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Au nom des soignants non médecin, ceux avec qui ces trente dernières années tu as travaillé la question du désaliénisme, nous te saluons et t'assurons que nous continuerons ce travail.

Au nom des infirmiers des hôpitaux psychiatriques, devenu de secteur dans les années 1970, pour qui dès 1946 à la demande de Germaine Le Guillant et de Georges Daumezon tu as consacré ton intelligence avec eux à créer les stages de formation. Ceméa : Centres d'entraînement aux méthodes d'éducation actives, mouvement d'éducation populaire. Cette invention, est déterminante dans l'évolution de l'histoire de la psychiatrie, elle marque aussi le dépérissement des pratiques asilaires.

Lucien, souvent toutes ces dernières années tu me rappelais la stratégie que vous aviez mise au point avec Daumézon et Germaine Le Guillant pour faire évoluer les pratiques de gardiennage vers celles du prendre soin.
C'est en 1954 que Daumézon et Germaine Le Guillant créent V.S.T, le premier N° est de décembre 54 avec comme titre Vie Collective et traitements, bulletin du personnel des établissements de soins pour malades mentaux.
Dés le numéro suivant, la revue prend définitivement le titre de Vie Sociale et Traitements, c'est dans celui-ci que tu écris un article consacré à l'insulinothérapie, ou me disais-tu le propos était essentiellement de changer les pratiques,

vous étiez en train de les bouleverser dans une entreprise révolutionnaire.

Tu m'as souvent raconté qu'avec Daumezon ce premier article n'était là que pour mieux préparer les lecteurs au choc que la conférence prononcé par toi au stage de Joinville en septembre 1954, devait déclencher, en effet ce texte publié dans le N° 3 d'avril/mai 1955 reste pour certains d'entre nous fondateur des pratiques d'aujourd'hui.

Le titre est :
" les techniques d'observation "
il commence ainsi :
" Le gardien de fous de jadis est en train de devenir un infirmier hautement spécialisé. Son rôle de surveillance s'est effacé aujourd'hui derrière des responsabilités plus hautes, grâce à l'acquisition de techniques. Cela est devenu une banalité. On a l'habitude de mettre en valeur, à ce sujet, le niveau de plus en plus élevé des techniques de soin et de réadaptation.

Mais il est dans le métier, poursuivais-tu, tout un domaine très important, qui correspond à un niveau de qualification très élevé, et dont on ne parle guère à l'heure actuelle. Je veux parler des techniques d'observation.
Pour moi, pour nous le travail d'observation c'est là ton premier et fondamental enseignement.
D'autres et combien d'autres suivront et perdureront bien au-delà de cette journée.

Il me reviens- de nos discussions, pendant ces trajets que nous faisions ces dernières années pour t'accompagner là ou l'on avait souhaité t'entendre te rencontrer, que ce soit à Aubervilliers en présence de Jacques Ralite, ou à Paris pour présenter une réédition d'un texte d'Henri Lefébvre que tu avais préfacé.

Ou encore au Littoral quand tu participé au stage que nous organisions sur la psychiatrie de secteur, je me rappelle aussi que dans les discussions d'aujourd'hui préparatoire au états généraux de la psychiatrie, tu me parlais d'Auxerre en 1974, et qu'il fallait nous méfier du D.P.R Diviser pour Régner.
Là encore ta parole était prophétique.

Lors d'une rencontre en janvier 1976 avec G. Le Guillant, Françoise Picard et deux infirmiers Marcel Menin et Sylvain Joseph à leur question sur le texte que tu avais l'intention de lire à ce congrès tu précisais que ces pages étaient plus intéressantes pour les infirmiers que pour les médecins.
Et tu continuais ainsi :

" Je pense que les facteurs de solidarité entre les uns et les autres sont infiniment plus important que les facteurs de division. Cependant, il est vrai qu'il existe des différences significatives dans la manière de vivre la réalité, et ces différences sont beaucoup plus fondées sur les contraintes de la réalité que sur les plus ou moins bonnes intentions.

Voyez la question du fameux " modèle médical " dont on parle tant dans les équipes psychiatriques : le " demandeur de service ", qu'il s'agisse du client qui vient consulter ou du service hospitalier, demande toujours le docteur. Dans une équipe soucieuse de déhiérarchisation, de décentralisation dans la répartition des rôles, c'est mal vécu ; les membres de l'équipe se sentent plus ou moins annulés, méprisés, et ils demandent au docteur : " donnez-nous droit de cité, dites que nous existons ". Cela te fait penser à un passage du " Château ", de Kafka, qui dit à peu près ceci : " Si du château, la haut, il nous tombe quelque chose, c'est très bien. Mais si nous, en bas, nous faisons quelque chose par nous-mêmes ?… "
Bien sûr continuais-tu, la prescription est réservée au seul médecin. Mais la grande ambition du médecin, c'est de se mettre au niveau du malade. Et ceci est beaucoup plus facile à l'infirmier, qui parvient à établir une relation de parité avec le malade, en parlant avec lui de bien d'autres choses que de son délire, ses phobies et tous ces problèmes de santé. Et cette relation, méprisée par les pédants, mais enviée par les plus savants, permet de pratiquer une thérapeutique de haut niveau. "
La relation soignante voilà l'un de tes grands travaux, auquel tu n'a cessé de nous associer.
Un autre chantier, en sortant des comités de rédaction, c'était avec Michel Duterde vous rêviez d'inventer de nouvelles internationales, que dire de ce projet dans les heures sombres que nous vivons.
Tu as soutenu dès le début la création de la SEREHP , entreprise insensée d'infirmiers qui autour de Gilbert Léon et de Maurice Mallet ont voulu témoigner de l'Histoire, avec ton énergie pour le travail contre l'oubli, tu ne manquais jamais de nous dire " n'oubliez pas les oubliettes "
Puis ce fut la SEREHP de Corbeil, autour de Bernadette Chevillon et de bien d'autres, qui a comme objectif de faire connaître ton travail.
Le dernier N° de V.S.T de la fin 2002 a pour thème la place de l'usager, dans ton article intitulé : Usagers Questions pertinentes ou impertinentes.
Tu nous interpelle avec une série de qui, à la fois poétique et tellement inscrite dans la vie quotidienne, que nous ne pouvons pas ne pas te répondre. Toi qui n'a cessé de nous dire " Qui y-a-t-il pour votre service ? "

Et puis il me reviens en mémoire nos dernières rencontres, celle à laquelle tu as accepté de participer dans le service d'Annie Ruat avec qui je travaille actuellement, nous en parlons encore, quelle sensation tu avais fait ce jour là en nous parlant de la fée électricité !
Celle plus intime du 15 octobre 2002 ; pour tes 90 ans.
Depuis dimanche, le téléphone n'arrête pas de sonner, internet est saturé de messages de sympathies, beaucoup sont aujourd'hui en ce moment avec toi, avec nous pour dire la peine qui est la nôtre. à Sotteville, mais aussi à St Alban bien sur et à Nice, Lyon, Marseille et ailleurs encore…
Au revoir Lucien


Yves Gigou 21 mars 2003