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Résister : verbe actif

J'ai croisé le nom de Lucien Bonnafé lors de mes études d'infirmière de secteur psychiatrique. Le cours était animé par le professeur Lantéri Laura, il nous présentait l'histoire de la psychiatrie, le secteur et l'aventure de la psychothérapie institutionnelle. Si mon attention flottante d'élève a été attirée, ce fut par un nom de lieu : St Alban. Il eut fallu ajouter St Alban sur Limagnole, petite bourgade dans les coteaux lozériens à quelques soixante dix kilomètres du village de ma grand-mère. En passant par les chemins de traverse de Langeac à Chanteuges puis à Saugues et au Malzieu, mes cousins m'avaient souvent embarqués dans leur balade écologique autour de la pêche, des champignons et des fruits des bois. A se rapprocher ainsi de St Alban, sans jamais y parvenir, à la frôler de nombreuses fois, à s'y perdre tout autour, j'ai fini par adopter le nom sans connaître la ville.
Et monsieur Lantéri Laura de nous expliquer quelles activités folles avaient germées dans ce coin de Lozère pendant la dernière guerre mondiale. Un bouillonnement d'idée, des hommes résistants, des fous, un asile au sens large du terme, des poètes, des communistes, etc.
J'ai pris note de l'histoire et je l'ai rangée… elle me semblait bien poétique comparée à la réalité de nos services asilaires de l'époque. Poésie ? Quand j'arrivais dans le large dortoir de 10 lits bien alignés avec leurs dix occupants et que l'infirmier au petit matin, donnant un large coup à la porte, criait " debout, c'est l'heure de la douche " ; les corps en pyjama, lentement se levaient puis se glissaient en rang vers l'unique douche, où un infirmier en botte de caoutchouc et sur-tablier lavait au jet ces corps nus alignés qui me hantèrent pendant des années. Un autre infirmier armé d'un drap séchait d'un geste mécanique et propulsait le malade vers le troisième qui habillait hâtivement avec les vêtements de l'hôpital, parfois trop grands, parfois trop courts mais toujours identiques !!.

Où était donc Eluard ?

Pour valider le stage, nous devions présenter un soin avec un patient, j'ai choisi ce que j'avais appelé une " réadaptation " à la toilette chez un patient qui n'était plus autonome. J'ai travaillé tout au long de ce stage avec un vieux monsieur (il n'avait pourtant que 60 ans !) pour lequel chaque jour je devais me dépêcher d'arriver la première, sinon il passait dans la file des " douches " et je ne pouvais plus arrêter le " mécanisme "…
Aux quolibets quotidiens, je tenais tête. Le jour même de la validation, j'ai du l'arracher à la file des " douches ". De toutes façons, me disait-on, " ça " perd du temps de les autonomiser…
Où était donc la psychothérapie institutionnelle ? J'étais noyé dans l'asile.
Bonnafé, Tosquelles, Daumézon se sont fait tout p'tits dans ma mémoire, rangés dans un coin perdu.
Parfois, partant en vacances dans le Sud, je croisais la voie d'accès à St Alban, juste après St Chély d'Apcher, j'ai à chaque fois pensé à cette histoire de résistance, à cet hôpital psychiatrique perdu dans le désert lozérien sans avoir le courage de prolonger ma route des quelques kilomètres qui m'en séparaient.

Changement de secteur, j'arrive dans celui d'un psychiatre issu de la psychothérapie institutionnelle. Personnage imposant, droit et directif, il donnait une marque beaucoup plus éthique au service. La parole infirmière avait juste une toute petite place lors des réunions du matin. Souvent, le surveillant parlait au nom de l'équipe et présentait " son " nombre de patients, " ses " sortants et " Les " patients posant problèmes.
Une réunion soignants/soignés avait lieu tous les mardi, il me souviens qu'elle était plutôt obligatoire pour tous et que ce n'était pas simple d'y aller !… Le regard acéré du " patron " avait vite fait de déceler la faille ou l'endormissement post prandial et la question " qui tue " tombait sur le malheureux qui s'était fait remarquer. Le diplôme arrivant, le choix de sujet de mémoire, moment incontournable dans la vie d'un élève, se porta sur " la névrose institutionnelle " joli terme pour parler de la chronicité. (d'ailleurs a y réfléchir, j'aurai pu l'appeler la nécrose institutionnelle !) Bonnafé, Gentis et Goffman me vinrent en aide. Mes lectures sur la sectorisation m'ouvrirent des horizons que les stages à l'hôpital ne m'avaient pas permis d'appréhender. Je m'étais plongé à ce moment là, dans un livre qui s'appelait " psychiatrie populaire, par qui ? pourquoi ? " de Bonnafé. " Il faut détruire le système asilaire et bâtir son contraire sur ses ruines ". Plus de vingt ans après … où en est-on ???

En 1980, Bonnafé écrivait " La psychiatrie est en crise. Autrement dit, tout s'y débat dans une phase critique de l'histoire où l'ancien agonise, cependant que le nouveau n'a pas encore pris corps. "
En lisant plus loin dans ce manifeste, il rajoute que la pratique du " hors les murs, tendant à ne placer en lieux spéciaux que le moins de gens possible et le moins longtemps possible, se pose primordialement la question des moyens, quantitatifs et qualitatifs, à mettre en œuvre pour réaliser une telle ambition.
Or, la puissance publique, animée par le principe de réduction globale des moyens, décrète des " fermetures de lits ", en bloquant dans le même mouvement tout développement des moyens qui permettraient le dépérissement des concentrations d'aliénés hérités de l'histoire, parce qu'on pourrait mieux soigner les gens qui traditionnellement, les peuplaient. "
2003, psychiatrie en crise ???
Une question très actuelle encore : " Pourquoi les travailleurs de la santé mentale, à travers les prétendues " révolutions " que connaît la psychiatrie, se retrouvent-ils toujours contraints à gérer diverses formes de procédures d'exclusion ? "

" Je ne prédis pas l'avenir, je le travaille "


Bonnafé m'a suivi à Déjerine, unité d'intra-hospitalier… Je travaillais dans cette unité pleine de vie, d'agitation et de fumée de cigarettes ! Pleines des innovations de Dominique qui m'a fait bien souvent mourir de rire ou de peur.
Le service est abonné à VST, revue des équipes de santé mentale, éditée par les Cemea (centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active).
" Si minime soient les chances de gagner ce qui nous tient à cœur, c'est à militer pour elles que nous consacrerons notre vie.
Et ce qui nous tient le plus à cœur, c'est la débâcle de tous les sectarismes, c'est la démultiplication infinie de la capacité des hommes quant à faire ensemble ce qu'ils désirent… "

Militer ! Je crois qu'il s'agit là de la première phrase de Lucien Bonnafé qui m'a poussé plus avant dans le travail que j'avais choisi. Militer pour le " prendre soin ". Militer pour l'amélioration des conditions de vie à l'hôpital, militer pour le secteur, militer pour " l'autre fou "…
A relire aussi un texte du numéro 67 de V.S.T. qui était consacré aux 40 ans du secteur où Bonnafé avait fait un article sur les anniversaires du secteur, et nous présente un échange savoureux entre un administratif et un psychiatre. A la question de : " Vous connaissez un texte qui permet ça ? " il est bon de répondre : " Et vous, un texte qui l'interdit ? ", pour rire ensemble et qu'à l'échelon départemental vienne une connexion avec ce qu'au ministère j'ai entendu dire publiquement par Marie-Rose Mamelet : " Ce que vous avez fait de bien, vous l'avez fait hors la loi ". Hors la loi (!) pour faire avancer les grands projets, il faut parfois faire des petits détours sans la loi... N'y a t'il pas aujourd'hui un grand projet qui pourrait bénéficier d'un tel conseil ??

Et la vie professionnelle s'écoule, au rythme des séjours thérapeutiques, des activités, des jeux, des toilettes et des bains, des chambres d'isolement et des balades, des médicaments, du quotidien parfois lisse, parfois enflammé ! Des rencontres superbes avec des soignants étonnants, de Marie la toulousaine, de Pascale cadre inclassable, de Dominique, des infirmiers-mères poules, des universitaires haut de gamme, des innocents les mains plaines, des voyous de haute voltige. Et puis une grande balade en extra-hospitalier à la recherche des entretiens infirmiers. Un parcours sur les bancs de l'université, rencontres fabuleuses de fadas aussi fous que moi, Isabelle et Michel peintre-poète et musicien qui travaille au " carré vert, le soin côté jardin ".. La rencontre avec V.S.T, la revue qui me prend dans ses filets et qui me fait devenir membre du comité de rédaction… et toujours Bonnafé pas très loin.

" aller aussi loin que possible dans la manifestation
du plus possible de solidarités avec les semblables dont on se sent différent "


Une première approche de l'écriture, de la recherche infirmière et nous voilà partis à St Alban aux rencontres de la psychothérapie institutionnelle pour la présentation de nos travaux ! L'écriture infirmière que Bonnafé, Daumézon, Le Guillant, voulaient libérer en organisant les stages des Cemea et en libérant la parole infirmière ils espéraient ouvrir enfin celles des soignés.
St Alban, enfin rejointe. Arrivée à l'hôpital, perdu dans la Lozère si belle au mois de juin. L'émotion si forte de parler dans cet espace porteur d'histoire, d'une partie de notre histoire. Les ombres demeurent. Les histoires se racontent entre deux interventions. Oury, Chaigneau, Tosquelles, Gentis, Bonnafé, Minard, Faugeras et tous les autres… J'ai le souvenir d'une intervention que nous y avons fait, Marie, Dominique et moi. La salle bruyante et la porte qui claque avant l'intervention… et le silence qui se fait… l'écoute attentive et pleine d'émotion, nous même alors très remués. Nous y avons parlé de toilette et d'intime. Le dernier mot prononcé et la salle qui écoute toujours en silence, le silence qui a été si long et si puissant. Le modérateur qui n'a pas pu reprendre de suite la parole… Un moment d'émotion pure…
Et puis St Alban comme une habitude, nous y sommes retournés… comme des gamins, heureux de retrouver nos marques, les rochers, la rivière, les virages de la route entre St Chely et St Alban. De belles promenades déambulations dans le village et dans ses environs. Les patients et les soignants mêlés sur la même place de l'hôpital. Des soirées festives où nous mangions l'aligot avant de danser sur des airs que seul le disquaire du coin avait dans ses bacs. L'hôtel d'application où nous avons vécu des soirées décalées !

V.S.T. qui publie une photographie superbe de Lucien Bonnafé dans son numéro 66. Une photo en noir et blanc d'un grand-père tendre au sourire magnifique. Encore plein de pistes de réflexions de sa part, qui me lance dans des discussions passionnantes avec les collègues de psy infanto-juvénile.
" L'aberration des césures instituées entre psychiatries infantile et adulte en dit long sur les obstacles opposés à la conception et la pratique d'une psychiatrie générale de secteur ; mais toute innovation de progrès ne s'est jamais faite qu'hors la loi, et c'est hors de la soumission aux mœurs de ce système qu'il importe d'innover ". " Ce n'est pas impossible "

Et puis un retour à l'hôpital, un peu de temps syndical, un peu de temps recherche en soin et toujours autant de plaisir à soigner. La création avec Marie, Dominique et Emmanuel de l'association serpsy puis du site Internet.

" Alors tu rêves, dit l'adulte, rends toi utile.
- Oui je rêve, répond l'enfant, et vous ne vous rendez pas compte
De ce que j'apprends en rêvant et de quelle utilité
Pourrait être cet exercice pour moi et pour vous. "


Au hasard des rencontres virtuelles, celle de Lucien Bonnafé… qui accepte d'écrire pour serpsy un texte sur le secteur. Et qui prend l'habitude d'envoyer des messages.
Certains textes sont parfois au vitriol quand il s'agit de parler de son ennemi (son seul ennemi, si j'ai bien compris, celui qui confirme sa règle..) Alexis Carrel. Celui-ci médecin français collaborateur, adhérent au Parti populaire français, pro-nazi, pendant la période de Vichy était dans les années 1990 propulsé sous les projecteurs par le F.N. qui désirait le faire figurer au panthéon des savants humanistes pour ses travaux sur l'eugénisme ( !). Bonnafé à écrit en 1992 avec Patrick Tort L'Homme, cet inconnu ? Alexis Carrel, Jean-Marie Le Pen et les chambres à gaz.
D'autres sont parfois poétiques, parfois prophétiques, toujours plein de vivacité.

Il prenait soin de souligner ses mots-forces en gras, de disposer ses mots sur l'écran, de jouer avec les majuscules, les guillemets et l'agencement du texte.
Pour lire ces messages, je prenais le temps, ils n'étaient pas toujours faciles, mais j'étais toujours émue de le recevoir… lui !
Et puis, il est parti…
Son dernier message de début mars est encore dans ma boîte, je n'arrive pas à le classer…
Le chemin ensemble n'est pas encore fini.


@Marie Leyreloup

" Et la boucle du souvenir se referme sur le bouquet des rêves d'avenir. Provisoirement... "