Les tocs du pauvre
Chapô
Les détours de Martina
Konrad Lorenz, avait apprivoisé par imprégnation (1), une oie cendrée nommée Martina. Il avait essayé lorsqu’elle avait environ une semaine, de la faire venir à pied dans sa chambre à coucher au lieu de l’y porter. Lorsque ce jour-là, Martina, le suivant docilement de près, pénétra dans le hall de sa grande maison, elle fut effrayée par le contexte inhabituel. Comme tous les oiseaux apeurés, elle se dirigea vers la lumière, ce qui veut dire qu’elle courut, à partir de la porte, tout droit vers une fenêtre en dépassant Lorenz qui avait déjà le pied sur la première marche de l’escalier. Elle s’arrêta devant la fenêtre, puis après avoir retrouvé son calme, elle revint à Lorenz et le suivit sagement à l’étage supérieur.
Le même manège se répéta le soir d’après, avec la différence qu’elle raccourcit un peu le détour vers la fenêtre et qu’il lui fallut moins de temps pour se calmer. Pendant les jours qui suivirent, cette évolution continua, le séjour près de la fenêtre fut complètement supprimé, et Martina ne donnait plus l’impression d’avoir peur.
Troubles obsessionnels compulsifs
Martina est bouleversante
Un soir, Lorenz oublia de faire entrer Martina à l’heure habituelle et ne la conduisit pas dans sa chambre. Lorsqu’il se souvint d’elle, le crépuscule était déjà tombé. Il courut vite à la porte et lorsqu’il ouvrit, l’oie se pressa peureusement par la fente entre ses jambes, et courut contre son habitude devant lui, vers l’escalier. Elle prit le chemin le plus court, sans faire le mouvement habituel en angle droit, elle mit le pied sur le côté droit de la première marche et commença à monter en
obliquement la spirale de l’escalier. Mais arrivée, à la cinquième marche, elle fit quelque chose de réellement bouleversant elle s’arrêta subitement, son cou s’allongea, signe de grande terreur chez une oie sauvage, et elle sortit ses ailes de leur repli, prête à s’enfuir. En même temps elle poussa le cri d’avertissement. Je crus qu’elle allait s’envoler. Mais elle hésita un instant, fit demi-tour, redescendit les cinq marches et exécuta d’un pas pressé, comme quelqu’un qui doit accomplir une mission très importante, le détour primitif vers la fenêtre. Ensuite, elle monta à nouveau, cette fois conformément à l’usage primitif, tout à fait à gauche. Arrivée sur la cinquième marche, elle s’arrêta et se retourna, puis se secoua et salua, deux comportements que l’on observe régulièrement chez les oies cendrées lorsque la peur fait face à l’apaisement. J’en croyais à peine mes yeux. Je n’avais aucun doute sur l’interprétation à donner à ce que je viens de raconter l’habitude était devenue une coutume que l’oie ne pouvait enfreindre sans être saisie de peur. (2)Un long apprivoisement
A l’hôpital de jour, le premier temps de l’hospitalisation est marqué par la remise en état de la chambre que Bernard occupe depuis 1964. Son logement est vétuste, sans confort, sans douche, les toilettes sont sur le palier, l’électricité est loin d’être aux normes. L’entretien de l’appartement n’est pas fait, Bernard garde toutes ses poubelles qu’il entasse soigneusement dans un ordre connu de lui seul. Quand les poubelles sont ainsi entassées, il n’y a plus un seul espace libre dans sa chambre. Il a conservé des seaux remplis de ses matières fécales qu’il dispose en colimaçon autour de la pièce. L’appartement est dévasté, de gros travaux sont nécessaires. Marie-Claude, l’assistante sociale, Isabelle et Andrée deux infirmières vont l’accompagner dans une démarche difficile qui a débuté pendant son hospitalisation. Il est hors de question d’enlever quoi que ce soit hors de sa présence. La remise en état va prendre du temps, Bernard enlève les seaux un par un, après bien des sollicitations. Toujours d’une politesse exquise, Bernard accepte tout ce que lui disent nos collègues mais freine des quatre fers. Longues explications aussi patientes qu’inutiles, forcing, colères elles se heurtent à son inaltérable placidité. Marie-Claude, Isabelle et Andrée doivent non seulement lutter contre l’inertie de Bernard, mais encore contre leur propre dégoût seaux de matières fécales, poubelles accumulés depuis des mois. Comment résister sans agresser Comment supporter ce long apprivoisement sans prendre les seaux et les descendre elles-mêmes Soigner est une longue patience. Leur respect de Bernard est tel qu’elles vont pouvoir l’accompagner jusqu’au dernier seau.
Des animaux ritualisés
A partir du comportement de Martina et de l’existence de rituels chez de nombreux animaux, Lorenz interroge le pédagogue, le psychologue, l’ethnologue et le psychiatre qui devraient tous leur trouver
un air curieusement familier . Si l’ethnologue peut y retrouver la pensée magique ; au psychiatre et au psychanalyste, ce comportement animal rappellera la manie de la répétition qu’on rencontre dans certaines formes de névroses (qu’on appelle d’ailleurs en conséquence des névroses compulsives) et dont une forme atténuée peut s’observer chez beaucoup d’enfants. ... Tous ces phénomènes sont, en effet, reliés entre eux en ce sens qu’ils ont une racine commune : un mécanisme de comportement d’une évidente utilité pour la conservation de l’espèce. Il est en effet très utile pour un être vivant, s’il ne comprend pas les relations causales, de pouvoir s’accrocher à un comportement qui s’est montré une ou plusieurs fois capable de mener au but désiré, ou d’être inoffensif. (2) Lorsqu’on ignore quels détails sont responsables d’un succès ou de l’absence de danger, on fait bien effectivement de les observer tous, avec une obédience d’esclave. Le principe ne peut savoir ce qui arriverait autrement s’exprime nettement dans de telles superstitions. (2)Une souffrance permanente
Après six mois d’hospitalisation, Bernard accepte de partir en séjour thérapeutique dans le cadre du groupe
Vie quotidienne. Marie-Claude, Isabelle et Andrée sont les accompagnatrices de ce séjour en Bretagne.Des rites qui canalisent l’agression
Quelles différences entre Bernard et Martina Si Martina, après sa station devant le fenêtre, monte dans la chambre de Lorenz, Bernard, lui, ne réussit semble-t-il pas à trouver un
truc pour lutter contre son angoisse. Comment comparer le comportement d’un animal qui ne pense pas, par définition, et celui d’un homme qui se sert de sa pensée comme d’un écran entre lui et les autresJeu de dames avec les hommes
Aux femmes qui ont aidé Bernard à restaurer son intérieur vont succéder les hommes.
Après le repas, en attendant le commencement des activités, les trois soignants hommes (Eric, William, Jean-Charles) proposent différents jeux échecs essentiellement, dames, dominos. Lequel d’entre nous s’est rendu compte que Bernard portait un intérêt particulier aux parties de dames (4) Lequel d’entre nous lui a proposé de faire une partie Je ne sais. Mais ce fut un coup de génie.
Bernard va jouer une partie, puis s’arrête disant qu’il est fatigué. Au bout de quelque temps, il accepte d’accorder une revanche. Il va progressivement jouer une, puis deux, puis trois parties avec chacun de nous.
Bernard a une façon bien à lui de jouer aux dames. C’est un adepte de la défense en bloc. Il joue sa première pièce puis ferme aussitôt l’espace ouvert. Il progresse ainsi de telle sorte qu’il n’y ait jamais de trou. Ainsi campé sur le damier, il attend la faille de l’adversaire. Pour percer sa défense, il faut bien se découvrir. Dès que l’on se découvre, clac Bernard commence à moissonner les pions. Cette façon de procéder provoque une certaine jubilation dans son visage qui s’éclaire enfin.
Il joue en fait aux dames comme il vit. Nous avons là résumé son fonctionnement intime. Bernard avance dans la vie comme il avance ses pièces, en colmatant systématiquement les trous. Il s’agit pour lui de lutter contre le vide, de ne pas perdre ses pièces, de ne pas perdre sa matière. Sa vie n’est qu’un colmatage incessant, ritualisé, épuisant. Il s’interdit aux dames toute autre considération stratégique comme il s’interdit toute ouverture dans sa vie. C’est enfin avec les hommes qu’il joue aux dames.
Jouer aux dames avec Bernard n’est donc pas jouer contre Pierre, Paul ou Jacques dans une démarche ludique ou occupationnelle. Il s’agit d’une certaine façon d’une question de vie ou de mort. L’enjeu pour important qu’il soit permet cependant une certaine souplesse. Bernard peut perdre aux dames. Nous n’en accepterons pas moins de perdre. Nous le laisserons déployer ses pièces, fermer le jeu, et nous nous laisserons massacrer avec le sourire en le félicitant de sa science du jeu. Nous ne le laissons pas gagner, nous ne trichons pas. Aux problèmes classiques posés par le jeu de dames, nous en rajoutons un autre encore plus passionnant, plus stratégique comment communiquer avec Bernard à partir de ce jeu Comment l’amener à modifier son fonctionnement intime à partir des dames ? Nous avons ainsi notre prime de plaisir.
En perdant avec le sourire, nous lui montrons que ce qui l’effraie lui, ne nous effraie pas nous, qu’il est possible, sans être anéanti, de perdre toutes ses pièces. Nous contenons en quelque sorte son angoisse. Chaque déplacement d’une de nos pièces est calculé en fonction de l’idée d’introduire du neuf, du jeu dans sa stratégie. Enfin, en jouant aux dames, en face à face, nous introduisons un niveau d’engagement relationnel supportable par Bernard. Sur ce socle relationnel encore indifférencié, une relation privilégiée pourra naître et se consolider.
Nous lui apprenons enfin progressivement à perdre, à supporter que ses défenses explosent. Ces bérézinas de damier deviennent supportables parce qu’une relation a été établie, cette relation va devenir plus importante que le résultat de la partie lui-même. Autour du damier, nous avons pu ainsi créer un espace transitionnel, un entre-deux où la perte n’en est pas réellement une.
Après les soignants, Bernard va jouer avec les autres patients. Son univers social se modifie ainsi insensiblement. Il va ensuite jouer à la belote, en équipe. Il
De la soumission à l’étiquette
De ces quelques remarques de Lorenz peut-on déduire des éléments applicables à l’homme en général et à Bernard en particulier Si les rites sont le fruit d’une sorte de conditionnement, ne serait-il pas légitime de déconditionner ceux qui en sont victimes Ne faut-il pas au contraire qu’ils subsistent comme une mémoire de l’espèce
Histoire de tripes
Bernard nous titille la pensée. Nous pouvons maintenant reconstituer son histoire à partir de quelques éléments biographiques. Ses parents sont morts, sa mère dans un accident de voiture lorsqu’il a 21 ans et son père d’un infarctus lorsque Bernard en a 40. Il est l’aîné de trois enfants. Ses sœurs sont à la fois à distance et présentes par
. Elles arrivent brusquement et nettoient tout chez lui, le laissant dans un état d’abattement total. Elles le considèrent davantage comme un enfant qu’il faut guider que comme leur frère aîné.Dominique Friard
Notes