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Patient-usager

Des "sous-soignants" pour des " sous-hommes" ?

Le Craesi (2) se veut un espace pour penser. C'est ainsi que vers la fin de l'année 1999, quelques soignants des unités pour polyhandicapés y ont débarqué pour nous demander de les aider à réfléchir aux difficultés qu'ils rencontraient dans leur pratique. C'est à cette occasion là que je découvre ceux que, depuis, j'appelle avec beaucoup de sympathie " La Bande à Lévy (3)", soit environ une quinzaine d'ASH, d'aides-soignants et d'infirmiers, tous volontaires naturellement. Ensemble, nous précisons ces difficultés, les attentes de chacun et choisissons la méthode la plus adaptée pour répondre à leur demande.
Ce jour là, c'est avant tout la colère qui s'exprime. " Ce qui se passe ici, tout le monde s'en fiche ! On est de la merde ! ". Et les uns les autres de raconter des scènes de la vie quotidienne à Lévy , d'énumérer les difficultés pour obtenir du linge ou du matériel … Ils se sentent méprisés par l'ensemble des acteurs de l'institution, "tout comme le sont les patients hospitalisés à Lévy, d'ailleurs ! ", abandonnés de tous, des médecins aux différents services de l'hôpital, en passant par la hiérarchie infirmière et déniés en tant que soignants.

" Les Lévy ", selon l'expression consacrée à Marchant (4), qu'ils soient professionnels ou patients, apparaissent indissociés, indissociables et coupés du monde extérieur. Tous semblent vivre en vase clos, relégués au fin fond de l'hôpital psychiatrique, à l'endroit où jadis "on parquait les cochons "
Si la colère est grande, l'humour n'est pas moins présent ainsi que la pugnacité. " La Bande à Lévy " ne baisse pas les bras, résiste et fait appel à l'extérieur. Cette première phase de révolte passée, les uns et les autres racontent la vie de leurs unités. Et il y en a de la vie à Lévy ! De la vie que peu à l'extérieur soupçonnent. " Oui, ca me plaît de travailler ici parce qu'il y a de la vie. Je me crois dans la chanson d'Aznavour "Viens voir les musiciens". C'est comme quand le cirque arrive dans un village … Le bruit, la liberté, les couleurs, ça court, ça crie. Pas de retenue. On est là pour gérer cette pagaille et on n'y arrive jamais, mais c'est vivant ".

A l'issue de cette rencontre, le " chantier " était ouvert. Chacun y a trouvé sa place et fouillé la parcelle de son choix, à son rythme. Certains ont choisi de participer à des entretiens pour dire qui ils sont et comment ils conçoivent leur mission. D'autres se sont penché sur le passé ou sur l'architecture. D'autres encore ont commencé à écrire de petites vignettes cliniques. Enfin, un groupe de lecture (textes théoriques en lien avec notre sujet d'étude) s'est construit. Lévy est devenu une véritable ruche où chacun travaille à une œuvre commune.
Je ne livrerai que les grandes lignes de ce travail, qui n'est pas une recherche mais plutôt une réflexion approfondie. A une époque où tout le monde râle (et ne fait même plus que cela), il me paraît essentiel de témoigner de l'expérience particulièrement courageuse d'une équipe qui résiste à la morosité ambiante, refuse de baisser les bras et s'obstine à penser les soins qu'elle dispense aux polyhandicapés, leur restituant ainsi leur dimension humaine.

Mais qui sont donc " les Lévy " ?

Conceptions de l'Homme

N'est-ce pas à cette question fondamentale que nous renvoient les "arriérés profonds" ? La différence démesurée qui nous sépare d'eux ne nous empêche-t-elle pas de les considérer comme humains et de leur conférer un statut de sujet ?
La définition de l'Homme que donnent spontanément les deux tiers des personnes interrogées est : un être humain. C'est donc avant tout son appartenance à "l'espèce animale la plus évoluée de la terre qui le définit" (5) .
Les deux tiers tentent de définir plus avant les contours de cet Homme et c'est alors qu'apparaissent d'autres caractéristiques :
"c'est quelqu'un qui s'active, qui est dynamique", "qui ne reste pas prostré", "qui progresse", "qui veut aller toujours plus loin", "qui cherche à avancer toute sa vie durant". L'Homme est donc avant tout un être en mouvement.
"C'est un être capable de communiquer et d'échanger", "il est en interaction avec les autres", "il appartient à un groupe". C'est ensuite un être de communication, un être social. Pour un soignant c'est "quelqu'un sur qui on pourrait s'appuyer". Pour un autre, un Homme représente "courage, générosité et force".
L'écart entre l'Homme (sain par définition) et le polyhandicapé est énorme. Celui-ci serait même l'antinomie de celui-là : Le polyhandicapé a "des difficultés à s'exprimer", "des difficultés de communication", "des difficultés pour se faire comprendre, pour se faire entendre", "des difficultés pour évoluer, pour suivre la société…". " Ce sont des personnes dépendantes ", "qui auront besoin de soins et de structures adaptées toute leur vie". " Ils sont très diminués, extrêmement diminués ". Le polyhandicap est "une défaillance", "un manque". Etre polyhandicapé c'est être " exclu", c'est être atteint dans son corps et dans son mental de troubles tels que "ça empêche une vie normale en société". C'est "être exclu", "être rejeté". C'est "une grande souffrance". L'un est définit comme le négatif de l'autre. L'Homme tout en puissance et en promesses repousse dans l'ombre "l'aliéné parmi les aliénés" au destin sans espoir. Si l'homme de la rue peut se protéger de cette vision terrible, le soignant des unités longtemps appelées de "défectologie", lui, ne le peut pas. " Démesure de l'immense malaise qui envahit tout soignant s'adressant à ces arriérés profonds. Comment comprendre ? Comment sentir les désirs, l'angoisse, le plaisir, le déplaisir de ces hommes et de ces femmes, de ces grands enfants qui ne paraissent pas vivre dans des dimensions que nos mots suffisent à définir ? " (6) . Oui, comment approcher tous ces malades, preuves tangibles de l'échec de la médecine devant certains troubles organiques ? " Ils existent comme tels, et leur caractère commun est d'être insupportables, parce que nous ne les guérissons pas et parce que leurs actes, leurs gestes, nous touchent à nos points les plus sensibles " (7) .C'est donc avec toutes ces contradictions que chacun travaille à Lévy.

Conceptions du soin

Pour l'ensemble des interviewés, la santé et la maladie s'excluent l'une l'autre. L'attachement des individus au social va de pair avec être indispensable, productif, en bonne santé. La maladie est associée à une violence, une destruction du lien et du rôle social et représente une régression pour soi et la collectivité.
Si la maladie est définie de manière péjorative, le polyhandicap, nous l'avons vu plus haut, l'est encore bien plus. S'il est possible d'espérer guérir, éradiquer ou dépasser la maladie, voire même de rêver de miracle dans les cas les plus désespérés, rien de tel pour le polyhandicap qui, lui, illustre de manière rédhibitoire les limites intolérables de la médecine. Que signifie alors le mot "soigner" dans un service comme Lévy ?
Soigner "ce n'est pas guérir". C'est avant tout "entrer en contact", "mettre en confiance", "être à l'écoute", "rassurer", "sécuriser", "parler", "accompagner", "prendre en charge", "s'occuper d'eux, en prendre soin". Soigner c'est donc un savoir-être plus qu'un savoir-faire. C'est une manière d'être là et de prendre soin (ce que les anglais appellent le " caring", en opposition au " curing " qui s'apparenterait à " guérir ").

La seconde étape du soin consiste à "reconnaître la maladie, la souffrance", "faire le tour des capacités de la personne" et "les prendre en considération" pour mieux "s'adapter à la personne et à sa maladie" et l'aider ainsi "à alléger le poids de son handicap". C'est faire en sorte qu'elle "parvienne au meilleur état de santé possible", qu'elle réunisse "des conditions favorables à une vie la plus normale possible" pour "que la maladie n'aie plus une place centrale dans sa vie", et "qu'elle puisse accéder aux plaisirs secondaires".
Cette étape là suppose bien entendu, que la personne soit considérée comme sujet, ce qui, pour les polyhandicapés n'est pas acquis. C'est sans doute la raison pour laquelle plusieurs soignants de Lévy précisent que soigner "c'est rendre sa dignité à une personne".
La conception du soin à Lévy est avant tout humaniste et holistique. Cependant, la pratique n'y est pas aisée du fait des troubles (surtout psychiques) liés aux polyhandicaps des patients dont les personnels ont à prendre soin. Comment décrypter les difficultés des personnes qui n'ont pas les mots pour les dire ? Comment repérer et canaliser les réactions affectives de chacun lorsqu'elles sont essentiellement agies ? Comment gérer le stress qu'entraînent le mouvement perpétuel et le bruit ambiant constant ? Enfin, comment supporter la violence intolérable que représentent les automutilations quasi quotidiennes que s'infligent certains patients ?

A Lévy, le moindre mouvement a son importance. Aussi, tous insistent-ils sur l'importance " d'observer les comportements". C'est même le seul moyen dont disposent les personnels pour décoder l'état physique (8) et les mouvements psychiques de ces patients, dont les états affectifs s'expriment à travers leur corps. La plupart d'entre eux, peu capables de distinguer ce qui vient de l'extérieur de ce qui vient de leur propre corps, remuent en tous sens, s'agitent ou s'apaisent, crient (de plaisir ou de colère), pleurent, s'agressent ou régressent en fonction des moments de la journée, de l'ambiance créée par le groupe (soignants/soignés), des événements, des activités, des changements internes propres à chacun … Pour chacun des résidents, les personnels, soignants ou non, se font ethnographes et recueillent jour après jour des indices, qu'ils partagent entre eux. Ces échanges affinent leur compréhension du mode de fonctionnement et des limites de chacun et devraient permettre une meilleure analyse des situations quotidiennes et des séquences d'interactions. Les membres de cette équipe tricotent ensemble leurs idées. Ils tissent ainsi autour de chaque résident un espace, une ambiance pour les éveiller à la vie, au plaisir, au désir. Ils ont une fonction contenante. Georges Papanicolaou (9) parle de " portage " : " il s'agit de porter le patient et de traiter sa psychose au corps à corps, afin que sa souffrance devienne supportable… C'est porter attention mais également le porter pour l'aider à traverser les épreuves, les insuffisances et les échecs qu'il vit. C'est porter jusqu'à le supporter. Le rendre supportable à lui-même et aux autres, là où précisément, il dérange " . (10)

Une équipe soudée, libre d'inventer

Lorsque j'interroge les uns et les autres sur "ce qui leur plaît à Lévy", ils sont unanimes : C'est d'abord le travail en équipe. La notion de groupe est très forte dans ces unités. " C'est un pavillon lourd et ça donne l'impression que plus c'est lourd, plus c'est difficile, plus on est solidaire. Les jours où il y en a un qui va pas bien, il y en a toujours un qui pousse ou qui tire… ". La notion d'appartenance dépasse le groupe professionnel et inclue le groupe des patients : " Il y a une sorte de lien qui s'est créé entre les patients et les soignants. On forme un peu une famille ".
Ce qui stimule également l'ensemble des personnels de Lévy, ce sont précisément les difficultés pour entrer en contact avec les polyhandicapés. Rien n'est jamais acquis d'avance. " J'aime le difficile apprentissage de l'observation et de la communication non verbale que m'a apporté la découverte de patients atteints de ce type de pathologie ". Il faut inventer, innover : " Ce que j'aime ici, c'est la relation avec les patients qui sont difficiles à prendre en charge… Ici, seuls trois patients sur quatorze parlent ou répètent quelques mots. Alors, il faut inventer une autre forme de communication. On parle davantage avec les yeux, le corps, la main ". Il faut toujours se questionner, "interroger les attitudes, les mimiques, les cris, les pleurs, les gestes" Beaucoup ont évoqué le bonheur de voir évoluer les uns ou les autres : " Les patients nous renvoient beaucoup de joie. On rigole bien avec eux. Ils sont attachants, attachants oui. Il y a des moments où on sent le chemin parcouru, où ils nous renvoient presque de la gratitude …Le mot est fort … Oui, on a vraiment l'impression qu'on leur apporte une bouffée d'oxygène. Ils sont contents de nous voir. Quand ils se rappellent notre prénom, par exemple, c'est un grand bonheur. Faut pas se leurrer, ça fait toujours plaisir de savoir qu'on ne passe pas inaperçu et qu'on ne travaille pas dans le vide ". Les jolis souvenirs que m'ont rapportés les personnes interviewées portent tous sur des moments d'éveil à la vie et à l'autre en général, à soi en particulier.
Enfin, tous apprécient la liberté de travailler comme ils le sentent. "Qui que vous soyez, vous pouvez tout faire. On ne vous mettra pas les bâtons dans les roues. Oh! on va ricaner parfois, mais on vous laisse faire, puis ça peut donner des idées à d'autres. Ca peut être un moteur ".

L'envers du décor - fusion, clivage et projection

Bien entendu, il y a l'envers du décor. Si ces équipes se sentent soudées à l'intérieur de leur unité, elles déplorent (presque de manière inversement proportionnelle) la solitude et l'abandon de l'extérieur. Du dehors, elles donnent l'impression de blocs d'où les médecins, les cadres et le reste de l'institution sont absents. Ceux-ci sont-ils exclus ou s'excluent-ils d'eux-mêmes ? Il est évident que les liens affectifs soignants/soignés sont extrêmement intenses. Et si c'est un aspect qui participe au plaisir que tous ont à venir travailler, c'est également une source de difficulté. En effet, tout au long d'une journée, le professionnel que chacun se construit est bousculé et c'est alors l'être intime qui est interpellé par des situations archaïques insupportables, réveillant chez tous des interdits infantiles primitifs. Beaucoup de patients qui n'ont pas acquis le contrôle sphinctérien jouent avec leurs fèces. D'autres se masturbent tranquillement à la vue de tous. La plupart respectent peu les créations des soignants pour introduire un peu de vie dans les unités (décorations murales par exemple). Enfin, l'ensemble de ces patients (dont certains deviendraient facilement des "tyrans"), soumet les membres de ces équipes à de rudes épreuves physiques. La distance personnelle vole en éclat. Ils les tirent, les poussent, les salissent, fouillent leurs poches, les pincent, les reniflent, les caressent et les tripotent. Si quelques uns ont eu du mal au début avec ces contacts physiques très proches, tous se sont habitués rapidement, comprenant qu'ils sont le support indispensable à la relation et de tout apprentissage.

La plupart des personnes interviewés emploient pendant les entretiens des mots qui désignent la tendresse, l'attention, le plaisir de prodiguer des soins de nursing, le besoin de protéger pour certains et la plupart font le lien avec les soins maternels. Mais c'est aussi là que commencent les difficultés. Trouver les limites : " Ca me fait bizarre, vu mon âge, de jouer un peu à la maman ". " Que nous le voulions ou non, nous avons un rôle de substitut familial. Nous acceptons d'avoir des rôles avec ces patients-là, des liens presque affectifs, que nous éviterions à tout prix avec d'autres patients psychiatriques. En plus du rôle thérapeutique purement professionnel, il y a un lien affectif qui est incontestable, lié à l'absence des familles, à la durée des placements et à l'âge mental de la plupart des patients qui est proche de celui d'un petit enfant ". " La difficulté avec ces patients dont les familles sont absentes ou quasi absente, c'est de vouloir tout faire pour eux. Il y a peut-être des familles que nous pourrions mobiliser un peu plus ". " Nous aurions tendance à prendre les patients pour nos enfants. Ils ne sont pas nos enfants ".
Les rapports sont trop fusionnels et La Bande à Lévy fait appel au tiers. En effet, cette absence de tiers sera le leitmotiv de tous les entretiens sans aucune exception. Cette plainte est "portée" contre l'institution, contre les cadres mais surtout contre les médecins en général, paradigme semble-t-il du Référent de l'Institution : " Les médecins sont absents ". " Ils n'ont pas d'intérêt pour les patients ". " Ils ne reconnaissent notre travail. Ils emploient un ton cynique pour qualifier nos prises en charge ". "Nous avons les pires difficultés pour les faire intervenir de façon rapide et efficace, même pour des problèmes purement somatiques ". " Ici, il y a parfois de la souffrance et j'ai l'impression qu'elle n'est pas reconnue. Je ressens que pour les médecins, ces patients ne sont pas importants ". " Ici, tu peux faire ce que tu veux. C'est bien, mais d'une certaine manière c'est terrible. C'est comme si rien n'avait d'importance. On se sent un peu isolé, livré à nous-mêmes. "… Les uns et les autres m'expliquent qu'il a fallu des années pour qu'un médecin soit nommé référent de ces unités. " C'est une femme " me précise-t-on. Pourrait-on vraiment lui reconnaître une fonction de tiers ? " Le Patron, lui, vient très rarement. On n'est sans doute pas assez intéressants pour lui ". Ah, ce " Patron " ! Qui ne serait pas assez intéressant pour lui ? Les soignants ? Les soignés ? Nous l'avons dit plus haut, les polyhandicapés renvoient tout soignant à l'échec de la science en général et de la médecine en particulier. Comme l'écrit Diatkine, "leur destin sans espoir et la répétition de conduites confondantes et intolérables mettent sans cesse en cause le statut même des soignants". La tentation de battre en retraite est grande. L'absence des médecins revient dans chaque entretien. Sans doute est-ce en partie le reflet de la réalité. Après tout, pourquoi réussiraient-ils mieux que les autres à supporter la négation de leur statut de soignant ? Pourquoi ne seraient-ils pas tentés de fuir aussi ?

Blessures et traces

Je terminerais sur les souvenirs c'est à dire sur les traces. Nous l'avons vu, tous les bons souvenirs racontent des histoires d'éveil à la vie, de progrès, de rencontres et de plaisir partagé Les mauvais souvenirs, dont les trois quart évoquent des confrontations violentes, s'accompagnent d'un sentiment de solitude et d'échec. Il est par ailleurs remarquable que même si ces souvenirs évoqués sont anciens, la charge émotionnelle reste intense au moment du récit. Quelles sont ces confrontations violentes ? La violence des images. " J'ai pas vraiment de mauvais souvenir. C'est plutôt une image qui m'a frappée. C'était la première fois où je suis arrivée ici. Je venais pour faire mon planning. Je n'avais pas encore pris mes fonctions. J'ai vu ce long couloir avec ces patients déformés, une patiente qui se tapait la tête contre le sol, une autre qui criait. Je me suis dit : c'est la cour des miracles. Ca ne m'a pas fait peur mais ça m'a touchée de voir toute cette misère rassemblée sur un long couloir ".

La violence des affects : " Un patient a été battu lorsqu'il était enfant. Un jour, il m'a poussée à bout. Je lui ai demandé s'il cherchait à ce que je lui donne une gifle et il m'a répondu oui. Eh bien ça, ça m'a percutée ! J'avais failli déraper… Oui, ça m'a percutée ".
La violence de certaines scènes : " Une patiente a eu une phase d'automutilation très poussée sur une quinzaine de jours. Ca a été très très dur psychologiquement, parce qu'on ne savait plus quoi faire et quand tu es impuissant comme ça, tu te demandes pourquoi t'es là, à quoi tu sers … ".
La violence des réponses de l'institution à la souffrance : "L'isolement et la contention. Dans ce service ca reste des moyens souvent employés. C'est le plus difficile à vivre pour moi. Je pense que c'est difficile pour beaucoup d'autres aussi. Une patiente qui au cours d'une grosse crise d'angoisse s'arrachait violemment les ongles. Les traitement chimiques étaient inefficaces. Elle ne nous entendait plus. Il a fallu la contenir. Ah ça, elle a cessé de s'arracher les ongles et nous nous étions plus tranquilles, plus rassurés mais son angoisse à elle n'a pas baissé pour autant. Des exemples comme celui-là, il y en a à la pelle, chaque semaine ".
La violence des agressions subies. Ce sont les souvenirs les plus nombreux ou l'émotion est la plus prégnante même si certains sont laconiques : " j'ai été agressée par un patient en début de carrière " ou si d'autres sont devenus en apparence fatalistes : "un patient connu pour son agressivité a profité d'un instant d'inattention pour me griffer et puis faire comme si rien ne c'était passé. C'était au début de mon affectation ici. Il a profité d'une baisse de ma vigilance. C'est là que j'ai compris que la violence ici est quotidienne et malheureusement anodine pour eux et pour nous ". D'autres encore ne s'y feront jamais : " un mauvais souvenir ?… Les coups qu'on attrape. Une fois dans le couloir un patient m'a donné un grand coup de poing dans le dos. J'ai eu une grosseur sur la colonne vertébrale. J'ai fait une déclaration à la médecine du travail. On m'a donné une pommade et c'est parti ". Puis, il y a ceux qui s'interrogent encore longtemps après : " il n'y a pas longtemps, j'ai reçu une gifle et un coup aux cervicales. Je ne l'ai pas vu ni entendu arriver. J'ai été surprise. J'ai pleuré parce que je n'ai pas compris pourquoi. Aujourd'hui je ne sais toujours pas pourquoi ". Enfin, il y a ceux qui ont subi un véritable traumatisme : " un mauvais souvenir ? Le jour où un patient en crise m'a démontée ... J'essaie d'oublier mais je suis marquée à vie. Arrêts de maladie…deux hospitalisations…deux opérations… Puis j'ai reçu un courrier disant que j'étais apte à reprendre le service. C'est tout… Aujourd'hui je suis balafrée. Des coups j'en ai reçu dans ma vie mais là j'ai été marquée très fort… Peut-être que j'ai pas su le tenir. Peut-être que je n'ai pas été assez vigilante. C'est bien fait pour moi… J'en ai parlé à une amie à l'extérieur puis après, ici, avec les collègues, mais entre nous. A ce moment là j'ai eu l'impression qu'on pouvait crever dans son coin, qu'on s'occuperait pas de nous ".

Nous avons vu dans un chapitre précédant, qu'une des fonctions importantes des soins à Lévy était le " portage ". Si c'est une fonction essentielle pour " amener à la vie " des patients, c'en est une tout aussi essentielle pour des soignants. Il est évident que le travail de " contenance " d'une équipe doit être à son tour contenu et soutenu par un travail institutionnel et une réflexion clinique. C'est peut-être ce manque qui transparaît le plus dans le discours des personnes interviewés.

Conclusion

Pour conclure je reviendrais sur l'appellation donnée pendant très longtemps, à ce type d'unité : "service de défectologie" La défection, c'est "l'abandon d'une cause, d'un parti auquel on appartient" (Petit Robert). Qui fait défaut à qui ? Le patient ? Le médecin ? Quel parti quitte-t-on ? Le patient abandonnerait-il le genre humain auquel il aurait dû appartenir ? Le médecin abandonnerait-il la cause de ceux qu'il ne peut pas soigner, alors que c'est en contradiction avec le serment qu'il a prononcé ? La défection, c'est aussi "le fait de ne pas venir là où l'on est attendu". Qui n'est pas venu là où on l'attendait ? L'enfant qui n'a pas su répondre aux attentes de ses parents ? Le médecin qui ne peut se résoudre à l'insoluble ? Puis, quel drôle de mot qui, même s'il n'a aucune étymologie commune, résonne comme défécation...

Marie Rajablat

(2) Centre d'Etude, de Recherche et d'Animation en Soins Infirmiers !
(3) Nom de l'unité fonctionnelle
(4) Centre hospitalier Gérard Marchant de Toulouse.
(5) Définition du Petit Larousse
(6) DIATKINE ®, ANGELERGUES ®, Préface, in EBERENTZ (A), KINDERSTUTH (M.T), PAUMELLE (S), PIREAULT (M), SCHWARTZ (Y), Les oubliés de l'hôpital psychiatrique : Cinq ans avec les arriérés profonds adultes pour apprendre à vivre, SEUIL, Paris, 1978, page 8.
(7) Ibidem, page 9.
(8) A ce propos, la plupart des infirmiers et des aides-soignants ont évoqué la difficulté et l'importance de repérer les signes de la douleur chez ces patients.
(9) PAPANICOLAOU (G), LE BRETON (A), CORNEC (A), " Soins au quotidien des déficients profonds adultes ", in Soins Psychiatrie n° 148, février 1993, p 40-44, page 43.
(10) PAPANICOLAOU (G) and Co, Ibidem, page 43.


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