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Patient-usager

La foire aux usagés

Nous sommes tous des usagers !

Juliette, retraitée de 72 ans, souffre d'un cancer généralisé. Rendez-vous à 9h en consultation dans le service de cancérologie à Villejuif. Elle est la première d'une longue liste de patients. Dans le couloir immense, des usagers attendent, une heure, deux heures... Personne ne râle, chacun attend et se tait. Ici, on repère les nouveaux. Ils se lèvent, s'agitent, se heurtent à la secrétaire désabusée : " C'est comme ça, Monsieur, le médecin n'est pas arrivé. Il faut attendre ". Certains font mine de se fâcher. Puis ils attendent comme tout le monde et finissent par se taire à leur tour. Le mois suivant, ils resteront silencieux, comme les autres. Les infirmières vont et viennent tout aussi silencieusement. Seuls, la cafetière qui glougloute et le tic-tic des claviers sur lesquels tapent les secrétaires nous rappellent la vie. Midi. Chic, le médecin arrive. Les " usagers " s'éveillent Juliette est reçu à 13h. Elle est épuisée par les traitements chimiothérapiques et demande timidement à être hospitalisée à temps complet pour les suivre : " Docteur, je suis si fatiguée. Me lever à 6 heures pour venir à l'hôpital de jour, quatre matins de suite, me demande une énergie que je n'ai plus. Je n'y arrive plus ". " Mais, Madame, il y en a des plus jeunes que vous, et qui travaillent, qui viennent à l'hôpital de jour. Alors, vous n'avez pas à vous plaindre, vous êtes à la retraite ! ". Le médecin n'oublie surtout pas de lui faire signer la décharge, au cas où le nouveau protocole lui coûterait la vie. Information : " On va commencer un nouveau traitement. Il s'agit d'une expérimentation. Il n'est pas encore dans le commerce. Il faut signer là ". Juliette hésite. A quoi bon ? Le cancer la grignote de l'intérieur. " Faut vous battre que diable, sinon aucun traitement ne fera effet. Si vous ne le faites pas pour vous, faites le pour votre famille ! " Regard vers l'époux tout aussi désespéré. Du bout des lèvres, celui-ci murmure, vaincu par la machine " hospitalière " : " Oui, Juliette, tu devrais essayer " Consentement éclairé : Juliette lasse signe et repart doucement, exténuée et honteuse de ne plus avoir de courage : " Merci Docteur. Excusez-moi ". Quatre heures d'attente. Dix minutes de consultation. Juliette est venue suivre son traitement en ambulatoire pendant trois mois. Elle l'a abandonné faute de force. Elle est morte six mois plus tard. C'était ma mère.

Chapitre IV de la charte du patient hospitalisé : " Le consentement doit être libre et renouvelé pour tout acte médical ultérieur. Il doit être éclairé, c'est à dire que le patient doit avoir été préalablement informé des actes qu'il va subir, des risques normalement prévisibles en l'état de connaissance scientifiques et des conséquences que ceux-ci pourraient entraîner ".

Raymond, retraité de 87 ans. Son cardiologue l'envoie consulter un confrère chirurgien à la Clinique Pasteur de Toulouse, en vue d'un pontage aorto-fémoral. La secrétaire, souriante et aimable nous prie d'entrer dans le bureau du médecin. Il est ponctuel. Assis dans son fauteuil, sans lever le regard du dossier qu'il a sous les yeux, le médecin nous prie de nous asseoir sans même nous avoir salué. Lorsqu'il lève les yeux, il s'adresse à moi pour connaître le motif de la consultation. " Vous pourriez peut-être demander à mon père ". Mon père explique très précisément les maux dont il souffre Avant même qu'il ait terminé, le médecin se lève et lui demande de se déshabiller. Echographie, Doppler et tout le Saint Frusquin. Pas un mot. Mon père toussote, peut-être pour se rappeler à lui-même qu'il est là. " Vous pouvez l'aider à se rhabiller " lâche le mandarin à mon intention. Nous nous rasseyons. Le médecin m'explique en quoi consistera l'opération. Mon père n'entend pas. " Pourriez-vous parler un peu plus fort en regardant mon père. Il est juste un peu dur d'oreille ". Je l'agace. Il explique en quoi consistent l'anesthésie, l'opération (précise la durée de l'intervention), le réveil et la surveillance postopératoire. L'information est technique, mais claire et complète. Il assortit son explication d'un dessin, pour que mon père visualise les dérivations qui seront faites sur ses artères. Il lui donne une durée moyenne d'hospitalisation et me propose de l'envoyer dans une maison de repos à sa sortie. " Ca, si vous le voulez bien, c'est mon père qui en décidera ". Nous sortons sans qu'il se lève, sans qu'il nous salue.

Décret n°95-1000 du 6 septembre 1995 portant sur le code de déontologie médicale : " Le médecin doit écouter, examiner, conseiller ou soigner avec la même conscience toutes les personnes quels que soient leur origine, leurs mœurs et leur situation de famille, leur appartenance ou leur non-appartenance à une ethnie, une nation ou une religion déterminée, leur handicap ou leur état de santé, leur réputation ou les sentiments qu'il peut éprouver à leur égard... (Le législateur a juste oublié de préciser " quel que soit leur âge "). Il ne doit jamais se départir d'une attitude correcte et attentive envers la personne examinée ".

Etant fille unique, je vous épargnerais donc les consultations de mes frères et sœurs. Nous avons tous été, un jour ou l'autre, confrontés à des situations comme celles-ci. Lorsqu'elles sont personnelles, ces situations sont d'autant plus insupportables. Il est évident que les professionnels que nous sommes par ailleurs, oublient souvent combien les soins reposent sur l'attention portée à l'autre. Avant de parler des droits de l'homme et d'éthique, parlons donc de politesse et de bon sens commun.

Le bois dont on fait les usagers

A l'origine, usager est un terme du droit administratif et forestier. Il vient du démembrement du droit de propriété. Il s'agit " du droit de se servir personnellement d'une chose dont la propriété est à un autre "(1) . L'usager, c'est celui qui, " voisin d'une forêt ou d'un pacage a le droit d'y couper le bois qui lui est nécessaire ou d'y mener paître son bétail "(1) . C'est ce terme qui a été choisi pour nommer le malade aujourd'hui. Ce glissement sémantique montre que l'institution reste la propriété de ceux qu'elle emploie. Toutefois, les malades peuvent y venir chercher ce qui leur est " nécessaire ", non pas en bois ou en pacage, mais en soins. Comment évaluer ce nécessaire ? En droit administratif et forestier y a-t-il une norme ? Comment est-elle définie ? Les critères d'évaluation sont-ils énoncés une fois pour toute (tant de stères par habitant) ou en fonction de critères plus personnalisés (grandeur de l'habitation, présence d'enfants en bas âges ou de vieillards ...) ? Le législateur édicte-t-il la norme en fonction de ses critères (réserve de bois disponible, âge des plantations ...), ou de celle de l'usager ? ... Si définir les besoins en bois paraît compliqué, comment définir les soins nécessaires à la santé ?

Aussi, l'expression " droits des usagers " me fait-elle bien rire. Elle découle non pas d'un droit naturel, mais d'un droit consenti. Et, que nous le voulions ou non, la réalité de beaucoup de malades reste encore d'être traité comme du bétail et/ou de se faire envoyer paître ! Comme l'écrit Jaeger, " l'affirmation des droits spécifiques aux usagers n'est elle pas une façon détournée de réduire l'impact, certes pour les meilleures raisons du monde..., de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. A partir de quel moment, par l'affirmation de ses droits, l'usager perd-il son statut d'usager pour être reconnu comme un citoyen à part entière, sans qu'aucune différenciation, y compris linguistique, ne soit nécessaire ? " (2). Mais je pinaille ! Déformation de psy ?

Un nouveau paradigme

Ces vingt dernières années, les législateurs ont donc construit l'idée qu'un patient hospitalisé a des droits en tant que personne d'une part, en tant que personne hospitalisée d'autre part. C'est Mme la Ministre Simone Veil (3) , qui a commencé à en imposer l'idée. 13 lois, 4 décrets, 6 circulaires et 2 chartes internationales, soit 25 textes de valeur juridique inégale, ont abouti à la rédaction de la charte du patient hospitalisé (4) Il a fallu vingt ans pour tenter de fonder le statut du malade sur celui du citoyen respectueux de la liberté et de l'égalité des personnes, introduisant dans les conceptions de soins les notions de négociation contractuelle et de responsabilité. Le droit fondamental de la personne découle de l'héritage du siècle des Lumières et de la Révolution française. Il s'enracine doublement dans la Constitution et dans la législation civile. Constitution (5) et déclaration des droits de l'homme et du citoyen (6), tels sont les textes fondamentaux des institutions. Un citoyen, c'est avant tout, un homme qui a des droits et des devoirs, et qui les connaît. Cela suppose donc qu'il s'informe, mais aussi qu'il soit informé. Aujourd'hui, tout malade, hospitalisé ou non, est en droit d'être informé sur sa maladie, sur le traitement qui lui est prescrit, sur d'éventuelles thérapeutiques possibles ... et tout soignant a le devoir d'informer le malade sur ces mêmes questions, tout ceci, dans les termes prévus par la loi. Celle-ci prévoit également des " commissions de conciliation ", des " conseils de patients ", et la possibilité pour eux, qu'ils entrent dans les conseils d'administration des établissements hospitaliers. Les patients doivent être sujets et non plus objets de soin. Par conséquent, leur parole doit être prise en compte.

La réforme hospitalière (24 avril 1996) apparaît dans un contexte bien particulier. En effet, cette fin de siècle voit fleurir le règne de la logique, du formalisme et de la technique. La raison instrumentale est devenue à ce point dominante et englobante qu'elle ignore ou méprise tout ce qui ne s'aligne pas sur elle. Par glissement (ou dérive), être rationnel est devenu synonyme d'analyser, d'organiser, de manipuler, de contrôler, de déterminer des moyens efficaces et sûrs, les moyens les plus économiques et productifs. Malheureusement, cette approche, qui visait primitivement la matière, en est venue, en s'universalisant, à inclure la considération des sujets humains et de la société toute entière. L'idéal moderne s'est ainsi enlisé dans une bureaucratie totalitaire, irrationnelle et inefficace, produisant une culture de masse, standardisée, négatrice de l'individu, incapable de se mettre encore en question et dispensatrice de libertés apparentes qui, surtout, ne menacent pas la permanence du système. Il prend la société et plus particulièrement l'individu dans les tenailles de la technocratie et évacue toute discussion publique. C'est ainsi que la médecine s'est peu à peu " industrialisée ".

Au cours d'un débat télévisé sur TLT, chaîne de télévision toulousaine, un technocrate, invité à débattre sur la diminution des budgets de la santé et les problèmes posés par celle-ci dans les hôpitaux de la région, déclare : " certes, la santé doit fournir un gros effort actuellement, mais c'est le prix à payer pour obtenir un bon produit hospitalier " Pas plus la syndicaliste que le chef de service ne relèvent l'expression. L'animateur annonce la pause publicité.

C'est donc dans ce contexte que le terme d'usager émerge. C'est aussi, étonnement, au moment où la tendance est à la dépolitisation des citoyens, dans une société qui s'en remet pour tout choix aux avis des experts et des techniciens, qu'on propose aux femmes et aux hommes de devenir des citoyens, usagers à part entière de systèmes (de communication, d'achat, de soin, d'éducation ...) qui, par ailleurs, se désagrègent. Toutes les administrations (les Télécommunications, l'Education Nationale, la Santé, la Police, les Transports ...) et toutes les entreprises privées se vantent de mettre le client au cœur ( Au coeur d'un monde sans coeur, aurait pu dire Marx.) de leurs préoccupations (en même temps qu'elles déplorent la montée de la violence).

Du sang contaminé aux droits du patient

En France, la tradition médicale et hospitalière réduit le malade à une somme de symptômes ou à un organe détraqué. Mais, si le " Docteur " a longtemps été celui qui avait le savoir et donc le pouvoir, le doute s'est introduit progressivement dans la relation médecin/malade, remettant en question la confiance, fondamentale à la réussite thérapeutique. Le changement de statut social des médecins, la vulgarisation des connaissances, le développement scientifique de la médecine, ont totalement modifié leurs rapports, sans que les acteurs en aient toujours conscience, et sans qu'ils aient pour autant modifié leurs comportements. L'exigence croissante d'information n'est pas satisfaite, et le consentement encore trop peu éclairé. L'affaire du sang contaminé a été un révélateur. Cette rupture de confiance est régulièrement entretenue par la valorisation médiatique d'accidents médicaux, mais aussi par le difficile problème du consentement. Les exigences, aujourd'hui, sont beaucoup plus fortes de la part des patients, qui se rebellent et refusent désormais d'être le colon du 214 ou la PTH du 147. Au Canada et aux Etats-Unis ils sont devenus des " clients ". En France, le consumérisme gagne du terrain. L'administration d'état ajoute une pincée de droits de l'homme, une pincée de citoyenneté, une pincée d'éthique et les hospitaliers sont prêts pour le gril. Ils doivent évoluer s'ils veulent que leur " produit " reste compétitif. C'est l'ambition que se fixent les ordonnances du 24 avril 1996, notamment dans la recherche de la " qualité des soins ". Le titre 1er est relatif aux droits des malades. Le chapitre 1er énonce un certain nombre de principes fondamentaux dont :

- le droit du malade au libre choix de son praticien et de son établissement de santé.

- la nécessité pour les établissements d'évaluer la qualité des prises en charge ainsi que la satisfaction des personnes soignées (ces évaluations étant prises en compte dans l'accréditation des établissements).

- la nécessité d'informer les patients de leurs droits et des instances de recours comme la commission de conciliation (chargée d'assister ou d'orienter toute personne qui s'estime victime d'un préjudice du fait de l'activité de l'établissement).

Les textes consacrent le droit au respect de sa dignité et de sa personnalité. Ainsi, cette affirmation est-elle devenue non seulement morale mais aussi légale. A condition de ne pas être dupes du système, pourquoi pas ? Une telle déclaration d'intention n'est pas un luxe. Mais, ce qui est prévu à l'origine pour la Santé en général, doit se mettre en place également en psychiatrie. Et là, l'écart entre la théorie et la pratique se creuse de manière abyssale. Il faut bien convenir que " c'est à l'heure de la mise en avant des droits du patient, que se développent de nouveau les pratiques de contention, de chambres d'isolement et de sismothérapie " .

Lydia et moi, toutes deux infirmières à l'hôpital Marchant (Hôpital psychiatrique de Toulouse.), accompagnons pour la seconde fois une patiente à l'hôpital Larrey de Toulouse (Hôpital général militaire.) pour une séance d'électrochocs. L'anesthésiste hèle cavalièrement la patiente : " Alors Aline, t'es en forme !? ". Les infirmières du bloc, en casaque et pantalon verts, un masque pendant sur l'oreille, des chaussons de papier aux pieds, nous répondent à peine, déshabillent Aline en rigolant allègrement, et nous ferment la porte au nez. Aline, allongée toute nue, crie à la police et à l'assassin. Le monitoring imperturbable affiche ses données scientifiques. Les infirmières vertes s'empressent en silence. La tension monte. L'anesthésiste est en colère, houspille l'infirmière qui ne pique pas assez vite, bouscule verbalement Aline et lui pose le masque à oxygène sur le nez. Aline roule les yeux de terreur et se débat. L'infirmière pique, injecte le produit. Aline sombre petit à petit dans un sommeil étrange. Elle balbutie, gigote lentement puis s'endort. Le psychiatre entre en scène. Il met en route sa machine. C'est fini.

Combien de soins sont encore dispensés sans prendre en compte le vécu des patients et sans discuter avec eux de la démarche thérapeutique ? Combien de personnes, souffrant de troubles psychiques, se voient prescrire des traitements, dont elles ne comprennent pas le but thérapeutique ? Combien de malades sont privés de leurs droits civiques (pourquoi privilégier la mise sous tutelle aux dépens de la curatelle ?) ? Combien sont hospitalisés contre leur gré, sans réelle possibilité de recours pendant l'hospitalisation (référence loi de 1990, HO, HDT) ? Combien ne peuvent circuler comme ils le désirent, combien sont enfermés sans contrôle en chambres d'isolement ? De fait, ils sont des citoyens différents de ceux qui souffrent de troubles somatiques. " Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ", sauf ceux qui souffrent de troubles mentaux. Leur parole n'a pas la même valeur que celle de n'importe quel autre homme.

Une question de représentation

Antoine, infirmier de secteur psychiatrique, organise une réunion de synthèse à propos d'un patient qu'il suit à domicile. Tuteur, assistante sociale, psychiatre, généraliste, aide-ménagère et infirmiers libéraux sont invités au CMP, afin de réfléchir ensemble aux moyens que chacun accepterait de mettre en œuvre, pour améliorer l'état de santé physique et psychique de cet homme (ce qui lui éviterait de se faire exclure régulièrement de son réseau de connaissances notamment en raison de son incurie). Tous apprécient cette initiative, sauf la coordinatrice des soins infirmiers libéraux du quartier, religieuse par ailleurs, qui rétorque à cette invitation que " ses infirmières ne sont pas des souillons pour aller chez ce monsieur ! ".

Si la représentation de la folie a peu changé dans les services de soins généraux, elle ne s'est guère plus transformée en psychiatrie. Certes, de l'insensé enfermé à l'Hôpital Général à l'aliéné interné à l'asile, puis du malade mental hospitalisé à l'hôpital psychiatrique, au patient/usager " pris en soin " au centre médico-psychologique, des siècles ont passé et avec eux, bien des conceptions de l'homme, de la maladie et de la folie. Mais au cœur de la relation soignants/soigné, plusieurs histoires se télescopent. D'une part, l'histoire collective des " fous ", de la psychiatrie, des psychiatres, de la profession infirmière. D'autre part, celle plus singulière, d'hommes et de femmes : des patients, parfois déconnectés de leur passé, qui donnent à voir et à entendre un discours brut, parfois incompréhensible, parfois dangereux pour eux-mêmes ou pour leur entourage ; des soignants, fils et filles de " gardiens ", dont la mission est avant tout d'endiguer des comportements " insensés " et de les rendre supportables pour la société.

Ahmed Belkacem vient d'être transféré en HO d'une UMD où il a été soigné pendant trois ans, suite à un homicide. Il a bénéficié de l'article L122-1. C'est le ramadan. A la demande du patient, le psychiatre prescrit un changement horaire pour les prises de traitement, afin qu'il puisse pratiquer le jeûne rituel. Cela suppose que les infirmiers le réveillent plus tôt pour qu'il puisse déjeuner et prendre ses médicaments. La plupart du temps, ils oublient. Lorsque le médecin s'en étonne en réunion, rapporte que le patient s'en plaint et demande qu'on veuille bien lui fournir un réveil, un infirmier répond : " Quand il a tué son copain, il ne s'est pas occupé de savoir si c'était le ramadan ! ".

Dans son " Dialogue avec l'insensé " , Gwladis Swain (7)décrivait la manière dont était perçu le fou jusqu'aux environ du 19ème siècle. L'insensé était avant tout insensé, coupé de l'humanité par son incapacité à communiquer, enclos tout entier dans sa folie, retranché de ses semblables, tellement dissemblable même, qu'on l'exposait au regard des badauds, que cette dissemblance rassurait et mettait en joie. L'insensé était avant tout incurable. A partir du 19ème siècle, les conceptions de l'homme et du monde changent. Nul ne sort plus de l'humain, pas plus le fou que quiconque. A cette période le concept d'aliénation apparaît. Ce glissement sémantique introduit sinon une raison à la folie, une possibilité de la traiter psychiquement ou moralement. Le traitement moral est né. On aurait pu penser que la parole folle n'était plus un obstacle pour entrer en contact humain et authentique. Michel Foucault en fait une tout autre analyse (8)(9). C'est le moment où la médecine commence à établir des normes, qui vont définir avec de plus en plus de précisions, les signes distinctifs de l'individu normal. Le concept de normalité qui s'élabore, renvoie à un état d'acceptation, de conformisme, voire de soumission aux exigences du milieu. Là, un écart se creuse entre la manière dont la maladie est appréhendée par le savoir médical et la manière dont elle est éprouvée par la personne malade. Petit à petit, la notion de soin passe à l'arrière plan (Si l'Instruction sur la manière de gouverner les insensés de 1785 décrivait les soins à administrer aux malades, la loi de 1838 n'en fait rien. Le mot soin y apparaît qu'une seule fois.), au profit du contrôle social et rencontre à ce niveau, le désir des instances politiques de fixer d'une manière ou d'une autre les marginaux, parmi lesquels les fous occupent une place très spéciale.

A l'heure où change l'image de la folie et où naît la psychiatrie, les ancêtres des infirmiers de secteurs psychiatriques sont encore figés dans un statut de domesticité, abandonnés à leur sort de gardiens ivrognes, immoraux, violents et ignares. Leur statut est proche de celui des malades mentaux. D'ailleurs, dans beaucoup d'asiles, personnels et malades sont confondus avec la plus basse classe. Leur statut s'améliore avec le Front Populaire, où ils acquièrent petit à petit un statut supérieur à celui de l'ouvrier. Plus tard, la découverte des thérapeutiques de choc puis des neuroleptiques nécessitent d'organiser leur formation.

De la même manière, la période du Front Populaire permet un changement de statut des malades mentaux. certains mouvements de révoltes des malades sont concomitants à ceux des infirmiers. L'hôpital psychiatrique cesse d'être une enclave dans la ville, le jour où ses acteurs réclament et obtiennent un statut. (Toujours à Braqueville, en 1930, des familles commençent à s'élever contre les conditions d'internement de leur proche et revendiquent auprès d'un Conseiller Général des mesures plus justes et plus humaines pour leurs proches . Les familles vont de plus en plus prendre la parole. Elles vont de plus en plus faire entendre leur voix, parfois, elles relaieront celle de leur proche malade.)

Le passé ancillaire des uns et des autres pèse lourd sur les pratiques d'aujourd'hui, surtout dans les vieux " asiles " de provinces. On parle des droits des usagers alors même que les personnels y sont souvent considérés comme des pions incompétents. Qu'une surveillante d'un pavillon d'admission râle auprès d'un médecin parce que les patients ne sont pas reçus dès leur arrivée, elle s'entend dire qu'elle n'a pas d'ordre à lui donner. Qu'un infirmier téléphone à un médecin pour s'assurer de la posologie d'une injection retard qui lui paraît très élevée, il se fait remettre en place vertement parce qu'il n'est soit disant pas compétent en la matière.

" Monsieur Ballon, réside dans une MAS, depuis plusieurs années, depuis qu'une encéphalopathie l'a handicapé massivement. Son état somatique d'abord et psychique ensuite est tellement préoccupant que l'équipe de la MAS l'adresse aux urgences d'un hôpital général. Diagnostic : pneumopathie. Trois jours plus tard, il est expédié au Service d'Accueil des Urgences (SAU) de Marchant, l'hôpital psychiatrique. Palabres entre les différents internes des différents hôpitaux, genre : " Il n'a plus rien à faire chez nous ". " Nous ne pouvons pas le prendre dans cet état là " Palabres identiques dans Marchant, pendant vingt-quatre heures, entre le SAU et le service de psychiatrie dont Monsieur Ballon dépend. Résultat : retour illico presto aux Urgences Médicales, pour " suspicion d'inhalation " Plus de nouvelle. Bonne nouvelle. Non ! Trois jours plus tard, l'hôpital général en question renvoie le " ballon " à la psychiatrie, pas plus en mesure d'accueillir un patient dans cet état physique, mais n'a pas le choix. Faute de motifs reconnus valables par la médecine, et parce que la psychiatrie est seule habilitée à recevoir ce qui dérange, l'escalade de diagnostic et contre diagnostic cesse On " range " le " ballon ".(10)

La publication de cette histoire a fait couler beaucoup de salive. Des infirmières ont écrit leurs difficultés à soigner quelqu'un, dont personne ne veut. Elles ont regretté l'absence totale des médecins de leur service dans cette prise en charge. Bien entendu, ceux-ci ont réagit. Un seul a eu le courage de discuter à plusieurs reprises avec l'une des signataires : " Vous auriez voulu qu'un psychiatre passe tous les jours pour discuter avec ce malade ! Oh, on peut toujours parler pour parler et faire des interprétations de tout et de rien. Vous savez, je parle à mon chien. Mais là, qu'attendiez vous de nous ?! ". Même si sa réponse est volontairement cynique et provocatrice (qu'il énonce tout haut ce que beaucoup d'autres pensent tout bas) et qu'il est par ailleurs toujours disponible pour répondre aux questions des uns et des autres, il n'empêche que la déclaration " les hommes naissent libres et demeurent libres et égaux en droit " sonne particulièrement faux. Pour beaucoup d'infirmiers la référence reste encore le discours médical. Et on voudrait, après ça, que des infirmiers si peu respectés (Voir ce qu'il est advenu du diplôme d'infirmier de Secteur Psychiatrique " oublié " par les technocrates.) respectent les usagers ?

Le troc du vendredi soir

Dimanche matin, unité d'admission. 11 patients présents. Tout est calme. Laurie, Jeanine et Marielle, infirmières, vaquent à leurs occupations. Jeanine et Laurie font le tour des chambres. Elles saluent les uns, plaisantent avec d'autres, aident Monsieur Paul à se lever, Madame Sarfati à trouver ses chaussons ... La journée commence doucement. Marielle attend chacun à la salle à manger et sert tranquillement le petit déjeuner. Monsieur Dumas est trempé. Jeanine et Laurie lui proposent de prendre le temps. D'abord un bon bain bien chaud puis un bon petit déjeuner. L'une et l'autre s'affairent gaiement, encouragent Monsieur Dumas à les aider, lui demandent des nouvelles de sa famille, remarquent ses progrès... Monsieur Dumas apprécie de ne pas être bousculé comme les autres matins, où les infirmiers courent après les médecins, les assistantes sociales, les consultations, les médicaments, les dossiers ... Un vrai dimanche, où en plus, on prend soin de lui. Le bain terminé, Laurie et Jeanine propose à Monsieur Dumas d'aller à la salle à manger à pied et non en fauteuil roulant, comme tous les jours. Il ne voudrait pas les retarder, puis il a un peu peur. Elles ont tout leur temps et elles ont confiance en lui. Cahin-caha, les voilà partis. Leur arrivée au réfectoire est très remarquée. Les patients présents et Marielle applaudissent. Son bol de café fume sur la table. Sa brioche l'attend. Jeanine, Laurie et Marielle sont heureuses de bien commencer leur journée, en dispensant des soins dignes de ce nom. Le téléphone sonne. Le surveillant de garde leur demande combien elles sont en service. Comme elles sont trois pour onze malades, il demande à l'une d'elle d'aller " en renfort " au long séjour. Elles discutent et tentent d'expliquer qu'elles ont du travail pour trois. Il arrive dans le service et exige que ses ordres soient exécutés. Jeanine se fâche et refuse d'obtempérer. Le surveillant n'entend rien. La plus jeune, contractuelle, est envoyée au long séjour. Jeanine, elle, " aura un rapport ".

Aujourd'hui, alors que tous les législateurs de la santé, tous les directeurs d'établissement, tous les infirmiers généraux se targuent de " tout mettre en œuvre pour améliorer la qualité des soins ", les éducateurs, les infirmiers, les aides-soignants, eux, passent leur temps à courir dans tous les services, pour pallier le manque d'effectif. Un éducateur travaillant chez les enfants peut venir faire les toilettes au long séjour. Une infirmière travaillant chez les adolescents peut venir pour la journée dans une unité d'admission d'adultes. Peu importe ce que représentent les soins au corps, les visages familiers et les habitudes de vie pour les personnes âgées. Peu importent la formation et les connaissances cliniques nécessaires aux soins. Et on voudrait que des " personnels " aussi malmenés prennent soin des usagers, qu'ils élaborent des démarche de soin imaginatives et personnalisées et dispensent des soins de qualité ! On voudrait que ces personnels informent les patients sur les moyens de recours qui sont à leur disposition pour faire respecter leurs droits, alors même qu'on interdit à ces soignants de travailler dans des conditions correctes ! Et on voudrait faire croire que des patients tout juste bons à être gardé sont des usagers respectés ! Lorsqu'on sait par ailleurs, que dans tous les hôpitaux de France et de Navarre, le vendredi après-midi, on cherche des lits disponibles pour les éventuelles entrées du week-end : - " T'as combien de perm'. J'peux t'prendre leur lit ... Non, juste pour deux nuits ... " ; Lorsqu'on sait qu'en semaine, si les services sont pleins, on vide à tour de bras ; On voudrait faire croire que des patients ont de droits et qu'ils sont respectés ! Nombreux sont les témoignages de soignants qui ont reçu des menaces, ont été mutés ou se sont fait licencier après avoir dénoncé des pratiques en opposition aux droits élémentaires des personnes. Mais je reste persuadée également que ces violences sont autorisées en toute impunité dans des institutions complices, dont l'objectif principal est la pérennité de l'institution elle-même et où la volonté de marquer un cadre de soin est inexistante. Toutes les commissions et toutes les réunions du monde, qu'elles se disent cliniques, de supervisions, soignants/soignés ne servent à rien sinon à nous donner bonne conscience.

Conclusion

Usagé, comme une vieille capote abandonnée sur la chaussée, comme un kleenex jeté d'une poubelle qui déborde à l'arrêt de bus, comme une seringue souillée, comme un déchet qui ne pourrait être retraité.
Usager, un paradigme fabriqué pour faire passer la purge économique, pour dresser les citoyens entrent eux, citoyens patients contre citoyens soignants. Usager, slogan de politiques usagés qui octroient tous les droits sauf celui d'être accueilli, soigné, accompagné par d'autres vous-mêmes parce que soignant comme soigné, chacun finira sa vie dans un lit d'hôpital.
Usagers malades, usagers soignants, même combat !

Points de repères

Le problème d'une représentation et d'une participation des patients à la vie de l'institution est soulevé depuis plusieurs années à l'hôpital Esquirol. Cette démarche, ainsi que l'écrit A.Ochonisky (11) , se situe, au carrefour de deux courants. L'un est apparu dans les années 1960 lorsque les citoyens se sont reconnus "consommateurs" et ont cherché à se protéger en tant que tels, d'où la naissance de nombreuses associations qui ont finalement obtenu la reconnaissance d'un "droit de la consommation".

Ces mêmes citoyens également "consommateurs" ou "utilisateurs" de services publics se sont définis en tant qu' "usagers", en particulier des services de santé. C'est dans ce contexte que sont apparues des associations de malades ou de famille de malade : l'UNAFAM (1963), l'Association des porteurs de valves cardiaques (1974), l'association des stomisés de France (1976), etc. Les associations inscites dans le champ de la santé mentale se sont créées plus récemment : l'association "Revivre" en 1981, l'Association pour le Mieux Etre de l'Existence (AME), l'Association des Psychotiques Stabilisés Autonomes (APSA) en 1990. Afin de mieux coordonner leurs efforts, ces associations ont créé en avril 1992 la Fédération Nationale des Associations d'Ex Patients Psy (FNAP-PSY). Ce courant associatif croisait sans s'y confondre la démarche plus ancienne de la psychothérapie institutionnelle.

Marie Rajablat


Texte publié dans Santé Mentale n° 46 mars 2000.

Bibliographie

1- Littré (E), Dictionnaire de la langue française, Bergame, Italie, 1986, Tome 4, pages 6560-6561.
2- Jaeger (M), " Le sujet de droit ", in Santé Mentale n° 26, mars 1998, page 23.
3- Circulaire du 20 septembre 1974, relative à la charte du malade hospitalisé, circulaire prise en application du décret n° 74-27 du 14 janvier 1974, relatif au règlement intérieur des centres hospitaliers et des hôpitaux locaux (BO n° 74/3, texte n° 5866.
4- Circulaire DGS/DH n° 95-22 du 6 mai 1995 relative aux droits des patients hospitalisés et comportant une charte du patient hospitalisé.
5- Préambules des Constitutions du 27 octobre 1946 et du 4 octobre 1958.
6- Déclaration du 26 août 1789.
7- SWAIN (G), Dialogue avec l'insensé, Paris, Gallimard, 1994, page 113.
8- FOUCAULT (M), Histoire de la folie à l'âge classique, Gallimard, coll. Tel, 1981.
9- FOUCAULT (M), Naissance de la clinique : un archéologie du regard, Paris, PUF.
10-FOUCHER (C), PUJOL (L), RAJABLAT (M), " Qui êtes-vous Monsieur Ballon ? ", extrait de l'article publié dans Soin Psychiatrie, septembre 1999.
11- OCHONISKY (A), L'expérience de l'hôpital Esquirol dans la recherche d'un mode de représentation des usagers, Colloque "Droit du patient, pouvoir de l'usager : quel mode de représentation, quel pouvoir ?", CH Esquirol, 11 décembre 1996.


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