Lucien Bonnafé, psychiatre de son état, aimait à citer la formule de Lautréamont : « La poésie doit avoir pour but la vérité pratique », s’opposant ainsi non seulement au partage convenu entre les doux rêveurs et les « pragmatiques », ceux qui se coltinent la concrète et rugueuse réalité, mais aussi, par contrecoup, associant la poésie à la vérité (pratique), il la laïcisait en quelque sorte, et l’affirmait comme étant de toute première importance et de toute nécessité. Si le poète Fernando Pessoa a pu écrire que d’aucuns souffraient dans leur être, faute d’avoir été suffisamment rêvés, accordant ainsi à l’imaginaire une place essentielle dans l’appréhension du réel et la constitution du sujet, Lucien Bonnafé, à l’écoute quotidienne des souffrances psychiques, a soutenu, maintes fois, que ces souffrances-là pouvaient résulter d’une carence poétique dans la perception du monde. En appeler au poétique, ce fut le moyen trouvé pour lutter contre les discours à prétention scientifique qui ne s’occupent que du cerveau ou qui, pris d’une passion classificatrice, recouvrent le sujet de signes avant d’en conclure au caractère radicalement aliéné du malade, et de l’abandonner à sa folle solitude. C’est opposer aux discours savants mais ignorants, à la parole tranchante, « autoritaire, sectaire, dogmatique, ségrégative, discriminatoire, rejetante, réductrice, morcelante, démembrante », le tumulte des contradictions que la parole poétique, conscience palpitante au plus près de la vie, celle de tout voleur de feu, arrache à l’épaisseur de la langue.
C’est ainsi que Lucien Bonnafé, étudiant à Toulouse, le regard rendu fertile par sa rencontre avec le surréalisme, découvrit avec quelques camarades, sous le fatras d’objets ordinaires et hétéroclites, la potentielle beauté de toute chose lorsqu’elle est livrée au pouvoir infini de l’imagination, lorsqu’elle est libérée de la pression utilitariste à laquelle la société la soumet, lorsque, ouverte au sens, elle échappe encore à toute version univoque et codifiée. Lucien Bonnafé fut fidèle toute sa vie à la principale leçon qu’enseigna le surréalisme, une leçon de liberté et de combat : la poésie est un acte insurrectionnel.
Membre des Jeunesses communistes, puis du PCF dès 1934 jusqu’à la fin de sa vie, recherché pour ses menées antifascistes par de trop zélés fonctionnaires, il eut soudainement de très bonnes raisons pour quitter au plus vite la région parisienne, déclinant au passage les responsabilités qui lui étaient proposées, pour gagner la zone Sud, et accepter un poste de médecin, en 1942, à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, en Lozère.
L’hôpital dont il devint le médecin directeur en 1943, tout en demeurant dans la clandestinité, fut certainement pour Lucien Bonnafé le lieu et le moment où se cristallisèrent ce que seront désormais les axes majeurs de ses combats théoriques et politiques. « Sur ces hauteurs, écrit-il, s’activèrent des résistances en tous genres : contre la plus inhumaine des occupations… contre les malfaçons des esprits… contre les inhumanités en tous genres, asilaires entre autres. » La résistance à l’occupation nazie s’organisa hors et dans l’hôpital, en accueillant d’abord un certain nombre de combattants contre l’occupant qui vinrent s’y réfugier, tels le philosophe Georges Canguilhem, le poète Paul Éluard, lorsqu’il fallut que « la poésie prît le maquis », pour ne citer que les plus connus de ce cortège de proscrits. Une autre façon de résister à l’oppresseur se fit jour, sous la forme de la communauté humaine de soignés et de soignants qui aussitôt s’organisa, ce qui eut d’abord pour conséquence que tout le monde put survivre à ces temps de disette, mais où surtout se révéla avec évidence la profonde et commune humanité des malades et des soignants. Alors que l’Allemagne nazie avait conçu et mis en œuvre un programme d’extermination « des vies indignes d’être vécues », en France, sous le régime de Vichy, 45 000 personnes moururent de faim dans les hôpitaux psychiatriques, comme par inadvertance.
« C’est le champ même de la folie comme événement humain qui a d’abord été nié, avant l’organisation des assassinats », écrivait le psychiatre catalan François Tosquelles, qui, fuyant le franquisme, avait lui aussi trouvé refuge à Saint-Alban. La rencontre de ces deux hommes fut un événement d’importance, car tous deux dénonçant la misère de la pratique aliéniste, qui consistait essentiellement, en les enfermant, à protéger la société de ses fous, développèrent, dans le cadre de la Société du Gévaudan, créée pour la circonstance, une autre forme de résistance : le travail de la pensée. Tous deux s’étaient bien rendu compte que la folie était en quelque sorte une coproduction du malade et de la société, qu’un certain nombre de symptômes attribués à une pathologie particulière étaient de fait induits et provoqués par un contexte institutionnel, un certain regard pseudo-scientifique, des positions théorico-idéologiques déterminant un certain rapport à l’autre. De cette lutte contre l’asile, dans sa version la plus sombre, et de cette considération de la folie comme une possibilité proprement humaine, naquit d’un côté le mouvement de psychothérapie institutionnelle et de l’autre la psychiatrie de secteur, vouée à développer une pratique psychiatrique « désenclavée », hors les murs, et dont Lucien Bonnafé fut un défenseur acharné. La folie étant plutôt un moment critique dans l’aventure de toute une vie, cela suppose un accompagnement, mais aussi, et cela est plus original, un travail avec l’environnement puisque l’on ne peut dissocier le trouble mental du grouillement d’interactions au milieu desquelles il apparaît.
Les volontés actuelles qui veulent confondre folie et dangerosité et contraindre la psychiatrie à un contrôle social pur et simple laissent à penser que la voie ouverte par Lucien Bonnafé, notamment celle d’une psychiatrie populaire visant à « changer la façon commune de penser », la folie entre autres, reste encore à parcourir.
Lucien Bonnafé ne cessa dès lors d’être lui-même : résistant au dogmatisme et à l’orthodoxie, il fut et reste le combattant des « nains du jour noyés dans leur sourire béat».
Patrick Faugeras est également directeur ′de collection aux Éditions Érès.