transférentielles…

Toutes les étapes du tissu institutionnel qui s'est ainsi bâti en dix ans s'est fait avec la collaboration d'un nombre croissant de patients. La comptabilité du bar a dynamisé l'atelier informatique qui a servi de stage de formation approfondi à de nombreux patients. Ce même atelier a permis que le journal du secteur s'étoffe. Les liens se sont tissés entre le groupe journal de l'intra-hospitalier et celui de l'extra-hospitalier. La cafétéria de l'intra-hospitalier s'est elle aussi institutionnalisée, en remplaçant lentement l'infirmière détachée dans ce lieu par les malades ; c'est toujours plus difficile pour la caisse. Des sorties de l'hôpital en ont été facilitées. Les appartements associatifs gérés de la même façon se sont ouverts à partir du foyer pour libérer des places afin de prendre de vitesse les injonctions administratives d'envoyer ailleurs les patients " trop lourds ", tout en favorisant au maximum la préservation des liens tissés.
Et c'est ainsi qu'un beau jour l'idée nous est venue de vouloir prendre le bail d'une boutique-maison à l'abandon, à cent mètres du dispensaire, qui pouvait, après travaux, loger cinq places d'appartements associatifs au premier étage et un restaurant-boutique culturelle au rez-de-chaussée. On a donc bâti un projet qui intéressait toutes les différentes instances du secteur : les deux équipes d'appartement qui commençaient à travailler ensemble, le CATTP, le foyer, les pavillons hospitaliers. L'administration nous a demandé une enquête de faisabilité. Une sociologue passionnée par la psychiatrie " italienne " s'est proposée moyennant de bons honoraires. Cela a pris des mois pour qu'au finish, à force de n'avoir pas de réponse de notre part, les loueurs trouvent d'autres clients…

Réinsertion à l'italienne contre travail institutionnel
Mais la crise institutionnelle a eu lieu avant ce déboire. Cette sociologue avait déjà fait une étude pour un projet similaire - pensait-elle ! - qui avait conduit l'ouverture d'un restaurant légèrement haut de gamme en banlieue parisienne. Le dogme de cette théorie de la réinsertion repose sur : " tout travail mérite salaire " ; les personnes envoyés à l'association sont payées, réapprennent à travailler en milieu professionnel, prennent de l'assurance, apprennent un métier pour enfin " sortir " de la psychiatrie en se faisant embaucher ailleurs.
De notre côté, les plus investis dans le projet voulaient juste offrir au " collectif thérapeutique ", en s'appuyant sur la fonction club, un nouvel espace tourné vers la cité. Nous avions chacun plusieurs patients en attente d'une fonction dans ce nouvel outil sectoriel. Le bar du dispensaire fermerait probablement ; comment refaire vivre le 17-19 heures du foyer, dont la lourdeur de l'ambiance avec la majorité des patients dans leur lit avait été une des multiples origines du projet bar ? Est-ce que quelques repas du foyer ne déménageraient pas là-bas un ou deux jours par semaine (surtout avec la pénurie de personnel) ? Et la gestion des appartements associatifs du secteur allait devenir une charge trop importante ; il fallait donc faire vite, mettre en place une gestion " club " des appartements. Un patient, Joseph, ancien médecin dont la névrose obsessionnelle alcoolisée avait ravagé la vie et dont la sortie signifiait retour à une solitude trop vite destructrice, nous paraissait l'homme de la tâche pour mettre en place une gestion rigoureuse informatisée. Son histoire institutionnelle est assez singulière. En effet, afin qu'il y ait assez de barmen chaque soir, les patients du foyer devaient s'inscrire un soir par semaine, secondés par un patient du secteur. De même, nous avions institué avec les patients logés dans les appartements associatifs à la sortie du foyer qu'ils viennent tenir le bar un soir dans la semaine, en contrepartie des services que l'association leur donne ; ce soir-là, nous profitions pour les inviter à manger gratuitement au foyer, s'ils le désiraient, mais chacun savait que cette invitation était suspendue à la tolérance de l'administration, qu'elle pouvait donc être interrompue à tout moment sans explication, ce qui n'est pas le cas dans les inscriptions dans la fonction club. Ce patient avoua un jour à son thérapeute, qu'il se sentait humilié, comme jouant à la dînette en servant au bar. Et bien, à la place, il a pris en main la gestion informatique.
Et la question était de savoir s'il avait assez avancé dans le traitement de son appétence à s'autodétruire, pour s'investir dans l'informatique du restaurant-boutique-logements, fonction qui lui offrirait peut-être la seule chance qu'il avait de pouvoir arrêter le cercle infernal de sa pathologie. Nous étions ainsi dans des pensées de ce genre, attention flottante sur les images qui surgissaient à propos de tel patient singulier. En face, elle nous assénait comme une maîtresse d'école que tout travail mérite salaire et qu'une entreprise de réinsertion est obligatoirement un tremplin pour aller travailler ailleurs, et qu'au contraire nous étions en train d'ouvrir une soupe populaire qui ferait fuir la clientèle du quartier ! Nos schizophrènes serveurs dans les restaurants touristiques parisiens, et Joseph à faire la comptabilité du café du coin !

Le devenir français de l'expérience italienne
Soit ! ce projet n'a jamais vu le jour, mais quelques équipes ont des centaines d'anecdotes de ce genre à raconter. Ce sont des vignettes cliniques institutionnelles et singulières. On retrouve dans ces vignettes le démenti quotidien d'une telle phrase assénée sous forme de discours du nouveau Maître scientifique : " Il est par contre prouvé (cf. les expériences anglaises, italiennes, suédoises, américaines et françaises (6)) qu'une prolongation exagérée de la durée des hospitalisations installe les malades dans une rupture sociale péjorative pour leur avenir et les privent d'une part importante de leur capacité à se prendre en charge et à retourner dans leur environnement habituel. " (p. 47, écrit en gras par les auteurs).
Il n'est rien prouvé du tout. Et encore une fois, il eut été plus honnête de la part de nos deux auteurs de passer un peu de temps dans les cliniques institutionnelles du Loir-et- Cher. On leur aurait conté des dizaines de tranches de vie concernant des patients à qui il a fallu des années de traitement institutionnel hospitalier pour que leur parcours continue dans la cité, de plus en plus à Blois, devant l'absence d'accueil travaillé de la sorte sur leur secteur d'origine. Ils auraient aussi pu étudier les effets institutionnels engendrés par le rachat d'une des quatre cliniques par le plus important trust français vivant exclusivement sur les privatisations des services publics - la Générale des eaux, par l'intermédiaire de sa filiale, " La Générale de santé ".

En revanche, cette théorie érigée en emblème conduit au résultat que les expériences " italiennes " en France et dont les auteurs vantent les méritent ne s'inscrivent pour ainsi dire jamais dans le tissu institutionnel de leur secteur, et surtout de l'intra-hospitalier. Ainsi l'investissement mis pour l'ouverture de ces structures de resocialisation se fera aux dépens du travail au quotidien dans les lieux de soin qu'on a en tâche de désaliéner. Peut-on poser la question des bénéfices que ces expériences ont apportés pour les patients du secteur ? Que font les patients dont le passage à une association de réinsertion nécessite une continuité concrète dans leurs relations transférentielles ? Un audit de XIII voyage rend très bien l'ambiance de cette agence de voyage particulière. Mais on attendait de l'audit qu'il s'intéresse au devenir des personnes ayant eu la chance de se former dans ce lieu de réinsertion. Car après cet audit, le leurre des stages de résinsertion des schizophrènes reste entier… On peut en dire autant d'AGAP. Au contraire, comme on l'a vu plus haut, notre boutique-restaurant-logements était pensée pour accueillir, selon toute une modalité d'investissements diversifiés, au moins une cinquantaine de patients du secteur en plus d'une clientèle du quartier… Et ceci pour le temps qu'il faudrait, même si nous étions prêts à demander quelques CES ou autres contrats de qualification à durée déterminée pour rentrer dans le profil des subventions européennes.

Une autre histoire, franco-africaine…
Notre revue Institutions présente depuis des années une rubrique sur l'expérience de " La Borde Ivoire ". L'origine remonte aux années quatre-vingt : le souhait d'un cuisinier de La Borde de retourner dans son village avec une éolienne pour l'électricité et un camion pour que les villageois s'affranchissent des tarifs usuriers des intermédiaires, a conduit à une aventure incroyable, aboutissant aujourd'hui, entre autres résultats, à un dispensaire médical et psychiatrique au village de Trinlé Diapleu, reconnu par l'État ivoirien qui y a même affecté un infirmier, ce qui ne s'est pas fait sans poser problème à son arrivée - il avait trop bien été formé par l'État.

Cette longue histoire institutionnelle a tout été d'abord possible parce que chaque cuisinier est volontairement investi dans une activité du club et que la cuisine est un lieu de passage singulier de la clinique. Michel était donc bien connu dans la clinique. Le club a pris au sérieux sa demande en commençant par collecter de l'argent à l'occasion des fêtes de fin d'année, choisies pour l'occasion sur le thème de la Côte d'Ivoire. Préalablement à l'articulation de cette demande pour le moins surprenante, il fallait donc que la cuisine soit ouverte, que les cuisiniers ne soient pas seulement des cuisiniers - il participent même à un " groupe de contrôle ", dans le sens analytique du terme, pour essayer de comprendre ce qui se joue dans leur relation avec les pensionnaires -, que le club existe, qu'il soit en charge de tout ce qui régit l'économique institutionnel de la vie quotidienne et donc des fêtes qui rythment l'année…

La suite n'aurait jamais été possible sans la venue chaque année au village d'un groupe de patients, et inversement des séjours de villageois à La Borde. Les ventes d'objets d'art africain sont régulières, à La Borde comme à Paris. Le collectif, c'est l'institutionnalisation permanente d'une tablature signifiante où prennent bouture les désirs de chacun, pris dès leur émergence dans une constellation transférentielle qui tend à être le moins aliénante possible. La fonction club dans cet exemple s'articule entre deux associations en liaison dialectique. Dégager des espaces de transfert pour accueillir la dissociation schizophrénique nécessite que soient cultivées des passerelles, toute une palette de possibilités de responsabilité, et que l'on donne du temps au temps. Roger, schizophrène paranoïde est depuis trente ans à la clinique de La Borde. Mais il vient à Paris pour chaque exposition vente de La Borde Ivoire en qualité de président. Bien d'autres sont retournés à Paris et ne manquent pas une vente de La Borde Ivoire, souvent avec leur famille… Comment peut-on mesurer si leur " vie vaut la peine d'être vécue " ? Sûrement pas par leur grilles de " réhabilitation ", ni dans leur centre de crise.

Quelques chiffres
Mais revenons au Réel social en nous penchant rapidement sur les chiffres statistiques que relève ce rapport.
Entre 1990 et 1997, la diminution des lits d'hospitalisation complète (- 32% soit 26 711 lits fermés) ne s'est accompagnée que d'une hausse cinq fois et demi moins importante des places d'hospitalisation partielle (4 861), ceci alors qu'il y a une augmentation de 46% des patients suivis en psychiatrie générale entre 1989 et 1997 (et de 48% des consultations d'enfants et adolescents entre 1991 et 1997) (p. 14)). Dans le même temps à peu près (1988-1998) les places en MAS ont augmenté de 149 % soit 7 047 places accompagnées d'une augmentation de seulement 19 postes de psychiatre en équivalent temps plein ! Un temps plein pour plus de 350 lits ! (p. 18) Il est demandé d'en ouvrir 5 500 entre 1999 et 2003 ! (p. 19), et un peu plus loin, d'autres chiffres sont avancés : " À l'issue de cette décennie il y a eu suppression de 33 420 lits en psychiatrie et parallèlement création de 30 000 lits en MAS et foyers. " (p. 22)

Par ailleurs, devant la mise en concurrence actuelle du privé et du public, les auteurs proposent également de mettre de l'ordre dans les chiffres statistiques du privé comparé au public en interrogeant la terrible injustice faite au public : " Il n'est pas compréhensible que des durées de séjour y (dans le privé) restent plus longues que dans le public et que le nombre de lits n'ait pas autant baissé. Des contrôles ne seraient-ils pas nécessaires ? " (p. 51)
Et encore une fois, alors que ce rapport n'omet pas de renvoyer le lecteur à des expériences précisément nommées, en France comme à l'étranger, il ne se donne même pas la peine de relever que le privé n'est pas uniforme. Au moins le rapport Massé proposait de créer un statut particulier pour sauvegarder les cliniques fonctionnant selon les concepts de psychothérapie institutionnelle - elles aussi pourtant représentantes dans le monde entier d'une facette de la psychiatrie en France -, même si c'était pour en faire une sorte de zoo, exception culturelle française… Après ce rapport, les menaces qui tombent régulièrement sur La Chesnaie et La Borde risquent de ne plus être simplement des menaces… Et ceci, au nom de la démocratie par rapport au public qui se débarrasse de ses " inadéquats " aux structures d'urgence du secteur.

Malgré ces chiffres donc, les axes prioritaires seront d'organiser la fermeture des asiles, pour ne garder que " 10 à 25 lits, implantés dans la zone géographique du secteur " (p. 46), ceux-ci encadrés par tout un dispositif centré sur l'urgence, dont le must est l'" équipe 24h/24 de soins à domicile ", comme nous l'avons déjà noté, tout ceci en répartissant " les personnels entre l'hospitalisation plein temps d'une part, les soins ambulatoires et d'insertion d'autre part, selon une proportion de 40/60 " (p. 53). Comme par hasard, l'idée de 40/60 a bien plu à Kouchner ! La base hospitalière risquant de devenir 20 lits (nombre qu'il retient dans son rapport), voire moins, cela justifie par avance une fonte encore plus rapide des effectifs globaux de la psychiatrie publique.

Le rapport Piel-Rœlandt, une porte dangereusement ouverte
Tout au long de ce rapport les auteurs ne cachent pourtant pas leur opposition aux restrictions financières de ces dernières années, même si selon eux, il y a assez de psychiatres en France, juste une mauvaise répartition géographique et bientôt un mauvais équilibre privé-public.
On peut ainsi lire régulièrement des phrases telles que : " Nous sommes absolument opposés au remplacement des anciens "ghettos psychiatriques" par les nouveaux "ghettos sociaux" […] sur les anciens sites des asiles. " (p. 53) (Par quelle magie ne le seront-ils pas ailleurs ?). Ou encore : " Cette évolution étalée dans le temps doit éviter tout externement arbitraire et laisser le temps aux personnes et aux personnels soignants de trouver les solutions les plus adaptées et de les mettre en œuvre. Il ne peut s'agir d'une psychiatrie à deux vitesses mais de la prise en compte de l'histoire personnelle et institutionnelles de ces personnes et de leur apporter les réponses appropriées. " (p. 54) (Mais n'est-on pas déjà dans l'externement arbitraire ?)

Ou bien encore avec une naïveté tellement touchante, ceci après avoir loué le travail des associations de bénévoles : " Il est essentiel d'appliquer l'obligation d'embauche de 6% de travailleurs handicapés pour l'intégration des personnes dans les entreprises publiques ou privées… " (p. 79) (Cette loi, votée en 1975, n'est guère appliquée, surtout pour les patients psychiatriques, sans que cela n'émeuve ni le patronat ni nos gestionnaires de la fonction publique ! Et si un jour cette loi est vraiment appliquée, gageons que d'autres forces sociales que les experts en psychiatrie auront alors pris la parole.)

En attendant, il faudrait juste éviter de trop ouvrir la porte à la ségrégation des inadaptés de toute sorte pour ensuite hurler qu'on aura dénaturé son projet.

C'est pourquoi nous finirons sur cette citation d'Annick Cojean (7) , relevée par Pierre Delion dans ce numéro d'Institutions lorsqu'il nous invite à lire l'ouvrage d'Alice Ricciardi Van Platen, écrit en 1948, et retraçant ce qui a conduit à L'extermination des malades mentaux dans l'Allemagne nazie, récemment édité en France avec juste 53 ans de retard :

" Postulat préalable : l'histoire n'est pas inéluctable. Elle est le fruit de millions de décisions humaines, de choix dont les auteurs ont à peine conscience mais qui engagent leur responsabilité [...] Si la dernière et la plus terrible des mesures prises par le régime était intervenue juste après la toute première et la plus inoffensive, des millions de gens auraient été scandalisés ! Par exemple si le gazage des juifs était intervenu immédiatement après la pose des étiquettes "magasin allemand" à la vitrine des commerces non juifs en 1933 ! Mais évidemment ça ne s'est pas passé comme cela. Dans l'intervalle, il y eut des centaines de petites marches, certaines imperceptibles, mais chacune vous préparant à ne pas être choqué par la suivante. La marche C n'est pas tellement pire que la B, et si vous n'aviez pas réagi à la B, pourquoi le feriez-vous à la C ? Puis à la D ? "

Une petite marche est en train d'être franchie. Mais l'histoire n'est pas inéluctable…



Bibliographie : 1 Jean, Pierre Lebrun, Un monde sans limite, Erès, 1997.
2 Jean-Jacques Rassial, Le sujet en état limite, Denoël , 1999.
3 Alain Ehrenberg, La fatigue d'être soi, Poches Odile Jacob, 1998.
4 On peut consulter cette letrre sur le site Serpsy (cf. note 1).
5 Jean Oury, " Transfert et espace du dire ", Institutions, n° 15, septembre 1994, pp. 5-15.
6 Cf. les résultats de l'enquête HID en institutions psychiatriques, F. Chapireau.
7 Annick Cojean, " Les mémoires de la shoah ", Le Monde, samedi 29 avril 1995, p. 15.


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