De patiente à usagère, à usagère engagée, à usager
chercheur, il s’est passé l’équivalent de plusieurs vies, et tout un
cheminement de pensée souvent mû par un sentiment profond d’injustice et de
frustration. Comme beaucoup, j’ai été témoin des changements politiques dans le
système de santé britannique. Il me fallait devenir acteur ; question de
survie; question citoyenne. Les gouvernements des années 80, en transformant
les patients en usagers consommateurs, ont fait au mouvement usager un cadeau
en platine, n’ayant pas prévu que celui-ci ferait de ce nouveau concept une
arme redoutable. Des décrets (Ô douce aubaine) ont obligé les services à nous
inviter à participer à tous les niveaux de management. Nous avions enfin une
plateforme politique pour nous exprimer et agir de façon beaucoup plus efficace,
mais aussi pour agir en partenariat avec les services de santé et autres
autorités de tutelle. Cela ne s’est bien sûr pas fait du jour au lendemain et
la participation usagère demeure un travail et parfois un combat de tous les
jours.
Je suis devenue acteur au début des années 90, au travers
de combats singuliers (la clôture d’un service, écritures et mise en place de
nouvelles politiques locales et nationales etc.). Au départ cela a été très
difficile, il y avait énormément de réticences de la part du personnel soignant
et encadrant, toutes catégories confondues. Question de culture et de
territoire. Le patient se devait de rester à sa place et surtout d’être
profondément reconnaissant de ce que le système de santé et les soignants lui
faisaient, lui apportaient. Nous étions ignorés, les documents pour les
réunions ne nous étaient pas envoyés à l’avance, il n’y avait aucun défraiement ;
si l’heure d’une réunion ou son lieu changeait nous n’étions pas prévenus, etc.
Parfois cela reflétait un effort conscient de nous décourager, parfois cela
advenait car nous n’entrions pas dans le champ conscient de leur pensée.
Témoins et acteurs des réunions, nous assistions enfin à des débats jusqu’alors
inapprochables. Cela n’allait pas. Nous leur renvoyions une image qui les
mettait mal à l’aise, qui mettait en avant les manquements ou abus du système
et des pratiques professionnelles. Autre sujet de malaise, pour la première
fois nous étions vraiment déterminés à essayer de redresser un tant soit peu la
balance des pouvoirs dans le mécanisme de décisions de nos vies. Nos vies. Nos,
et, vies. Tout est là.
Au fil des années, les attitudes ont graduellement
changé ; les cadres et les soignants se sont rendus compte que nous
pouvions être des partenaires de travail intéressants, apportant un point de
vue souvent imaginatif et plein de bon sens, ainsi que des solutions pratiques
à des problèmes compliqués etc. On nous accuse encore parfois de n’être pas
représentatifs des usagers lorsque nous prenons part aux réunions. Les
soignants et cadres présents sont-ils plus représentatifs de leurs collègues
que nous des usagers dans ces réunions? Non, bien sûr, mais ils ont
rarement l’honnêteté de le reconnaître, malheureusement. Nos représentants,
eux, sont souvent au minimum élus dans leur rôle. D’être engagée et de
participer à ce niveau, celui de la représentation, m’a beaucoup apporté et
changée. Je pouvais mettre ma colère et ma frustration au service de ceux qui n’avaient
aucune voix au chapitre. Les ignorés, les assis-dessus, les laissés pour
compte. Il fallait travailler deux fois plus que n’importe qui dans la
préparation des réunions pour être crédible comme partenaire de travail. Il
fallait que je me batte ; soit j’étais trop, soit je n’étais pas assez
malade aux yeux des autorités pour être crédible aussi sur le plan de la
représentation.
Aujourd’hui les usagers sont donc présents quasiment
partout où les débats ont lieu et où les décisions sont prises. Ils sont
également présents dans les programmes de formation du personnel soignant et
encadrant au sein des autorités de tutelle, dans les écoles d’infirmiers,
d’assistants sociaux ou d’ergothérapeutes, etc. Les portes de la médecine psy
sont encore difficiles à ouvrir mais il est clairement écrit que nous serons
bientôt présents dans la formation active des psychiatres. Parfois il y a réel
progrès, parfois non. Mais nous persévérons.
Un nouveau domaine où la participation usagère commence à
trouver ses marques est celui de la recherche, jusqu’alors réservé aux
universitaires et autres organismes gouvernementaux, ou bien encore à de rares
individus tenaces. Les usagers n’y sont plus seulement des objets passifs mais
des acteurs créatifs du processus. Ma rencontre avec la recherche s’est faite
par hasard; j’étais très réticente. Je n’y connaissais rien et j’avais peur de
tomber dans une impasse. Surprise, je suis arrivée et restée dans un groupe
d’usagers du mouvement User Focused Monitoring, qui faisaient surtout des
audits, prenant la température des services de santé mentale locaux et de
l’expérience usagère… avec la ferme intention de les améliorer mais aussi
de souligner le positif. C’était pour moi nouveau et excitant. C’était il y a
bientôt cinq ans. Je suis aujourd’hui la coordinatrice de ce groupe de
recherche, après quinze années de mise au rebut de la société, en arrêt maladie. Le
groupe en est à son quatrième projet, cette fois-ci de recherche et non
d’audit. Tous les usagers chercheurs du groupe sont formés et suivent les
protocoles conventionnels. J’ai aussi participé à des projets collaboratifs
entre universités et services de santé mentale où les usagers sont là aussi
présents dans la construction de projets ou leur management.
La recherche usagère remet en question une bonne partie
des apostolats de la recherche classique, en particulier celui de l’aspect
scientifique et donc «robuste» des grands travaux épidémiologiques, dont la
qualité n’est pourtant pas toujours à la hauteur de leurs prétentions. Elle
remet en cause la hiérarchie établie de ce qui constitue la soi-disant bonne
recherche, soi-disant objective -alors que la recherche est tout sauf
objective-, celle qui a toujours recalé la recherche qualitative au banc des
cancres et des rebelles. Elle remet en cause le déni de l’expérience
personnelle et singulière de la maladie et des systèmes de soins. Elle offre un
autre angle sur les mêmes questions. Elle propose aussi de nouvelles pistes de
recherche, lesquelles viennent du vécu des usagers, de leur expérience de la
maladie dans tous ses aspects. Elle a une approche éthique du processus de
recrutement des participants et de la conduite des entretiens de recherche
souvent beaucoup plus solide que celle des chercheurs classiques. Tant et si
bien que notre approche est maintenant suivie de près par les universités. Il
est certain qu’on nous « attend (souvent encore) au tournant » et il
nous faut être toujours plus vigilants. Seule la validité de notre
travail peut nous permettre de négocier
les recommandations que nous faisons dans nos rapports, le but même de notre
travail. Nous travaillons aussi dans une optique de partage et de
dissémination active de la/ des nouvelles connaissances, ce qui fait grincer
les dents de certains. La recherche usagère est donc profondément politique par
nature et par approche.
Le modèle de recherche User Focused Monitoring a onze ans
et appartient à un réseau national (www.ufmnetwork.org,uk:
site en construction). Créé au départ par Dr Diana Rose, usager chercheur en
université, il comporte aujourd’hui une quinzaine de groupes principalement
situés en Angleterre. Nous avons publié cette année un guide¹ afin que tous ceux qui souhaiteraient constituer un tel groupe
puissent le faire, tout en établissant clairement les valeurs que nous
soutenons.
Comme un être profondément endormi depuis des siècles, je
me suis petit à petit réveillée à la vie, à des possibilités d’autre chose que
la maladie. Dans la recherche j’ai trouvé un espace mental où je peux enfin
vraiment travailler pour la communauté, pour les usagers, pour le mouvement
usager et enfin pour mon moi enfoui et meurtri. Le passage d’usager à usager
chercheur employée ne s’est pas fait sans remous ni rapidement. La digestion
mentale et pratique a été longue.
Les hybrides que nous sommes (usager et quelque chose,
usager chercheur ou autre) ne sont vraiment accueillis et encouragés que dans
le secteur caritatif où le travail en partenariat avec les services de santé
mentale et les autorités de tutelle est politique, au propre comme au figuré,
par nature, par choix, par besoin, pour être efficace. J’utilise parfois
l’image d’Obélix tombé dans son chaudron tant le côté surréel de mon
parcours et de ma passion pour la recherche m’y invite naturellement. Car il s’agit
bien de passion, et de passion joyeuse ; joyeuse au sens de porteuse de
questionnement, de construction et d’espoir. En dépit de la maladie qui
continue de me hanter sans prévenir, en dépit de ceux qui m’avaient rayée de la
carte de la société. Mais parfois soutenue par des mains tendues par hasard.
Oser oser, pour vivre, c'est-à-dire construire.
(9 051 caractères,
espaces inclus)
Référence:
A Guide to User
Focused Monitoring: Setting up and running a project. (2007).
Quelques phrases :
Redresser la balance des pouvoirs
Agir en partenariat
La recherche usagère est profondément politique par
nature et par choix
En dépit de…
Courte
biographie:
Patiente depuis 1989
Usagère active depuis 1991, de façon intermittente, et
surtout depuis 1996
Membre du groupe User Focused Monitoring (UFM) à Bristol
Mind depuis septembre 2002
Coordinatrice (employée) du projet UFM à Bristol Mind
depuis avril 2005
Membre et administrateur du réseau national UFM Network
Co-auteur de “A Guide to User Focused
Monitoring, Setting up and Running a Project”
Responsable d’un projet de recherche personnelle sur le
premier épisode d’automutilation, financé par une bourse du Ministère de la
Santé.
Membre du réseau national d’usagers chercheurs Service
(user) Research Network (SRN), Londres
Membre du groupe Service User Research Group England
(représentant le réseau UFM Network), au sein du réseau Mental Health Research
Network (MHRN) dépendant du Ministère de la Santé
Anne-Laure Donskoy
Research Coordinator
User Focused Monitoring
Bristol Mind
35 Old Market Street
Bristol BS2 0EZ
Angleterre
tel: fixe bureau: 00 44 117 980 03 88
courriel: ufm@bristolmind.org.uk/
website: www.ufmnetwork.org.uk