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LE PSYCHODRAME PSYCHANALYTIQUE

Marie-Pierre Camuset


Ce texte propose une présentation du psychodrame psychanalytique depuis les origines du psychodrame. Il est issu de mes lectures, en particulier des travaux de R. Kaës et de ceux de N.Amar, G.Bayle et I.Salem. Il est aussi l'aboutissement d'une réflexion menée sur ma double expérience de psychothérapeute et de psychodramatiste dans le service de psychiatrie adulte du Dr.Piel des 1er et 4ème arrondissements de Paris. Le fait d'exercer cette double pratique n'est évidemment pas sans conséquence. Cette manière de jumelage des thérapies développe une sensibilité et un entendement singuliers des analogies et des différences, permettant de poser avec plus de précision les objectifs d'une cure, ses indications et contre-indications. Mais dans tous les cas et ici pour le psychodrame psychanalytique, c'est la psychanalyse qui sert de repère et d'outil puisque c'est le transfert qui est moteur de la cure et qui joue sur les processus de défense.

1 - Retour historique.

L'intérêt pour le groupe
Les problèmes auxquels tentent de répondre les théories psychanalytiques de groupe se sont formés sous l'effet d'une nécessité tant sociale-historique que clinique étroitement associée à la première moitié du 20ème siècle. On sait que les périodes de désorganisation sociale et culturelle se caractérisent par les défaillances des garants métapsychiques et métasociaux, par le dérèglement de leurs fonctions d'encadrement, de croyances partagées et de représentations communes.

L'ébranlement de ces garants a des effets psychiques qui sont l'objet de l'analyse de " Malaise dans la civilisation " que Freud entreprend en 1929. Les recherches freudiennes sur les groupes et les institutions, les toutes premières tentatives de les appliquer à des traitements réputés réfractaires à la cure individuelle, sont associées aux grands bouleversements qui ont qualifié les périodes de catastrophes sociales contemporaines de Freud, " à certains phénomènes encore obscurs de la psychologie collective " (Totem et tabou, 1912-1913 ; Psychologie des masses et analyse du Moi, 1920-1921). L'intérêt psychanalytique pour les groupes est le résultat du double travail, psychique et culturel, de la guerre, travail de l'élaboration des ruptures et des crises provoquées par la destruction volontaire de pans entiers de la Civilisation, par la mise en échec de l'ordre symbolique qu'elle soutient.

Les théorisations psychanalytiques sur les groupes connaissent un nouveau développement au début des années 60, au fur et à mesure que se précise une méthodologie appliquée au traitement de troubles psychiques jusqu'alors guère accessible autrement. Ce développement accompagne le mouvement social de l'industrialisation et de l'urbanisation, transformant les grands repères qui gouvernaient les liens intersubjectifs dans les relations familiales et groupales.

Le psychodrame à partir de Moreno

C'est le psychiatre J.L.Moreno (1892-1974) qui est le découvreur dans les années 40 de la méthode du psychodrame, fondée sur la " spontanéité créatrice ", sur la notion de " rôles " qu'il expérimente dans le cadre d'un " théâtre thérapeutique ". L'objectif de Moreno est que les protagonistes révèlent à eux-mêmes et aux autres, des manières d'être, jusque-là inapparentes ou inconnues. Le procédé insiste sur l'improvisation, utilise des changements de rôles et vise à provoquer des réactions à valeur cathartique par l'intensité de la dramatisation. Des modifications positives patentes sont en effet obtenues.
La méthode connaît un grand succès et une large extension vers la pédagogie, le conseil conjugal, les relations humaines dans l'entreprise…

Moreno rejette la position freudienne. Il estime que c'est l'action qui est efficace pour renouveler les rôles dans lesquels l'individu s'est laissé enfermer. Il n'est donc pas question d'un travail psychique d'élaboration des modes de fonctionnement de l'individu. On comprend que la démarche de Moreno est foncièrement différente de celle de Freud.
Mais, si Moreno s'est dit ouvertement opposé à Freud, des convergences sont cependant indéniables. L'un et l'autre, par le biais du psychodrame, visent un changement en profondeur de la personnalité. Les deux approches soulignent l'importance des relations interpersonnelles et intersubjectives dès la prime enfance. Les deux méthodes cherchent à remonter aux sources des conflits.
Il faut aussi rendre hommage à Moreno pour son indéniable œuvre de pionnier. " On peut considérer sans exagération que par sa technique du psychodrame Moreno a été le précurseur des méthodes de groupe ainsi que de l'ensemble des thérapies d'expression corporelle " écrivent Ph. Jeammet et E.Kestemberg (1967).

Mais il faut bien reconnaître l'insuffisance de l'ensemble théorique morénien. La théorie des rôles reste une description clinique et phénoménologique, plus qu'un instrument permettant de saisir les motivations des conduites notamment par rapport aux émergences de l'inconscient. La référence accentuée à l'efficacité de l'action met à l'écart tant le travail d'élaboration des transferts et contre-transferts, que celui de séparation et de deuil pourtant indispensable sur la voie d'une autonomie.
Le théâtre spontané permet d'aborder des faces cachées de la personnalité et d'actualiser des énergies créatrices. Mais il revivifie aussi le conflit et ravive la souffrance. Sous les effets de la mise en scène, les défenses habituelles sont levées et laissent apparaître le matériel fantasmatique ; cette émergence rapide des conflits est évidemment dangereuse ; une fois la situation de jeu disparue, les patients se retrouvent avec le conflit, sans défense. Dans ce contexte, la mise en acte de mouvements mortifères est toujours incontrôlable et à redouter.

Le psychodrame de Moreno va devenir, en France, psychanalytique à proprement parler à partir des expériences et travaux de S. Lebovici, R. Diatkine, E. Kestemberg. Parallèlement, un autre groupe œuvre dans le même sens au Centre Claude Bernard autour de D. Anzieu, G. Testemale, M. Monod, P. Dubuisson.
Pareillement groupales sont des pratiques ultérieures avec des références théoriques parfois différentes des formes inaugurales, comme peuvent l'être les pratiques de N. Amar, G. Bayle, I. Salem, celles de Ph. Jeammet ou d'O. Avron, ou encore celles d'inspiration lacanienne de P. et G. Lemoine et de P. Delaroche.

2 - Le Malaise moderne et les nouveaux problèmes cliniques.

On pourrait aujourd'hui qualifier ce malaise par trois sortes de troubles :
- le trouble dans les étayages de la pulsion et dans le pacte des renoncements pulsionnels partiels nécessaires à la vie en commun, ces troubles s'exprimant par la désintrication pulsionnelle, les clivages du moi correspondants et par la mise en échec des sublimations.

- le trouble dans les identifications et les systèmes des liens (désorganisation des repères identificatoires et des frontières du moi) où les fonctions de l'idéal sont insuffisantes ou hypertrophiées, où les contrats intersubjectifs (impliquant une communauté de renoncements) sont défaillants, ce qui barre l'espace où le Je pourrait advenir et s'historiser dans une appartenance à un Nous.

- le trouble dans les certitudes et dans les systèmes de représentations partagées est l'un des symptômes les plus intenses du malaise dans le travail du sens et de l'interprétation, dans une psychopathologie du lien intersubjectif.

Un courant fécond de la recherche psychanalytique contemporaine porte son attention sur les conditions de possibilité et sur les achoppements des processus de symbolisation. Sans doute les grands motifs de la souffrance psychique contemporaine sont-ils produits par ces troubles profonds qui affectent les fondements de l'activité symbolisante.

L'invention psychanalytique du groupe et ses développements ultérieurs témoignent de ces grandes ruptures de la modernité et son intérêt se spécifie par l'attention qu'elle porte aux effets de l'inconscient sur les processus de groupe autant que ceux de groupe sur les processus psychiques, en tentant de restaurer par ce biais groupal les fonctions métapsychiques sur lesquelles reposent les étayages et les pactes de renoncement, l'efficace des interdits structurants, les repères identificatoires, les croyances et représentations partagées.
Il faut peut-être là insister sur l'intuition majeure de Freud sur la détermination et la consistance intersubjective de la vie psychique. Au fond, il s'agit d'insister sur cette idée que la groupalité est le support du sentiment d'appartenance, instituant et gérant les rites de passage d'un état à un autre, et que le groupe soutient la réunification interne parce que lieu du sens et lieu du lien. C'est dans le groupe (social, culturel, politique, thérapeutique…) que s'établissent et se transmettent les savoirs communs, les idéaux partagés, les systèmes de défense et de protection mutuels.
Mais, si le groupe est pensé comme l'ensemble des liens qui forment la matrice de la psyché et comme le passage obligé vers l'édification de la civilisation, il doit aussi être dénoncé comme le lieu de la régression vers la horde sauvage et mortifère, machine de destruction des liens. Lorsque la désorganisation sociale vient représenter la désorganisation pulsionnelle et réciproquement lorsque la désorganisation pulsionnelle se projette dans les mouvements sociaux, le groupe devient réellement dangereux. D'où les soupçons qui pèsent souvent sur le groupe, pour des raisons qui tiennent d'abord aux fantasmes archaïques qu'il éveille.

Une importante contribution de la psychanalyse a été de comprendre que le groupe mobilise des processus psychiques et des dimensions de la subjectivité que ne mobilisent pas, ou pas de la même manière, les dispositifs dits " individuels ". Et la clinique montre que le psychodrame est un instrument particulièrement adéquat pour relancer les conditions de l'activité de symbolisation là où elles se trouvent mise en défaut. Les traitements individuels se révèlent inadéquats dans tous les cas où le transfert ne peut s'établir dans le cadre de la relation duelle thérapeute-patient. Les dispositifs de groupe sont indiqués chaque fois que l'abord de la souffrance des patients exige que soient d'abord établies ou rétablies les conditions d'un contenant psychique plurisubjectif, de telle sorte que le groupe puisse progressivement s'internaliser en une enveloppe psychique ; celle-ci pourra alors recevoir les fantasmes et les objets d'identification nécessaires à l'émergence d'un sujet, à la fois singulier et solidaire d'un ensemble dont il participe et dont il procède ( je renvoie le lecteur aux travaux de R. Kaës à ce sujet).

Le traitement dans le dispositif de groupe psychanalytique montre l'efficience de la fonction pensante de l'autre dans la restauration de l'activité de la mémoire, du langage et de l'interprétation. D'une manière ou d'une autre, tous ces troubles affectent la structuration et l'activité du Préconscient. La question si difficile des indications thérapeutiques se pose dans ce contexte: elle interroge en quoi les processus psychiques qui se développent dans une situation psychanalytique de groupe soutiennent ou non le travail thérapeutique chez tel sujet. Cette question complexe des indications sera reprise plus loin.

3 - le cadre : psychodrame individuel ? psychodrame en groupe ? psychodrame de groupe ?

- le psychodrame individuel :

Il est centré autour d'un seul patient avec un groupe de thérapeutes comprenant le meneur de jeu et les cothérapeutes, acteurs potentiels. Les acteurs (généralement au nombre de quatre à six) sont disponibles autour d'une scène fictive où va se produire le jeu psychodramatique. La règle fondamentale est que le patient pourra tout jouer.

A partir du moment où la séance a lieu, tout ce qui vient à l'esprit du patient peut être pris comme une proposition de scène : une situation présente ou passée, vécue ou imaginaire, un rêve, une idée, une absence d'idée, ou même des entités. " Tout peut se jouer, la peur de la passivité, l'empiétement, l'envahissement par les autres de son espace interne avec la crainte d'être vidé de l'intérieur ainsi que la peur de sa propre destructivité vis à vis de l'objet. Nous rejouons toutes les étapes de différenciation du sujet avec l'objet, à la recherche de zones restées encore collées "(I.Salem).
C'est au patient qu'incombe le choix de la scène et du personnage qu'il veut jouer, ainsi que des acteurs pour représenter les autres rôles. C'est la liberté et la responsabilité complètes du patient d'inventer une histoire, de choisir les rôles et de jouer qui sont prônées.
Ainsi peut-on comprendre que le psychodrame, tant dans la recherche des thèmes, dans le processus qui s'y développe, que dans le jeu lui-même, contribue déjà à la compréhension et à l'évolution du patient.
Dans un dispositif classique, le meneur de jeu ne joue jamais ; il accueille le patient et l'aide à mettre en forme les scènes. Il suspend, à un moment judicieux, le déroulement de celle-ci, il intervient sur le jeu, propose un lien avec les séances précédentes ou donne une interprétation.

Ces moments de reprise par la parole et de rapprochement physique sont féconds ; ils relancent l'activité associative du patient qui proposera une nouvelle scène. Une séance de psychodrame peut en comporter deux ou trois. C'est le meneur de jeu qui met fin à la séance.

- le psychodrame en groupe :

Comme le psychodrame individuel, il comporte un meneur de jeu et un groupe de thérapeute acteurs. On considère généralement que le groupe optimum de patients est de quatre. Ceux-ci peuvent proposer successivement une scène.

Le meneur de jeu fait principalement des interprétations individuelles, qui ont nécessairement un effet sur chacun des patients du groupe. Mais il faut retenir que chaque scène est centrée sur un patient qui apporte son problème personnel, et qui en joue un ou plusieurs aspects avec les autres membres du groupe (patients ou thérapeutes) qu'il a choisit.
Les phénomènes psychiques groupaux, ceux qui se développent du fait notamment de la pluralité des personnes réunies ne font pas l'objet d'une attention et d'une élaboration particulières.
C'est donc un psychodrame individuel en groupe.

- le psychodrame de groupe :

Le psychodrame de groupe comporte en général quatre à six patients, et des thérapeutes acteurs. Comme précédemment, le meneur de jeu ne joue pas, mais il aide à mettre en scène, propose des liens et des interprétations.

Ce cadre spécifique insiste sur les processus psychiques du point de vue individuel bien-sûr, mais aussi et surtout du point de vue des formations qui appartiennent en propre à la situation de groupe. La dynamique psychique de chaque individu participant est intégrée à la dynamique de l'ensemble : elle peut s'y déployer dans des liens individuels et groupaux que la situation génère et que le dispositif permet de faire découvrir. Les visées du processus thérapeutique de groupe impliquent donc une dynamique de groupe particulière. Au meneur de jeu d'éviter que la distribution des rôles ne se fige et de favoriser le fait que le groupe reste mobile (par la maturation de l'idéal commun, par l'augmentation de la cohésion, par l'affermissement des rôles réciproques…).

Partant des travaux de W.R.Bion, O.Avron a beaucoup développé l'idée d'un " effet de présence " des participants, la présence réelle ayant son propre impact psychique ; elle en précise les effets spécifiques : " Le jeu qui permet de représenter avec des partenaires ce qui n'est plus, ou pas encore, combine subtilement présence et absence, imaginaire et incarnation (…). De même, la présence des membres du groupe en cours de discussion renforce à la fois les effets projectifs et les butées de la réalité existentielle " (1996).

L'analyse se situera donc sur les points de nouage entre formations individuelles et formations de groupe, entre ces deux espaces hétérogènes et articulables, tels qu'ils se rencontrent dans le groupe de psychodrame. Mais dans ce dispositif, c'est la dynamique groupale qui est l'origine et la matière du jeu psychodramatique.

Remarque : qu'il s'agisse d'un cadre individuel, en groupe ou de groupe, ce qui spécifie le psychodrame c'est sa répartition tripartite à l'intérieur même de la séance. Ainsi, le patient remplit trois fonctions :
- de metteur en scène (c'est lui qui propose ce qui va se jouer) ;
- d'acteur (il est l'acteur principal) ;
- d'interprète (ceci dans le deuxième temps du mouvement, entre les scènes, avec le meneur de jeu).
Il dispose pour se faire de l'assistance des acteurs et celle du meneur de jeu. Cet étayage externe que représente le meneur de jeu est une des données essentielles du fonctionnement du psychodrame ; cette position de tiers, condensant position narcissique et position objectale, renvoie d'emblée dans le même temps à la structuration oedipienne. Le tiers oedipien est ici figuré, présentifié de l'extérieur.

4 - Le meneur de jeu et les thérapeutes acteurs.

- Le meneur de jeu :

Comme nous l'avons dit précédemment, il ne joue pas ; néanmoins, par ses interventions, il fait partie intégrante du jeu. Il exerce trois fonctions principales : - Il aide à la mise en scène ;
- Il est garant du cadre : c'est lui qui énonce les règles du psychodrame, veille à son bon fonctionnement, en particulier à protéger le narcissisme de ses participants ;
- Il interprète, en s'appuyant sur le jeu des acteurs. L'interprétation révèle les résistances, les répétitions, le rapport entre la scène qui vient d'être jouée et celles qui précèdent, mettant en relief la dynamique personnelle. Elle repère et indique les mouvements transférentiels, en les ramenant sur la personne du meneur de jeu. Celui-ci concentre sur lui le transfert principal.

- Les acteurs :

Par le jeu, ils tentent de mettre en relief la dimension fantasmatique de la scène proposée par le patient. Ils sont doublement interprètes : à la fois du rôle proposé et du fantasme inconscient. L'acteur " prête " son préconscient, qui fonctionnera comme relais du préconscient défaillant du patient. Dès lors, le groupe des acteurs permet de mieux contenir la destructivité interne du patient de l'allier aux pulsions de vie en passant par le transfert sur le meneur de jeu. Au cours d'un psychodrame, en plus du transfert principal sur le meneur de jeu, se développe plusieurs transferts latéraux sur les acteurs : c'est un transfert fragmenté ou diffus.
L'acteur, objet de transfert, le fractionne. Il permet de le fragmenter en de multiples transferts latéraux, d'agir comme filtrage entre le patient et le meneur.

Pour le meneur de jeu comme pour les acteurs, une règle fondamentale du psychodrame rejoint l'abstinence psychanalytique. Les rapports entre les participants et les thérapeutes se limiteront aux séances et aux rôles qu'ils choisissent d'occuper. Cette règle s'étend au jeu : s'abstenant dans le jeu de passer à l'acte, on doit faire semblant, plus exactement faire " comme si ". Les actions sont simulées et non réelles. Il s'agit bien-sur de s'abstenir de satisfaire directement avec les patients leurs pulsions sexuelles et agressives, d'éviter le circuit cours de la décharge, qui vide le Moi et qui rendrait impossible l'ouverture au travail de figuration.
Par ailleurs, si tout peut se jouer, tout n'est pas à tout moment opportun, recevable. Le contre-transfert doit nous permette d'anticiper les effets d'une intervention envisagée. D'autant qu'au psychodrame, les choses vont vites et que l'acteur est condamné à se jeter à l'eau et à se fier à son préconscient. Tout cela n'est possible que sous la protection d'un meneur de jeu dont la confiance doit être plus que de principe.

5 - Les indications.

Les patients pour lesquels un psychodrame est proposé ne correspondent pas à une nosographie psychiatrique précise mais ils présentent cependant un certain nombre de particularités dans leur fonctionnement mental. Un aspect de leur pathologie se révèle dans l'inexistence ou l'inadéquation d'un travail complexe de transformations. Ces transformations auraient pu permettre, à travers le développement de la symbolisation, une qualité de subjectivation qui aboutisse à un mode d'organisation compatible avec une indication de cure type ou d'une de ses variantes. Ce point amène à revenir au " rôle de la fonction symbolisante de l'objet " dont parle R. Roussillon, au " passage de la symbolisation et de la liaison primaire proposée par l'objet, ses comportements et sa rêverie, à la symbolisation fruit du travail psychique du sujet lui-même ".

- La carence narcissique :

Les patients auxquels nous pensons sont porteurs d'un clivage du Moi induit par leur relation d'objet précoce. Une partie de leur self est organisée sur un mode névrotique avec un préconscient de bon aloi et un accès normal aux processus de refoulement. C'est cette partie du Moi qui assure le sentiment d'identité. L'autre partie est :
- soit occupée par des investissements narcissiques d'objets, ils sont en continuité d'identité avec leurs objets ;
- soit en manque de cet investissement narcissique et ils se sentent vides, vidés et vidants, perdant leur sentiment d'identité ;
- soit absorbée par une formation délirante, passionnelle, ou en faux-self, destinée à combler cette faille narcissique.

Ce clivage entre les deux parties du Moi ne facilite pas la mobilité des investissements et en particulier le jeu souple et satisfaisant entre les représentations de choses et les représentations de mots entre le ça et le Moi.
Chez ces patients, les capacités de régression formelles, c'est à dire de représentation en images de leurs mouvements psychiques, ne sont pas utilisables.

- Le défaut de la relation d'objet :

Il est essentiellement compensé par un investissement narcissique de l'analyste. Ce dernier comble la carence narcissique, reste indistinct quant à son identité propre et se contente de compléter et d'étayer le Moi du patient, d'être une prothèse du Moi incomplet du patient. Le fonctionnement en identification projective demeure prévalent. La projection vise l'analyste qui ici joue un rôle de contenant, de " sein toilette " selon la formule de Meltzer. Mais il doit souvent s'en tenir là et rester sous le contrôle du patient, ce qui risque de durer longtemps.

Une destructivité excessive s'exprime tantôt par une violence destructrice contre les autres ou contre soi avec des attaques de la pensée, et tantôt par une violence libidinale provoquant des investissements massifs d'objets. Cette destructivité est la manifestation d'une désintrication pulsionnelle majeure. L'aspect libidinal du jeu au psychodrame permet d'alléger les manifestations de violence pulsionnelle, tout en leur ouvrant néanmoins un moyen d'expression.

La dimension groupale permet de déplacer les cibles sur les acteurs qui joueront les rôles importants de la vie psychique du patient. " Les acteurs jouent rapidement le rôle de complément narcissique de la carence du patient dans ce domaine. Il permet de libérer le meneur de jeu et le patient des immobilisations liées aux identifications projectives croisées, c'est à dire échangées entre les différents protagonistes ; ainsi peut on plus facilement établir une relation de personne à personne plutôt qu'un collage narcissique confondant les identités " (I.Salem).

La présence absolument nécessaire d'un groupe amicalement et confraternellement lié, permet un apport libidinal sublimé quant au but grâce auquel la destructivité peut être partiellement liée via le transfert sur le meneur de jeu.

- Le défaut de figurabilité :

Comme nous l'avons vu précédemment, l'accès est difficile à la régression formelle, c'est à dire à la représentation en image des mouvements psychiques.
Le psychodrame, par la figurabilité qu'il met en œuvre, permet d'accompagner des patients sur le mode d'une régression bien tempérée : à savoir pouvoir régresser sur le mode formel pour créer des figurations, s'en servir en les investissant et dans un troisième temps mettre un terme à cette régression. Il y a ainsi un libre jeu des investissements préconscients et inconscients. En effet les patients qui justifient un psychodrame ont selon le cas :
- une peur intense de régresser formellement comme dans les psychoses blanches, déficitaires ou chez les personnalités en faux-selfs ou psychosomatiques ;
- une impossibilité de revenir d'une régression formelle excessive telles les psychoses délirantes qui sont fixées à leurs images ;
- une incapacité à se servir de ces figurations. Elles ne sont pas investies ou même rageusement détruites comme dans les états limites.

Face à ces difficultés de figuration, meneur de jeu et acteurs se livrent, s'ouvrent au travail de la figurabilité. Ce travail leur demande une disponibilité particulière, proche de la pensée onirique, tentant d'être au plus proche des fantasmes, objets internes, défenses et résistances du patient et pour lui en proposer différentes figurations. Ces figurations " sont des germes de représentations possibles dans le monde psychique du patient " (G.Bayle).
" La figuration est au bénéfice de la relance des processus psychiques, elle est destinée à enrichir le travail du préconscient, à ce qu'il devienne consistant, feutré : les métaphores de la liaison, du tissage, s'imposent ici. Les acteurs montrent que les liaisons peuvent être non dangereuses, qu'il peut y avoir aussi du plaisir à fonctionner, qu'il y a de l'espoir possible à travers les processus d'appropriation et de réappropriation " (F. Pelletier).

Comme on le voit, la question des indications dépend plus du type de fonctionnement que d'une classification psychiatrique. On peut ainsi envisager le psychodrame analytique pour des patients psychotiques, des patients borderline aux agirs répétés, des cas de névroses de caractère serrée, pour certaines formes d'hystérie délirante, des formes obsessionnelles graves, des traumatophiles, des patients présentant des troubles de la conduite alimentaire.

- Psychodrame individuel ou en groupe ?

Le psychodrame individuel pour les patients adultes qui peuvent le supporter est le meilleur moyen de relance de leurs capacités élaboratives. Il s'adresse à ceux qui ne gardent pas trop de destructivité à l'intérieur d'eux-mêmes, qui disposent plus ou moins de leurs mouvements internes et qui peuvent les engager dans des projections immédiatement utilisables dans le jeu psychodramatique.

En revanche, beaucoup de patients adultes semblent sidérés par l'engagement dans un psychodrame. Une terreur à décharge interne les inhibe un peu plus. Ils gardent prisonnière la plus grande partie de leur destructivité.
Le défaut majeur du pare excitation, l'intensité de la souffrance psychique, l'incapacité de disposer de la projection peuvent être autant de critères pour penser à un psychodrame en groupe.
Ainsi, ces patients bénéficient mieux d'un tel dispositif dans lequel ils ne sont pas obligés de jouer. Ils peuvent engager une relation libidinale socialisée avec les autres patients et opèrent la liaison par la libido issue de deux groupes, celui des thérapeutes et celui des patients. C'est le cas bien souvent de grands malades, gravement coupés du monde, notamment par de longues hospitalisations où l'effet d'un psychodrame en groupe se révèle comme le plus intéressant. On peut se demander si au départ, le ressort thérapeutique de la dramatisation est important pour ces patients, ou si le groupe en lui-même suffit d'abord pour permettre de sortie de l'isolement.

Le psychodrame d'enfant est le plus souvent individuel, car il est bien supporté, sans que les rivalités œdipiennes et fraternelles viennent trop perturber les mouvements engagés. En revanche, avec les adolescents, nous comptons beaucoup sur les liens libidinaux qui s'engagent entre eux pour les aider à lier leur destructivité.

- Les contre-indications :

Elles regroupent, essentiellement, toutes les symptomatologies qui résistent à une approche psychodramatique pour combler la carence narcissique, les phases aiguës délirantes, les délires paranoïaques trop bien structurés, les grands pervers. Un fort délire paranoïaque, une franche activité hallucinatoire chronique, une alcoolisation, massive et soutenue, nous ôtent toute efficacité. Par ailleurs certains enfermements mélancoliques ne permettent aucun engagement réciproque.

Conclusion

Si dans la cure, comme le souligne J.B. Pontalis, la recommandation implicite faite aux patients est : " Souviens-toi et associe ", dans le psychodrame, elle devient : " Agis et parle ". Il s'agit de faire exister dans le réel de la perception et de l'action ce qui est représenté . " Dans le rêve, la figuration procède par mise en images ; au psychodrame, par mise en action " (R. Perron).
L'action est au centre du psychodrame et elle passe par le jeu, dont les variations systématiques lui restituent sa foncière sur-réalité et tout son pouvoir de métaphore. Le jeu est bien ce creuset de la symbolisation dont aucune pensée ne peut se passer.
Le jeu est aussi retour à l'enfance et contribution à faciliter les allers et retours entre présent et passé de sa vie psychique et par voie de conséquence à en assouplir le fonctionnement.
Ajoutons que le jeu permet d'atténuer considérablement le dualisme corps-esprit. Il y a dans le jeu (corporel) quelque chose d'irréductible au dire et qui est immédiatement interprétation sans qu'il y faille ajouter quelque interprétation seconde.

Nous avons vus que le psychodrame induit des effets de régression psychique sur les participants, tant par ce qu'il met en œuvre que parce qu'il est groupal ; de ce fait, des fixations à des fonctionnements dits " archaïques " trouvent des conditions inaugurales de réactualisation et d'élaboration nouvelle. Des répétitions de comportements peuvent être éclairés différemment et découvrir dans la situation du jeu un sens qui jusqu'alors était remplacé par des actes. Aussi, les analystes sont dans leur pratique confrontés aujourd'hui à des pathologies qui nécessitent souvent des approches différentes de celle de la cure type. Et la confrontation aux états pathologiques individuels dans lesquels les organisations précoces du fonctionnement psychique prévalent rend pertinent que l'analyste ou le thérapeute soit sensibilisé à des dimensions de son propre fonctionnement précoce. Je veux insister sur l'enrichissement sur ce plan qu'apporte à l'analyste ou au thérapeute l'expérience, comme participant, de la situation psychodramatique analytique.

Bibliographie :

Amar N., Bayle G., Salem I. (1988) Formation au psychodrame analytique, Dunod.

Avron O. (1996), La pensée scénique, Erès.

Bayle G. (2000) " Le psychodrame analytique, figurations et relances et processus psychiques ", in Pratiques de la psychanalyse, débats de la psychanalyse, PUF.

Freud S. (1912-1913) Totem et tabou, Petite bibliothèque Payot.

Freud S. (1920-1921) Psychologie des masses et analyses du Moi, PUF.

Freud S. (1929) Malaise dans la culture, PUF.

Kaës R. et al. (1999) Le psychodrame psychanalytique de groupe, Dunod.

Pelletier F. (2001) " La figurabilité au psychodrame ", in Psychodrame analytique, conférence 2001, ETAP

Perron R. (1998) " Le paradoxe du psychodramatiste ", in Psychodrame analytique, conférences 1998, ETAP.

Robinson B. (1998) Psychodrame et psychanalyse, De Boeck Université.

Roussillon R. (1999) Agonie, clivage et symbolisation, PUF.

Salem I. (1998) " Groupe, psychose et psychodrame ", in Psychodrame analytique, conférences 1998, ETAP.

Vous pouvez contacter l'association psychanalytique Figures psychodramatiques si vous souhaitez des adresses de psychodramatistes ou obtenir des renseignements sur l'association : mldellac@wanadoo.fr


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