Retour à l'accueil


 



LA SANTE MENTALE EN POPULATION GENERALE :
IMAGES ET REALITES




RAPPORT DEFINITIF DE LA PREMIERE PHASE
1998-2000

(SYNTHESE)
Version complète consultable sur le site de www.epsm-lille-metropole.fr


Cette enquête est réalisée par L'Association Septentrionale d'Épidémiologie Psychiatrique (ASEP), avec le concours du Département d'Information et de Recherche Médicale (DIRM) de l'EPSM Lille Métropole et le Centre Collaborateur de l'Organisation Mondiale de la Santé pour la recherche et la formation en santé mentale de Paris (CCOMS).
Elle a reçu le soutien financier du Ministère français des affaires étrangères, du Ministère français de la santé, de l'OMS Genève (programme "Nations pour la santé mentale"), du bureau local de l'OMS à Moroni (Grande Comore), du bureau local de l'OMS à Antananarivo (Madagascar), du "Health Systems Research for Reproductive Health and Health Care Reforms in the Eastern and Southern African Region" (Harare, Zimbabwe), de la DRASS du Nord Pas de Calais, des Agences Régionales d'Hospitalisation d'Ile de France et de La Réunion et des laboratoires Synthelabo et SmithKline&Beecham.
Elle a été réalisée grâce au soutien logistique de tous les établissements publics de santé impliqués dans l'enquête et à la participation des équipes d'enquêteurs et de superviseurs dans tous les sites d'enquête.

Responsable scientifique : J.L. Roelandt
Responsable méthodologique 
A. Caria
La coordination générale d'enquête est assurée par : G. Mondière, A. Kergall, A. Caria, J.L. Roelandt, M. Anguis, H. Brice, N. Bruynooghe, B. Bryden, L. Defromont, L. Dufeutrel, M.T. Maslankiewicz, O. Plancke, C. Porteaux, P. Sadoul, I. Soloch, S. Sueur, G. Tréboutte.

Les responsables de sites sont : Les Comores : A. Islam et M. Issulahi (Hôpital El Maarouf, Grande Comore) ; France : R. Bocher (CHU St Jacques, Nantes), D. Boissinot-Torres (CH Edouard Toulouse, Marseille Nord), D. Chino et M.C. Velut-Chino (CHS Paul Guiraud, Hauts de Seine), L. Denizot (CHS de St Paul, La Réunion), M. Eynaud (CH Monteran, St Claude,HU de Pointe-à-Pître, Guadeloupe), C. Lajugie et C. Muller (EPSM Lille Métropole, Vallée de la Lys), P. Mulard (CHS Léon Gregory, Pyrénées Orientales), G. Tréboutte (EPSM Lille Métropole, Lille), C. Thévenon-Gignac (EPSM Lille Métropole, Tourcoing) ; Madagascar : M. Andriantseheno (CHU Mahajanga, Mahajanga et Antananarivo) ; Ile Maurice : S. Motay et P. Burhoo (Ministère de la santé et de la qualité de la vie, Ile Maurice).

L'enquête a reçu l’aide scientifique et méthodologique de N. Quemada (CCOMS, Paris), J. Benoist (Laboratoire d’écologie humaine et d’anthropologie, Aix en Provence), G. Bibeau (Université de Montréal), Y. Lecrubier (INSERM), J.P. Vignat (Groupe Français d'Epidémiologie Psychiatrique, GFEP), G. Badeyan (Direction Recherche Etudes Evaluations et Statistiques, DREES, Ministère français de la santé) et de R. Dang (INSEE, Lille).

1.        INTRODUCTION
La santé mentale est un problème de santé publique. Pourtant l'accès à des soins adéquats reste insuffisant au regard des besoins (implicites et explicites). Ceci est en partie explicable par le fait que la santé mentale continue à être mal connue, ignorée et taboue. Les malades mentaux, leurs familles et leurs proches ainsi que les professionnels prodiguant des soins spécialisés sont encore victimes d'une très forte stigmatisation. Quels que soient les pays et les cultures, les représentations de la maladie mentale et de la folie, du malade mental et du fou ont une influence sur la priorité donnée aux politiques nationales de santé mentale, la prévention des problèmes de santé mentale, leur reconnaissance par la population générale et les professionnels et l'intégration des malades mentaux dans la communauté.
L'objet de cette recherche-action est de donner les moyens à des professionnels de santé de mieux connaître l'ampleur des problèmes de santé mentale des populations pour lesquelles ils travaillent et d'identifier les représentations sur lesquelles ils peuvent agir pour améliorer la prévention et le traitement de ces problèmes.

En 1995, s'est tenu à Antananarivo (Madagascar) un séminaire régional sur la santé mentale, organisé par le Ministère français de la coopération et l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Une demande d’évaluation des besoins de santé mentale en population générale a été formulée par les représentants de Madagascar, des Comores et de l’Ile Maurice. L'Association Septentrionale d’Epidémiologie Psychiatrique (ASEP) - dont les acteurs sont essentiellement issus de l’Etablissement Public de Santé Mentale (EPSM) Lille-Métropole, situé à Armentières (Nord de la France) s'est proposée comme support logistique de cette enquête. La question de l’évaluation des besoins des populations se posant de façon aussi importante dans les pays occidentaux, l’EPSM a donc accepté de soutenir le projet d’enquête à condition qu'elle soit commune (France / Océan indien) et suive une méthodologie acceptée par les responsables de chaque site.
La méthodologie choisie (recherche-action) rend obligatoire l’implication des acteurs de terrain. Partout où l’enquête a eu lieu, une sensibilisation préalable des partenaires sanitaires, sociaux, administratifs et politiques a été faite, sur la maladie mentale et sa prise en charge.
En 1996, le projet de recherche a reçu le soutien financier du Ministère français de la coopération, pour les sites de l'Océan indien. Le réseau des centres participants s'est structuré avec des équipes de psychiatrie motivées par la thématique (Evry, Lille, Nantes, Tourcoing et la Vallée de la Lys) et la coopération internationale en santé mentale. En 1997-1998 a eu lieu la phase pilote de l’enquête sur 7 sites (749 personnes interrogées). Enfin la phase principale s'est déroulée en 1999 sur 16 sites (10.800 personnes)  12 en France et 4 à l’étranger.

La dynamique de cette recherche s’inscrit dans priorités du Ministère français de la santé : psychiatrie communautaire, définition des besoins, analyse des réseaux préexistants à l’accès aux soins, obstruction à l’accès aux soins, sensibilisation des acteurs de terrain dans la perspective d’un redéploiement des moyens dans la cité. Ainsi, de nombreux secteurs de psychiatrie s’y sont intéressés ; une deuxième phase d'enquête a commencé en 2000, pour aboutir à un échantillon national. Plusieurs sites étrangers sont en préparation (Maghreb, Mauritanie, Italie, Grèce…).

1.        OBJECTIFS
Les deux objectifs principaux de cette recherche-action sont les suivants :
Ÿ        décrire les représentations liées à la "folie", à la "maladie mentale", à la "dépression" et aux différents modes d’aides et de soins (psychiatriques, traditionnels, médecine parallèle), dans la population générale. C'est l'axe socio-anthropologique.

Ÿ        évaluer la prévalence des principaux troubles mentaux dans la population générale. C'est l'axe épidémiologique.
Donc, pour une même personne nous explorons les représentations (images) et la présence (ou non) de troubles (réalités).
Les équipes de recherche ayant mené l'enquête sont des professionnels de terrain (membres d’équipes de psychiatrie) ou de futurs professionnels de la santé (étudiants en soins infirmiers, en psychologie, en médecine). L’enquête permet de les sensibiliser à la méthodologie de recherche et à la thématique abordée : changer l’image de la psychiatrie, mieux prendre en compte les attentes de la population, ouvrir ses pratiques de soins à la communauté, "sortir  de l’hospitalocentrisme.
L’enquête se fait en population générale, pas dans des lieux de soins. Les enquêtés sont recrutés dans la rue, dans des lieux publics ou à domicile.
Le contact et la sensibilisation des partenaires sociaux administratifs et politiques sont donc un préalable indispensable à la réalisation du recueil de données. Ces rencontres constituent souvent l’amorce de partenariats plus durables et solidaires entre équipes de soins et partenaires de la cité.
La philosophie générale de l’enquête vise à promouvoir l’instauration d’une psychiatrie communautaire, ouverte sur la ville et proche des citoyens.
La phase principale de recueil des données s'est déroulée de septembre 1998 à décembre 1999, dans les sites suivants : Comores (île de la Grande Comore), Madagascar (Antananarivo, Mahajanga), Ile Maurice, France (Nantes, Nord de Marseille, Sud des Hauts de Seine, La Réunion, La Guadeloupe, Lille, Pyrénées Orientales, Tourcoing et Vallée de la Lys).

2.        METHODE
A.        INSTRUMENTS
L’axe socio-anthropologique est exploré grâce à un questionnaire développé en commun par tous les centres participants (selon une méthodologie validée par l’OMS). Il est constitué d’une cinquantaine de questions ouvertes, semi-ouvertes ou fermées et complété par un guide de passation pour les enquêteurs.
Il est administré par des enquêteurs formés à la passation selon la même méthodologie dans tous les sites (les formateurs font tous partie de l’équipe de coordination et se réunissent régulièrement). Ce premier questionnaire permet d’explorer les représentations liées à la "folie", la "maladie mentale", la "dépression", au "fou", au "malade mental", au "dépressif", ainsi que celles liées aux différents modes d'aides et de soins (psychiatrie, médecine parallèle, traditionnelle ou autres)
Précisons bien qu  ’il s’agit de représentations et non de vérité ou de réalité : c’est pour cela que les termes apparaissent entre guillemets.
Pour l’axe épidémiologique nous avons choisi d’utiliser le MINI, un questionnaire diagnostique structuré, développé et validé par une équipe franco-américaine et déjà utilisé dans de nombreuses enquêtes épidémiologiques de par le monde. Il permet d’effectuer des ESTIMATIONS diagnostiques, selon les critères définis dans la Classification Internationale des Maladies de l’OMS (CIM-10). Ainsi, si une personne répond positivement à un nombre déterminé de symptômes, il y a de forte chance qu’elle présente le tableau clinique correspondant. (Bien sûr, les analyses doivent toujours prendre en compte les biais inhérents à ce genre de méthodologie)
La durée de passation du MINI varie en fonction du nombre de symptômes présentés par l’enquêté (en moyenne 30 minutes).
Nous avons choisi d’explorer les diagnostics suivants : troubles dépressifs et anxieux, les troubles de l'alimentation, les troubles liés à la consommation d'alcool ou de drogue et les troubles psychotiques.
Une Fiche complémentaire est remplie à chaque fois qu’un diagnostic est côté positif, afin de connaître les éventuels recours thérapeutique utilisés par la personne et d’évaluer sa satisfaction perçue par rapport à ces recours (ex : "Quand vous aviez ces problèmes, avez-vous consulté un médecin généraliste ? Si oui, en avez-vous été satisfait ?  .
Un dernier questionnaire permet le recueil des données socio-démographiques des sujets interrogés.

B.        ECHANTILLONNAGE
Pour obtenir un nombre suffisant de sujets par type de pathologie explorée avec un risque alpha à 5%, il nous fallait inclure au minimum 900 sujets par site, pour atteindre le niveau de précision nécessaire au moment de l'analyse.
Afin de constituer un échantillon représentatif de la population de la zone géographique concernée, nous avons choisi des méthodes d’échantillonnage adaptées aux contraintes de terrain.
A Madagascar, aux Comores et à Maurice, l’échantillon a été constitué par un sondage en grappe à deux degrés.
Dans les sites français, la méthode du sondage en grappe à deux degrés n’était pas adaptée, pour des raisons de faisabilité et de coût. En conséquence nous avons utilisé la méthode des quotas.
·        La composition communale de chaque secteur psychiatrique a été communiquée aux services statistiques des délégations régionales de l'INSEE, qui ont été sollicités pour calculer les quotas de chaque site.
·        Les quotas ainsi réalisés sont basés sur la structure de la population de ces zones issue du recensement de la population de 1990, selon les caractéristiques suivantes : sexe, âge, catégorie socioprofessionnelle (CSP) des individus.

C.        ANALYSE DES DONNEES
Les questionnaires ont été contrôlés et saisis en double saisie sous Epi-Info par les sites eux-mêmes et les données vérifiées par le DIRM de l'EPSM Lille Métropole. Les analyses préliminaires ont été faites sous le logiciel SPSS. L'analyse des réponses libres aux questions ouvertes a été réalisée grâce au logiciel ALCESTE. L'analyse des données globales est réalisée par la Direction de la Recherche, des Etudes, de l'Evaluation et des Statistiques du Ministère français de la santé, grâce au logiciel SAS.

3.        LES PRINCIPAUX RESULTATS
A.        LA POPULATION 
La plupart des personnes connaît dans son entourage un "fou", un "malade mental" ou un "dépressif"
Une grande proportion de personnes est déjà entrée dans un hôpital ou un service de psychiatrie (visite, travail ou hospitalisation)
Il existe un gradient de consommation déclarée de médicaments pour les nerfs, qui va en augmentant, des pays de l’Océan indien vers les sites métropolitains. En France, près de 30% des personnes interviewées déclarent avoir déjà pris des médicaments pour les nerfs (essentiellement des anxiolytiques), elles ne sont que 5 à 10% dans les sites de l’Océan indien. En France, 5 à 15% des enquêtés déclarent avoir suivi une psychothérapie  ; aux Comores, à Madagascar et à Maurice, le recours aux pratiques religieuses et magico-religieuses est prégnant.

En France, 80% des personnes ne citent que l’hôpital psychiatrique comme lieu de soins pour un "fou" ou un "malade mental". Il ne semble pas y avoir d’autres alternatives envisageables pour elles. Parmi les 20% qui peuvent citer un autre lieu, une personne sur trois (soit 5% de l’échantillon français) donne pour exemple une structure extrahospitalière du secteur de psychiatrie (Consultation Médico-Psychologique, Hôpital de jour, etc…) ou le cabinet du médecin généraliste.
En cas de problèmes psychologiques, les personnes interrogées chercheraient d’abord de l’aide auprès de leurs proches, puis de leur médecin généraliste  ; le recours religieux et/ou magico-religieux est marqué aux Comores et à Madagascar.

B.        REPRESENTATIONS

La "folie", la "maladie mentale", la "dépression" trouvent leur explication dans le malheur individuel et social ambiant
Les perceptions populaires associées aux termes "fou", "malade mental" et "dépressif" sont variables selon les cultures, mais certains invariants se dégagent.
La représentation du "fou" et encore plus celle du "malade mental" sont porteuses de stigmates dus à la dangerosité potentielle attribuée, hors et dans la famille. Tous les actes violents et illégaux (meurtre, viol, inceste, agressions…) sont attribués au "fou" et encore plus au "malade mental". Des subtilités existent suivant les lieux  les sites de France Métropolitaine apparaissent plus "excluants" que ceux des départements d’Outre-Mer et de l’Océan Indien.
La grande majorité des personnes interrogées pense que "fou" ou "malade mental" ou "dépressif" ne sont pas responsables de leur état ("folie", "maladie mentale" ou "dépression"), ni de leurs actes, qu’il faut les soigner même s’ils ne le veulent pas et qu’ils ne sont pas conscients de leur état. Ce sont des invariants, quelle que soit la culture. Par contre, l’image que l’on se fait de la souffrance du "fou" et du "malade mental" varie en fonction des cultures, la dénégation de la souffrance attribuée au "fou" et au "malade mental" est plus importante dans les sites français. Ceci est moins vrai pour le "dépressif", dont les personnes pensent plus, qu’ils sont conscients de leur état et qu’ils souffrent.

L’image de l’hôpital psychiatrique comme lieu de soins "exclusif  prime en France et à Maurice, lorsqu’il s’agit du "malade mental" ou du "fou". Et 80% des personnes pensent que l’on y soigne essentiellement grâce aux médicaments. En France, la population connaît peu les structures de soins alternatives à l'hospitalisation.
Aux Comores et à Madagascar, ce sont d’abord les médecins généralistes et les recours religieux et/ou magico-religieux qui sont évoqués comme "alternative" essentielle à l’hôpital psychiatrique (sachant que peu, voire pas, de structures de soins psychiatriques sont disponibles dans ses sites).

L’hôpital psychiatrique n’est pas considéré comme un lieu de soins pertinent pour le "dépressif"  ; trois personnes sur cinq peuvent citer d’autres lieux de soin pour le "dépressif  . En France et à Maurice, ce sont la maison, l’entourage, puis les cliniques ou les maisons de repos. Aux Comores et à Madagascar ce sont en majorité les églises, les temples et les cabinets de marabouts qui sont privilégiés.

Il existe un gradient international concernant la guérison. Aux Comores, à Madagascar, dans une moindre mesure à Maurice, on pense que l’on peut guérir un "fou" ou un "malade mental". Cette représentation de la guérison diminue dans les DOM et dans les sites métropolitains, peu de personnes pensent que l’on peut guérir un "fou" ou un "malade mental". Il est intéressant de constater que la croyance dans la possibilité de guérison est inversement proportionnelle à l’offre de soins psychiatriques  moins il y a de psychiatrie, plus on pense que l’on peut guérir  Par contre, tout le monde pense qu’un "dépressif" peut guérir, c’est un invariant, quel que soit le site. Et la grande majorité des gens pense qu’un "fou", un "malade mental" et, dans une moindre mesure, un "dépressif" ne peuvent guérir seuls.


C.        TOLERANCE  L’AMBIGUITE FONDAMENTALE

Tout le monde pense que la famille d’un "fou", d’un "malade mental" et d’un "dépressif" souffre. C’est un invariant, quel que soit le site.
La tolérance est ambiguë. Les représentations sont porteuses de stigmates mais les gens pensent que le "fou" et le "malade mental" sont exclus de leur famille, mais qu’on peut les réintégrer, s’ils sont soignés.
Le danger reste la préoccupation première des personnes lorsqu’elles s’imaginent en situation de prendre en charge un "fou" ou un "malade mental". Pour le "dépressif  , le changement semble notable, le danger passant d'autrui à l'individu lui-même, à sa souffrance et à sa charge quotidienne devenant difficilement supportable. On déclare que l’on accepterait donc un proche "malade mental", "fou", "dépressif" soigné chez soi, mais il s'agit de toutes les façons d'un fardeau pour la famille, et celle-ci fera appel à une aide extérieure si elle ressent un danger pour l'entourage ou le sujet.
Soulignons que dans l’ensemble ce sont les situations extrêmes de débordement, d’urgence, de crise, qui déclencheraient la demande d’aide.
Le lieu perçu comme le plus excluant est le monde du travail, même pour le "dépressif".


D.        REPRESENTATIONS ET PROJECTIONS
Le "fou" c’est l’autre  ; le "dépressif" cela peut-être soi. Beaucoup de personnes interrogées connaissent un "fou" ou un "malade mental" dans leur entourage, mais peu se définissent comme tel ("fou" ou "malade mental"). Les descriptions de la "folie" et de la "maladie mentale" faites par la population, sont très proches l’une de l’autre. La "dépression" semble être plus admise par les personnes interrogées, qui peuvent se considérer un jour comme telles. Le concept de "dépression", renvoie à une folie propre, consciente, acceptée, minime, mais il ne recouvre pas strictement le champ sémiologique psychiatrique, il est plus large. Dans le même ordre d’idée  on conseillerait à un "fou" ou un "malade mental" d’aller à l’hôpital psychiatrique pour recevoir des médicaments. Mais, en cas de problèmes psychologiques, les personnes interrogées chercheraient d’abord de l’aide auprès de leurs proches, puis de leur médecin généraliste  ; le recours religieux et/ou magico-religieux restant marqué aux Comores et à Madagascar.

E.        PREVALENCES DES TROUBLES MENTAUX

Les troubles mentaux existent partout et quelle que soit la culture. La prévalence est forte  : près d'une personne interrogée sur trois présente au moins un trouble mental au moment de l’enquête (troubles dépressifs, anxieux, liés à la consommation d’alcool ou de drogue ou syndrome d’allure psychotique).

Les troubles dépressifs (épisode dépressif majeur, isolé ou récurrent, actuel et/ou passé et dysthymie), présentent une prévalence globale de 14% (1334 personnes), se répartissant de 7,5% dans les Pyrénées Orientales à 22% à Tananarive (Comores  4,7%). L’épisode dépressif est plus fréquent chez les femmes. Les troubles dépressifs atteignent toutes les classes d’âge. Quel que soit le site, les personnes séparées ou divorcées présentent proportionnellement, 2 à 3 fois plus d’épisodes dépressifs que les personnes, mariées, veuves ou célibataires, toutefois elles sont peu nombreuses dans les échantillons.

Les troubles anxieux présentent également une prévalence importante. L’anxiété généralisée concerne 11% (1017 personnes). (La fourchette de prévalence pour les sites français va de 7,2% dans les Pyrénées Orientales à 13,9% à Tourcoing). La prévalence de l’anxiété généralisée est plus élevée chez les femmes que chez les hommes. Ces résultats sont comparables avec les données classiques de la littérature. La prévalence est la même quelle que soit la classe d’âge et quelle que soit la situation de la personne par rapport à l’emploi. De nouveau, les sujets séparés présentent une prévalence élevée et ceux mariés une prévalence plus faible, mais ils sont peu nombreux. Les autres troubles anxieux, troubles post-traumatique, agoraphobie et trouble obsessionnel compulsif, présentent de très faibles prévalences (< 1%).

Concernant les troubles liés aux conduites addictives, le MINI présente les mêmes problèmes de détection que tous les instruments de dépistage de ce type. La fiabilité des réponses dépend en grande partie de la "sincérité" du répondant au moment de l’enquête et du contexte culturel (poids de l’interdit par exemple). Les troubles liés à la consommation d’alcool (abus ou utilisation nocive) représentent une prévalence globale de 5% (2,7% en Guadeloupe jusqu’à 8,7% à Tananarive).Ces troubles sont absents aux Comores. Quels que soient les sites, on peut dire que les pathologies liées à la prise de l’alcool sont masculines. Les troubles liés à la consommation de drogues (abus ou utilisation nocive) atteignent une prévalence globale de 2% (de 0,3% à Mahajanga jusqu’à 4,1% à Nantes). Ils sont absents aux Comores. En France ils vont de 1% dans la Vallée de la Lys à 4,1% à Nantes. Ils sont plus fréquents chez les hommes de moins de 35 ans.

Il existe un hiatus entre la présence de troubles mentaux identifiés par questionnaire diagnostic standardisé et la perception que les personnes en ont. En France, parmi les personnes qui ont un trouble (identifié par le MINI), seules 30% ont le sentiment d’être malade. Aux Comores, à Madagascar et à Maurice, ce sentiment est plus répandu  une personne sur deux présentant un trouble a le sentiment d’être malade. De même, 25,5 % des personnes déclarant n’avoir jamais été soignées ni pour "folie", ni pour "maladie mentale", ni pour "dépression" présentent au moins un trouble au MINI.
Les données épidémiologiques ne peuvent prendre sens et valeur que contextualisées par des données anthropologiques. Des enquêtes anthropologiques complémentaires sont menées sur certains sites.

Quel que soit le site, les conséquences des troubles sur le travail et la vie quotidienne sont importantes et constantes. La gêne perçue dans la vie de tous les jours, le travail et les relations avec les autres est particulièrement forte chez les personnes présentant des troubles dépressifs (60% de ces personnes ont une gêne associée). Cette gêne liée à la présence d’un trouble dépressif est indépendante de tous les critères socio-démographiques (sexe, âge, emploi et revenus), c’est-à-dire qu’elle affecte tout le monde dans les mêmes proportions.

Par contre, on peut constater que les représentations semblent immuables  quels que soient les troubles présents, les représentations associées à la "dépression" restent les mêmes. Autrement dit, et contrairement à notre hypothèse de départ, que l’on ait (eu) ou pas de troubles dépressifs et/ou anxieux, influe peu sur la représentation que l’on a des personnes dépressives (tolérance, obligation de soins, souffrance, exclusion…).
Les recours thérapeutiques sont variéspluralistes : médecine occidentale, recours religieux ou magico-religieux, médecines douces, psychothérapie… Quel que soit le mode de traitement des troubles, dans 3 cas sur 4, les personnes estiment que leurs problèmes s’améliorent.

4.        CONSEQUENCES GENERALES POUR LA SANTE PUBLIQUE
Les recommandations issues des 12 sites d’enquête permettent de classer les conséquences de l’enquête en termes de santé publique comme suit 


·        Faire évoluer le système de soins
-        Cesser de créer des structures de soins répétant l’enfermement, l’exclusion et la stigmatisation asilaire ou transformer radicalement les hôpitaux concentrationnaires (9 sites).
-        Former les acteurs de santé primaires à diagnostiquer et soigner l’anxiété et la dépression (10 sites). Aider au dépistage.
-        Développer des collaborations étroites avec les médecins généralistes en première ligne (4 sites)
-        Respecter les particularismes locaux, en particulier les tradipraticiens (2 sites) et tolérer le pluralisme des prises en charge (car les résultats sont cumulatifs).

·        Sensibiliser la population générale aux problèmes de santé mentale
-        Organiser des campagnes de promotion de la santé mentale (8 sites)
-        Lutter contre les perceptions négatives (6 sites)
-        Réfléchir au problème de la violence (3 sites)

·        Agir sur l’environnement de la personne
-        Aider les familles dans la prise en charge des personnes souffrant de troubles mentaux (8 sites)
-        Lutter contre la précarité, l’éclatement familial et favoriser la solidarité (4 sites)
-        Intégrer les usagers aux décisions les concernant (3 sites)

·        Promouvoir la recherche et les échanges inter-sites, inter-îles, inter-pays
-        Approfondir les données anthropologiques et épidémiologiques (5 sites)
-        Continuer les actions de recherche pluridisciplinaire (4 sites)
-        Mettre en place la télémédecine (2 sites)
5.        DISCUSSION - CONCLUSIONS

Cette recherche-action internationale permet de mieux comprendre les questions de santé mentale et d'adapter les réponses les plus appropriées, en fonction du contexte culturel de référence et par comparaison interculturelle.

Ainsi, nous pouvons constater que l'augmentation des richesses ne diminue pas les troubles mentaux. Il est assez clair, à la lecture des résultats, que l'émergence de ces troubles n'est pas simplement proportionnelle aux taux de richesse ou de pauvreté, mais est bien plutôt corrélée à des phénomènes d'adaptation, de mutation et de changement, et à la manière dont ceux-ci s'opèrent. Les troubles anxieux à Antananarivo sont en partie liés à la recherche quotidienne de nourriture en situation d'extrême pauvreté. En Europe, ces mêmes troubles peuvent être liés aux tensions de productivité, au développement de la flexibilité au travail, en dehors même de toute situation objective de pauvreté ou de précarité. De même, le lien entre situations de précarité socio-économiques et symptômes psychiatriques n'est pas mécanique, même si évidemment il faut subjectivement mieux être riche et en bonne santé que pauvre et malade !

On peut même dire que les questions de santé mentale sont le reflet des contradictions de notre système culturel et économique et des situations paradoxales auxquelles nous sommes soumis, dans un contexte où les individus ont perdu les boussoles qu'étaient les grandes idéologies. Par exemple on nous dit : "Ne fumez pas" et on produit du tabac ; "Ne buvez pas" et on produit de l'alcool ; "N'ayez pas de troubles psychiques" et on produit des antidépresseurs… La question du malaise dans la civilisation s'aiguise dans le contexte de la mondialisation où ces contradictions s'exacerbent.

Le rôle de l'OMS pour les questions de santé mentale peut-être très important pour ne pas abandonner ces questions à la seule logique de l'adaptation. La France peut y apporter son expérience spécifique et, par sa volonté politique, y avoir une influence décisive. La France, comme d'autres pays européens, a en particulier marqué toute une partie du monde pendant la période coloniale qui, en matière de psychiatrie a laissé des traces encore très visibles aujourd'hui dans les pratiques professionnelles et les représentations. Si quelque chose change dans le système français de santé mentale, ce changement peut avoir un effet accélérateur dans ces pays, qui pourraient alors sortir de pratiques parfois terribles, en évitant de s'enliser dans les lourdeurs et les impasses institutionnelles que nous avons connues et dont nous sortons avec peine. Il y a aussi à défendre là les conceptions sociales de la politique de santé mentale, dans ce qui peut ressembler à une course de vitesse avec les réponses strictement techniques, bio ou psychothérapeutiques centrées sur le seul symptôme.

Il faudrait donc que les professionnels de psychiatrie, alliés avec tous les spécialistes et non-spécialistes qui oeuvrent pour la santé mentale, définissent plus clairement ces enjeux dans un contexte de mondialisation. Il faut réfléchir aujourd'hui à la place prise par la "psy", qui tend à remplacer le religieux lorsqu'il croisait enjeux subjectifs et collectifs. L'idée d'une politique citoyenne de santé mentale peut être une référence pour une laïcité moderne dans un contexte où l'on voit bien comment la mondialisation réactive, dans une ultime résistance peut-être, le religieux plus ou moins fanatisé d'un côté et un individualisme réduit à sa capacité purement consommatrice de l'autre.

Cela suppose de situer clairement les pratiques psychiatriques comme autre chose qu'un nouvel opium visant à adapter le sujet aux lois qui dominent le monde actuel. Cela implique de passer d'une psychiatrie qui interprète à une politique de santé mentale qui transforme.