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A propos d'un rapport d'étape confidentiel
bien médiatisé et diffusé :
De la psychiatrie vers le champ de la santé mentale


Cher Eric PIEL,

Cher Jean-Luc ROELANDT,

A notre tour de faire assaut dans l'art du conseil politique, du moins de s'y essayer de manière constructive. L'annonce de votre mode de pensée -l'utopie concrète- constitue un bon présupposé, qui laissait augurer d'une méthodologie basée sur la mise en réflexion décisive des sujets collectifs pourvus de pensée et de parole comme de pratiques réelles, basée sur un dialogue plurivoque entre pensée et action, entre théorie et praxis. Vouloir sortir la psychiatrie de son ghetto, vouloir fermer les hôpitaux psychiatriques : nous partageons.

Mais, votre mission est placée dans la continuité (et non dans une solution de continuité) de la Mission nationale d'appui à la santé mentale, c'est-à-dire clairement dans la ligne du rapport de notre collègue Gérard MASSE, qui s'inscrit dans une modernisation de la psychiatrie ... qui ne sort pas la psychiatrie de sa crise ! Un premier bilan des travaux de cette Mission comme de ceux des A.R.H. eut été fort instructif et sans doute motivant.

Donc, vous attaquez le rapport d'étape avec votre aura de psychiatres aux pratiques novatrices, de militants radicaux dans le champ de la santé mentale et d'empêcheurs de penser en rond. C'est sur cette histoire que nous avons si souvent partagée que nous appuierons nos commentaires.

La psychiatrie est en crise.
Ce constat est une évidence depuis au moins quelques décades. Nous avons ensemble été -et demeurons-de ceux qui ont activement et réellement œuvrer pour une psychiatrie désaliéniste, ou communautaire, ou de secteur, ou démocratique, ou alternative, c'est selon . Donc, votre rapport eut du souligner, voire étudier, les avancées et réalisations effectives (en France, comme dans d'autres pays) pour les représenter comme signifiantes, pour s'inscrire dans la lutte pour leur reconnaissance et ouvrir à leur facilitation dans la durée et leur prolifération.

Contentons-nous donc à n'évoquer que la crise de la psychiatrie aujourd'hui. On interrogera plus loin, le flou sémantique entre psychiatrie et santé mentale.

Le constat que le secteur n'est pas encore réalisé met en évidence la carence politique (sans omettre la responsabilité des professionnels et de leurs organisations) à le mettre en œuvre dans le champ communautaire qui, aujourd'hui, prend la forme et le contenu d'un professionnalisme médical et d'un paradigme économico-comptable. La décision politique de confier la gestion du secteur à l'hôpital, en 1986, est de ce point de vue une date historique de remise en cause du secteur, comme de toute autre forme de véritable psychiatrie communautaire. Elle s'accompagne d'une altération fondamentale des conditions d'exercice du thérapeutique par le rejet d'une clinique fondée sur le sujet dans ses dimensions singulières, subjectives et sociales, au profit des théories bio-génétiques et comportementales qui se veulent explicatives et opératoires. Cette nouvelle psychiatrie fonctionnaliste, voire pavlovienne, accompagne une politique sécuritaire, amalgamant dangerosité sociale et psychiatrie, qui se traduit par la pérennisation des lois d'exception (internement psychiatrique ; traitement obligatoire " à vie " pour les délinquants sexuels), mais aussi par la généralisation d'un contrôle social par l'ampleur des mises sous tutelle.

Cette dissolution de la psychiatrie dans le médical, l'économisme, le consensus mou et le sécuritaire a produit -outre délitement, repli, démission, " fatigue ",orientations de confort- une crise identitaire de la psychiatrie et en psychiatrie, dont on ne voit pas d'analyse dans votre pré-rapport. Plutôt que des consultations factuelles et des concertations de convention, une interpellation des milieux professionnels et des divers acteurs du champ de la santé mentale eut pu (peut encore ?) se faire avec en tête la reprise de la discussion sartrienne de la différenciation entre l'intellectuel et le technicien (y compris le débat mené par Franco Basaglia).
Les politiques de l'administration sont également à reprendre dans la critique générale des organisations de la psychiatrie.
La citation de Maurizio Costantino (Trieste) -Il faut situer la santé mentale dans la dynamique générale d'intégration, d'inclusion, et tourner le dos à la dynamique ancienne de la psychiatrie qui participait des stratégies d'exclusion- dans cette optique est pertinente, car elle pose d'emblée le refus des hôpitaux psychiatriques comme mode d'hospitalisation ségrégatif.

Cependant, aujourd'hui, ce cours de rupture avec les stratégies de discrimination, de ségrégation, d'exclusion se heurte à plusieurs réalités politiques majeures :
- La gestion du dispositif dans la conception des normes hospitalières donne à l'administration des hôpitaux le pouvoir de conforter le secteur comme une excroissance de l'hôpital -l'extra-hospitalier- et non d'administrer le secteur comme le gérant, l'organisateur et le garant (avec la place des usagers et de leurs associations !) d'une psychiatrie ouverte à la ville et centrée sur la personne (sa singularité, son parcours et son environnement).

- L'instrumentalisation des sentiments d'insécurité de la population en politique répressive (policière) de lutte sécuritaire qui tourne le dos à une approche sociale. Elle se retrouve en psychiatrie par la volonté de continuer à lui faire jouer un rôle important ; les patients sont donc abordés comme porteurs de danger social (troubles de l'ordre public et à la sécurité des personnes ; nuisances par leur être " asocial et déviant " et leur maladie, ...). La loi du 27 juin 1990, que vous semblez soutenir (sic), n'a rien changé par rapport à la loi du 30 juin 1838 ; elle aurait même aggravé l'amalgame dangerosité sociale/internement psychiatrique.

- L'image actuelle du " Bon " patient psychiatrique -c'est-à-dire prise en charge " continue " au CMP + neuroleptiques retard + Allocation Adulte Handicapé + tutelle- renvoie à une société de contrôle social et non à une inclusion sociale.

Une psychiatrie modernisée du contrôle social ?
Nous sommes affligés à l'idée que votre rapport d'étape pourrait se lire ainsi, car il reprend -avec des compléments formels- le rapport du Groupe de travail sur la loi de 1990 présidé par Madame Hélène Strohl. Le CEDEP a produit de nombreux travaux sur les questions Justice/Psychiatrie et sur les législations de santé mentale . Dans vos références, implicites ou explicites, à la Loi 180 italienne ou au Mental Health Act anglais, vous n'en reprenez même pas le meilleur de leurs contenus.

Nous commencerons nos commentaires par Les usagers .
1. Les usagers mènent une lutte contre les internements arbitraires ou abusifs. La jurisprudence française et les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme démontrent une évolution en la matière. Votre rapport ne peut rester aussi discret sur la nécessaire effectivité et opérationnalité des droits d'appel, de recours, de défense, de contrôle. Que vous n'abordiez ni la question de " La personne de confiance ", de l'ombudsman ou même d'un adjoint au médiateur de la République chargé des affaires de santé mentale, pas plus que vous ne repreniez la richesse des lois anglaise et écossaise concernant les commissions de suivi de la loi de santé mentale est fort préoccupant, alors que vous montrez une attention digne d'intérêt pour les droits des usagers et leur place effective dans les politiques de santé mentale.

2. Les mouvements d'usagers, en particulier le Réseau Européen des usagers et survivants de la psychiatrie, luttent vigoureusement contre les traitements de force, les traitements obligatoires. Ils développent la lutte pour la reconnaissance juridique du " Testament psychiatrique " (psychiatric will) ; un voyage dans les cantons de Genève et de Vaud serait très instructif. Il s'agit de leur répondre, comme de débattre avec eux sur leur préférence que le placement involontaire en psychiatrie soit une détention argumentée par la dangerosité et non un temps de " traitement obligatoire " argumenté par l'état psychiatrique de la personne concernée.

Ajoutons que dans la loi anglaise de 1983, la " garde à vue psychiatrique " de 72 heures ne permet pas l'administration d'un traitement en cas de refus du patient.

3. Les droits réclamés par les mouvements d'usagers -soutenus en cela par des praticiens de la psychiatrie, de la justice et des militants des droits de l'homme et du citoyen- sont réputés de " discrimination positive " ; nous préférons y reconnaître le patient psychiatrique comme un ayant-droit à être sujet et citoyen. D'ailleurs, les mouvements d'usagers dans les champs de la santé et de la santé mentale sont représentatifs d'une nouvelle forme de participation citoyenne, qui lutte pour la reconnaissance de " libertés négatives ", telles le droit de refus de traitement, le droit d'avoir un enfant pour un " handicapé mental ", le droit à l'euthanasie, ...

Le Traitement Communautaire Obligatoire (T.C.O.) a été discuté à la fin des années 1980 en Angleterre pour être finalement réfuté par le Royal College of Psychiatrists, même si le débat resurgit par moments. Alors qu'en Angleterre et en Ecosse existe le " Guardianship ", tutelle aux soins assumée par un tiers, " le plus proche parent ", décidé et contrôlé périodiquement sérieusement par une commission indépendante ayant de réels pouvoirs d'instruction et de décision . Certains services en Italie ont essayé le T.S.O. en ambulatoire ou au domicile, pour l'abandonner rapidement.

Le T.C.O. -apanage de la Russie Eltsinienne- tel que vous le concevez viendrait donc en remplacement de la " sortie d'essai ", confirmerait la représentation du malade mental en ville comme " un extra-hospitalier " sous contrôle. Nous ne sommes guère éloignés de la " séquestration à domicile' " belge. Or, selon nous, une éthique du sujet et une éthique professionnelle non paternaliste ne peut concevoir une obligation de soin que dans un lieu de soin !

Il y a d'ailleurs un amalgame conceptuel entre Traitement obligatoire et obligation de soin. Le traitement obligatoire donne tout pouvoir au psychiatre et peut valider tous les traitements, y compris les traitements inhumains et dégradants. Il eut été utile de s'intéresser au nouveau système hollandais qui oblige à déclarer tout protocole de traitement contraint avant application.

L'obligation de soin s'applique d'abord aux médecins, aux équipes de soin, à l'Etat, dans le cadre du droit constitutionnel à la santé, dans la dialectique entre la santé pour tous et le meilleur état de santé pour chacun. Proposer une loi despécifiée (ce que nous partageons) implique de faire particulièrement qu'elle ne soit pas extensive ou généralisable à des domaines jusque-là préservés, à tout ce qui peut être jugé " comportement malade " . Elle doit donner lieu à un balisage sévère dans le conflit pouvant exister entre nécessité de soin et libertés individuelles. Tout internement, toute garde à vue, tout traitement contraint est une limitation ou une privation de liberté, constitutionnellement du ressort du pouvoir judiciaire ; votre rapport d'étape est bien timoré à cet égard.

Donc, l'obligation de soin s'adresse à un sujet dans sa parole et dans son vouloir. L'obligation de soin est un moment dans les méandres du sujet, qui laisse pleine place à sa subjectivité, à son histoire, aux droits et devoirs, à la négociation (sur les lieux, les modalités, les engagements et obligations, ...). L'obligation de soin est un parcours et une expérience partagés.

Le traitement obligatoire est une décision autoritaire, médicale, qui s'adresse à un objet, à un état et à des symptômes en vue de leur sédation médicale. Des législations ont tenté sa codification et son contrôle (Angleterre ; Pays-Bas) sans pour autant éviter les ornières de l'abus, de l'arbitraire. De plus, la formulation de la Loi 180 italienne est bien plus équilibrée et signifiante que celle du Groupe de travail sur la loi de 1990. Rien de nouveau sur les C.D.H.P. Un petit détour par l'Angleterre et l'Ecosse, aurait permis de constater à l'évidence qu'elles ne sont qu'un ersatz de commission indépendante, aux pouvoirs d'investigation, de contrôle et de décision modestes ou absents. Au total, vous maintenez intacts les pouvoirs du Préfet.

Enfin, il est incroyable et insensé de lire sous votre plume : " Pendant la durée des soins obligatoires, qu'ils aient lieu en ambulatoire ou bien en hospitalisation, si le malade se dérobe ou ne respecte pas les prescriptions le psychiatre peut également faire appel aux services de police. Si la personne ne respecte pas malgré tout l'obligation de se soigner qui lui est faite (par le psychiatre !!) elle est alors en infraction et peut être condamnée. " (p. 11). Outre la pénalisation de la maladie mentale elle-même que cela représenterait, que deviendraient les libertés individuelles, la liberté de choix du médecin et du lieu de soin, les questions de capacité et de compétence contractuelles autant que celles singularité / subjectivité / socius ?

Pourriez-vous donner la mesure de ce qu'est un " danger sanitaire " dans le cas des " personnes présentant des troubles psychiques " ?

Il faut fermer les hôpitaux psychiatriques !
COMMENT ?


Cette réflexion nécessite de parler de l'organisation générale pour donner une cohérence politique. Si le texte introduit plusieurs éléments fondamentaux :

- rapprochement des cartes sanitaires, sociales et scolaires ;
- groupement de secteurs par bassins de vie ;
- conseils de secteur ;
- notion de pôle de santé mentale.

Il est marqué par :
l'absence d'un développement sur l'implantation préalable auprès des élus, travailleurs sociaux, associations, enseignants, praticiens médico-psychologiques comme engagement essentiel d'une psychiatrie de secteur intégrée à une politique de santé mentale.

Une grande discrétion sur les restrictions budgétaires drastiques de ces dernières années qui ont entraîné rationnement des soins, redistributions opaques des moyens sans débats sur les priorités de terrain, altération de la nature même des thérapies par l'essor les conceptions adaptatives aux normes hospitalières. Elles ont mis en évidence une gestion purement administrative et technicienne éliminant le notion de sujet au profit des actions symptomatiques. L'évolution vers un PMSI psychiatrique, sur un mode médicalisant, engage un financement d'activités et de structure, en parcellarisant et cloisonnant les soins avec l'évaluation des acteurs.

La fermeture des hôpitaux psychiatriques nécessite non seulement des formes d'hospitalisation de proximité, mais surtout leur intégration dans des conceptions et des pratiques soignantes qui reposent sur une continuité thérapeutique qui ne soit pas hospitalisée. Les établissements publics de santé mentale trouvent là toutes leurs pertinences. Ils s'opposent à la logique du texte qui se réfère à la carte sanitaire M.C.O. (Médecine-Chirurgie-Obstétrique)avec ses confusions entre filières et réseaux, entre dispositif et partenariat.

L'absence de dispositif de secteur intégré à la communauté(ce qui est le cas de la majorité des secteurs existants) témoigne de l'absence de volonté politique à le réaliser au profit d'un hospitalocentrisme dominant avec ses normes administratives et budgétaires. Cette orientation, politiquement inaugurée en 1986, aggrave l'éloignement du dispositif de la communauté urbaine. Elle s'étaye de critères techniques évaluables qui marginalisent une clinique du sujet au profit de l'objectivité du symptôme. La rupture avec cette perspective gestionnaire administrative est non seulement à annoncer clairement (ce que ne fait pas le rapport d'étape), mais aussi être formulée concrètement en terme de nouvelles organisations. La notion d'établissement public de santé mentale a ici toute sa place.

Elle permet d'aborder de façon plus claire les autres points cités dans ce pré- rapport :
La question du clivage entre le public et le privé pose le rôle des modes de rentabilité des deux systèmes, et leurs liens avec la finalité comptable des politiques sanitaires actuelles. L'alternative politique d'une santé mentale communautaire et le soutien d'une clinique du sujet sont les conditions d'un dépassement de modes de gestion qui font de la santé une marchandise.

Dans cette perspective, la fermeture des hôpitaux psychiatriques passe par l'intégration de tous les intervenants dans la société dans un projet de politique publique de proximité associant les professionnels du sanitaire et du social avec les représentants de la population, qui ne peut se traduire par le seul essor de cliniques privées.

Les structures de base du dispositif psychiatrique sont à analyser selon leurs différentes fonctions de santé mentale et d'organisation des soins. Ainsi, les centres d'accueil et de crise qui pratiquent un accès aux soins 24h sur 24 sur le terrain, en interface entre la demande sociale de soins et la construction de réponses thérapeutiques (dans la mesure où ils ne reproduisent pas l'hôpital et les objectivations médicales), sont à différencier des urgences hospitalières et des lieux d'hospitalisation. Il en est de même pour de nombreux CMP qui travaillent dans le même sens. La différenciation entre prévention et approche des souffrances psychiques avec le temps des psychothérapies apparaît essentielle.

Un certain nombre d'équipes de secteur se sont engagées vers l'intégration dans le communautaire établissant des réseaux avec le social. Le dispositif de soin s'élabore ainsi avec les municipalités, les services sociaux et associatifs, ouvrant de nouvelles approches cliniques. Un état des lieux serait nécessaire, dans ce domaine, et concerne aussi bien la psychiatrie de l'adulte que celle de l'enfant et de l'adolescent. C'est le seul cadre qui permet d'aborder les tâches de santé publique réclamées par les intervenants de terrain : souffrances psychiques liées à la précarité sociale, toxicomanies, alcoolisme, maltraitances, ...

La création d'unités d'hospitalisation de 15 à 25 lits de proximité n'a un sens d'alternative à l'hospitalisation psychiatrique que dans ce lien d'intégration communautaire, et de centralité de l'organisation et de la gestion des soins psychiatriques ou de santé mentale sur le territoire.

La psychiatrie a été souvent cantonnée ou s'est souvent réfugiée dans la spécificité de soigner les psychotiques, spécificité parfois revendiquée contre l'idée même de psychiatrie ouverte aux questions des souffrances psychiques communautaires. L'expérience montre que les résultats sont limités. La prise en charge de la psychose doit donc être pensée hors des CHS. Il est d'ailleurs étonnant de constater que le rapport d'étape est peu argumenté sur ce plan. Il nous semble nécessaire d'étayer une politique de santé mentale en repensant les approches de psychothérapie institutionnelles : lieux de vie avec des prises en charge de longue durée insérés à la vie sociale et culturelle, maisons communautaires, entreprises intermédiaires comme celles de L'Atelier du Coin (Monceau les Mines), de XIII Voyages, d'Agapes (Corbeil), participation aux programmes européens...

Or, le rapport n'aborde pas véritablement la question politique de droits : logements, ressources, éducation, formation, travail... parties intégrantes d'une politique de soins.

La régionalisation est devenue depuis le plan Juppé, le cadre privilégié des restructurations sanitaires et de décisions qui prennent peu en compte les spécificités du soin. Si le texte note l'importance des réalités locales, il ne fait aucun bilan critique du rôle actuel des ARH comme relais d'une politique psychiatrique qui n'intègre pas la dimension du communautaire. L'importance donnée au coût par habitant, par exemple, fait l'impasse sur les réalités différentes de chaque territoire.

Nous nous interrogeons, dans ce contexte, sur la notion de bassin de vie, qui met en cause la place de l'état de droit dans les lois sanitaires françaises, par le glissement des financements centraux vers les collectivités territoriales.

La référence à la dimension européenne est, de ce point de vue, exemplaire du manque d'approche cohérente de ce rapport. En effet, comment la référence à des expériences précises peut-elle se faire sans une analyse des conditions de mise en œuvre des politiques de santé mentale dans chaque pays ? Les restrictions économiques et la montée des politiques sécuritaires sont à l'œuvre partout.

La question d'une loi cadre ne peut être une solution franco-française, mais une revendication européenne qui intègre les besoins sanitaires et sociaux des régions face aux logiques économiques néo-libérales en cours.

Les techniques de planification ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi et nécessitent d'être resituées dans leur contexte politique et socioculturel. C'est à cette condition que les conventions entre partenaires sont une mesure de visibilité du travail de santé publique réalisé, et que les contrats d'objectifs " ville/santé " prennent du sens par rapport aux publics concernés. Notre analyse est aujourd'hui, qu'ils servent à des opérations de réduction drastique de moyens. Le rapport d'étape rate ici ce qui rattache la psychiatrie aux politiques de santé publique et aux nécessaires évolutions des rapports entre la société et la médecine.

Nos références communes à Franco Basaglia, nous permettent de vous rappeler qu'il avançait le " dépassement de l'hôpital psychiatrique " et non sa seule fermeture qu'il taxait de " politique de l'abandon " ! Si les triestins peuvent tenir un discours sur l'organisation, la gestion et les coûts qui peut séduire les économistes de la santé, ils le tiennent après une vingtaine d'années de pratiques transformatives continues du manicome pour les institutions de la désinstitutionnalisation ; cette période de transition s'est faite au minimum à budget constant avec une chasse à d'autres financements. Or, vous ne prenez guère la peine de soutenir la nécessaire préservation des moyens budgétaires et en personnels soignants de la psychiatrie publique, ni l'outil pour les conserver : l'Etablissement (ou Le Département) Public de Santé Mentale en tant qu'outil de gestion de ces moyens et comme occurrence du démantèlement administratif et architectural de l'hôpital psychiatrique. Une étude des délocalisations et réorganisations des H.P. ainsi que de l'installation des secteurs psychiatriques dans les Hôpitaux généraux est indispensable ; on mesurerait les dégâts de l'absence d'une politique de santé mentale, le ravage des lobbies, et des fonctionnements sur le mode des métaphores telles : " tout est bon, si c'est scientifique " ou encore " sauvons les meubles en déménageant ce qui est possible et en gardant les reliquats dans les greniers ".

Ici, l'utopie concrète eut été de faire valoir qu'une véritable évaluation, qu'une véritable accréditation, qu'une véritable assurance qualité soient établies sur la base de projets finalisés de dépassement de l'hôpital psychiatrique et de la logique asilaire, d'organisation d'une " psychiatrie démocratique ". Que votre référence, votre inspiration soit Trieste, Birmingham, ou …., l'essentiel est dans la décision politique, dans l'engagement des autorités de tutelles dans le soutien, dans la durée, dans la valorisation, et non dans une compréhension comptable et une réification dans des normes administratives aussi " modernes " qu'" arbitraires ".

Il s'agit bien de trouver le bon agencement entre représentation globale de la psychiatrie, une orientation mobilisatrice de la politique de santé mentale, et une figurabilité des " Good practices " d'une part, et leur interactivité transformative avec les dispositifs sanitaires, sociaux, citoyens. Le désenclavement de la psychiatrie, son inclusion dans la loi commune, sa déspécification ne signifient pas sa disparition, son gommage, mais bien sa mise en place comme " science des carrefours ".

Et puis, nous attendions des développements sur la notion de santé mentale. Pour en débattre avec vous, nous avons besoin de précisions sur votre conception :

- Le binôme psychiatrie/santé mentale correspondrait-il au binôme médecine/santé publique ?

- S'agit-il de simples " habits neufs " de la psychiatrie, ainsi que c'est le cas dans beaucoup de pays européens, la psychiatrie étant sous l'opprobre ?

- Du système traditionnel psychiatrique public et privé adjoint du médico-social (Les handicapés, les autistes, les débiles, …) et dispositifs et objectifs catégorisant à l'adresse de populations cibles (les ados, les toxicos, les alcoolos, les suicidants, les anorexiques, …) ?

- Du " Bien-être psychique ", basé alors sur la formule révolutionnaire " De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ".

- De l'organisation de tous les agencements sociaux concourant à la " gestion des risques " (Robert Castel) ? L'absence d'une orientation politique qui rende cohérentes les propositions de réformes entraîne un manque de consistance quand ce rapport aborde la santé mentale et les actes sociaux. L'absence de références à des expériences significatives comme à une réflexion sérieuse existante sur les quartiers en difficulté limite un travail d'élaboration qui ne peut se réduire à la distinction trop commode entre prévention primaire, secondaire et tertiaire, ou même à la définition anglo-saxonne ternaire du Handicap. L'absence d'une véritable conception et politique de santé mentale fait par exemple qu'actuellement des pouvoirs locaux effectuent des embauches substitutives de psychologues cliniciens vacataires pour faire face au suivi des prestataires du R.M.I. Il est légitime d'attendre de votre rapport qu'il tranche avec la pensée unique et le " politically correct ", qu'il contribue à sortir de la confusion des idées, des concepts, des pratiques ; qu'il ne soit pas en quelque sorte une conférence de consensus de plus !

Les soins psychiatriques en prison

Nous aurions volontiers laisser la place à des collègues et amis du CEDEP sur ce sujet.
Nous pensons cependant qu'il eut été de bon aloi de poser le cadre conceptuel de votre approche ; il eut été bien venu de développer des questions essentielles, telles (en vrac) :
- La notion de Responsabilité de l'homme considéré comme citoyen et sujet doté de parole, à ne pas rabattre sur la seule responsabilité pénale. Mais, aussi le sens et la place de l'article 122-1 du code pénal, en particulier le 2ème alinéa. Et en conséquence, l'objet et les limites de l'expertise psychiatrique.
- Le sens et la nécessité du procès (y compris, la possibilité d'un temps de soin préalable pour que le sujet " y soit " dans ce procès).
- Le sens de la sanction, y compris quand la peine décidée par le tribunal est … un traitement psychiatrique (par exemple, en Espagne, avec la précision non superfétatoire que la durée du traitement psychiatrique ne peut excéder la durée de la peine de prison que le condamné eut encouru normalement.).
Recommander l'usage des aménagements et dispenses de peine, sous la seule responsabilité et le suivi du juge d'application des peines, ne peut avoir que des effets bénéfiques, mais là encore il faut préciser les articulations psychiatrie-justice, les articulations entre la logique pénale et la logique sanitaire.
Dans le cas des personnes sous main de justice en milieu ouvert, il manque une réflexion sur les injonctions et obligations de soins judiciaires (en nette progression) et leur articulation avec le dispositif sanitaire (souvent malaisé).

La douloureuse question des personnels

Il eut été bien venu d'avoir une explication (et donc des propositions immédiatement attractives comme à moyen terme) sur la désertification de la psychiatrie publique, alors que la France est au second rang du nombre de psychiatres par habitants : Instrumentalisation de la psychiatrie ? Médicalisation et économisme ? Désenchantement et désengagement des acteurs du secteur psychiatrique ?

Vous avez raison d'interpeller les statuts actuels, mais cela manque d'idées et d'élaboration, puisqu'il s'agirait (à votre lecture) principalement de suppléer au manque, et non de penser les opérateurs nécessaires pour la politique de santé mentale que vous voulez préconiser. Par ailleurs, c'est méconnaître le malaise des assistantes sociales de circonscription (et donc leur turn-over rapide), comme les particularités de point d'intersections des A.S. de secteur psychiatrique, que de vouloir simplement les diluer en les unifiant. Cette proposition était valable pour les années 70, elle ne sera de nouveau valable qu'en cas de Département de santé mentale " fort " et sans hôpital psychiatrique.

Vous confirmez les psychologues comme " armée de réserve " de la psychiatrie publique. Quant aux psychothérapeutes, vous prenez le parti des lobbies de l'étatisation de l'intime et de la reconnaissance assurancielle, sans une explication théorique et comme une évidence ordinale !

Les " nouveaux métiers " : pour partie, leur vraie reconnaissance passe par celle de l'économie solidaire, ce qui n'est guère l'orientation du gouvernement actuel. Quant à celui d'" opérateurs de santé mentale ", soit il réfère à l'operatore du mouvement de " Psychiatrie Démocratique " italien, et vous n'y êtes guère ; soit il s'agit d'" Officiers de santé ", de " sages-femmes " de la psychiatrie, issus du " tronc commun " que vous proposez ; dans ce dernier cas l'intérêt alors ne nous en est guère apparu.

Le texte ne fait aucune analyse sérieuse des conditions de formations actuelles, en particulier quant aux infirmiers, véritables fantassins de la psychiatrie actuelle, humiliés ces dernières années par les atteintes à la reconnaissance statutaire et professionnelle. En outre, il fait l'impasse d'une redéfinition de cette profession vers la notion d'opérateurs de santé. Celle-ci peut s'étayer des pratiques de terrain qui remettent en cause une qualification limitée aux connaissances médicales. La proposition d'un tronc commun avec les médecins et les psychologues peut paraître essentielle, mais elle nécessite de définir une approche politique avec l'Education nationale et l'Université.

Le problème de l'engagement des professionnels est d'abord un problème politique. J. Ralite, dans un autre temps, avait promis un engagement politique de l'Etat à appliquer des inégalités budgétaires pour aider les régions désertifiées dans un contexte d'augmentation des budgets, et surtout dans une perspective désaliéniste. Il est intéressant de constater que ce terme n'apparaît pas dans ce pré-rapport. D'autre part, la motivation professionnelle n'est envisagée que sous l'angle d'arguments financiers ou statutaires réservés aux seuls psychiatres. L'exemple actuel des TOM-DOM montre combien un tel système d'intéressement financier fonctionne comme une véritable " colonisation culturelle ".

Il est tout aussi étonnant, dans des propositions de " gauche " de concevoir un statut unique sans un organisme paritaire qui le garantisse, avec une gestion abandonnée aux seules décisions de l'Etat et des régions.

En guise de conclusion provisoire :

Le vouloir utopique de votre rapport d'étape est bien trop souvent brouillé par une volonté consensuelle ou réalistique. Souffle charismatique, radicalité opérationnelle peuvent encore s'inscrire dans le Réel d'une utopie concrète, et non s'abâtardir d'emblée de compromissions avec les réalités actuelles. La complexité ne doit pas se lire comme la " douce certitude du pire ", mais comme " Il complessivo ", soit le global + le complexe + l'intelligence de la dialectique de l'ensemble ; en somme le politique et la politique … comme utopie ?

Et il est vrai qu'une intentionnalité d'utopie concrète qui se dévoile comme simple pragmatisme intelligent, cela peut décevoir.
Il manque dans votre rapport l'appui et l'apport des pratiques transformatives réelles, que pourtant vous connaissez bien.
Il manque également de se confronter et de prendre position sur :

- la remise en cause des politiques sanitaires et de protection sociale, du Welfare state, avec une absence de réflexion pour un nouveau Welfare ;

- Les réformes en discussion ou en cours des lois de 1968 et de 1975, la nouvelle loi sur l'avortement et la contraception, les lois sur la bioéthique, annoncent la volonté politique d'instauration d'une Tutelle à la personne [ce qui participe du champ de la santé mentale]. N'y aurait-il pas hypocrisie ou naïveté à n'y voir que des mesures de " discrimination positive " ?

- Etc…
Nous sommes disposés à discuter de tous les points que nous avons souligné dans la concrétude autant que dans le théorique, et même au besoin de l'epistémè et de la polis.

Amitiés et à de prochaines rencontres.


Docteur Claude LOUZOUN Docteur Jean-Pierre MARTIN