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Les tocs du pauvre 

Chapô
Les troubles obsessionnels compulsifs qui font tant souffrir ceux qui en sont atteints peuvent être une défense efficace dans le cadre d’une psychose. Ils sont dans ce cas à respecter et un levier à partir duquel nouer une relation.


Il m'a fallu plusieurs années avant d'oser entrer dans l'appartement de M. Delambre. Il me semblait qu'une barrière invisible se dressait derrière la porte m'interdisant le passage.
Combien de fois ai-je gravi, inquiet, les marches grinçantes de l'escalier de bois qui menait à son palier ? L'odeur de graillon de la pizzeria du rez-de-chaussée m'emplissait les narines. Les bruits du restaurant : conversations de clients bruyants, flipper, chanson d'
amour toujours sur le juke box parasitaient les seuls sons qui m'importaient : ceux émis par Bernard. Mon odorat et mon ouïe ont toujours été mobilisés au cours de ces stations prolongées devant sa porte. L'odorat afin de sentir s'il avait repris ses accumulations de matière fécale et l'ouïe afin d'entendre s'il était là, respirant à peine derrière sa porte. Etait-il chez lui ? Peut-être, peut-être pas. Je savais en tout cas que dès que j'aurais frappé à sa porte, plus aucun son ne me parviendrait. Je restais là, aux aguets, à l’affût. J’en arrivais presque à halluciner sa présence. Je l’imaginais tapi dans un recoin du gros intestin qui lui servait de chambre, n’osant plus bouger, ni respirer, son cœur battant la chamade.  Bernard, c’est Jean-Charles. Bernard  . A l’étage au-dessus, retentissait une pub pour le shampooing Obao. Seule la porte me répondait. J’attendais encore un peu me maudissant d’imposer à Bernard une telle épreuve. Et puis, je repartais non sans avoir laissé un petit mot dans la boite aux lettres. Je rajoutais parfois une plaquette d’haldol®. Je vérifiais au passage que Bernard prenait régulièrement son courrier. Le lendemain, je revenais.

Les détours de Martina

Konrad Lorenz, avait apprivoisé par imprégnation (1), une oie cendrée nommée Martina. Il avait essayé lorsqu’elle avait environ une semaine, de la faire venir à pied dans sa chambre à coucher au lieu de l’y porter. Lorsque ce jour-là, Martina, le suivant docilement de près, pénétra dans le hall de sa grande maison, elle fut effrayée par le contexte inhabituel. Comme tous les oiseaux apeurés, elle se dirigea vers la lumière, ce qui veut dire qu’elle courut, à partir de la porte, tout droit vers une fenêtre en dépassant Lorenz qui avait déjà le pied sur la première marche de l’escalier. Elle s’arrêta devant la fenêtre, puis après avoir retrouvé son calme, elle revint à Lorenz et le suivit sagement à l’étage supérieur.
Le même manège se répéta le soir d’après, avec la différence qu’elle raccourcit un peu le détour vers la fenêtre et qu’il lui fallut moins de temps pour se calmer. Pendant les jours qui suivirent, cette évolution continua, le séjour près de la fenêtre fut complètement supprimé, et Martina ne donnait plus l’impression d’avoir peur.
 Cependant, le détour vers la fenêtre prenait de plus en plus le caractère d’une habitude et il était drôle de voir comment Martina se dirigeait d’un pas décidé vers la fenêtre et, à peine arrivée, faisait demi-tour sans s’arrêter pour marcher d’un pas aussi décidé vers l’escalier et le monter.  (2) Le détour routinier vers la fenêtre devenait de plus en plus court, l’angle de 180° devenait de plus en plus aigu, et après un an, il ne restait de l’habitude de ce détour qu’un angle droit  l’oie venant de la porte, au lieu de monter du côté droit, longeait la première marche jusqu’au coin gauche et se tournait brusquement sur sa droite pour monter.

Troubles obsessionnels compulsifs 


Bernard est arrivé à l’hôpital de jour en 1987 après deux mois d’hospitalisation sur demande d’un tiers dans l’unité Kafka. Il avait 46 ans. Il ne sortait plus de chez lui, accumulait des seaux de matière fécale dans sa chambre. Il n’arrivait pas à les vider dans les toilettes de l’étage. Il ne souhaitait pas une hospitalisation de jour mais sa présence était le reflet de son désir de ne pas rester dans un service fermé de psychiatrie. Sa demande avait été entendue et il venait régulièrement puisqu’on le lui avait proposé. Les premières plaintes du voisinage datent de septembre 1983.  Il s’enferme jour et nuit, portes et fenêtres fermées … puanteur nauséabonde … crachats, rots, râle … Il passe des heures à fouiller les poubelles de la cour … Associable, il n’adresse la parole à personne … Il déplace des meubles et des objets divers dans la nuit.  Le diagnostic médical évoque une phobie obsessionnelle sur une structure psychotique.  Agoraphobie, phobie des transports en commun. Evitement du regard, activités stéréotypées … Recopie des pages et des pages de livres … Rituel de lavage et toilette invalidante … Entoure couteaux et manches de fourchette de chiffons.  Bernard semble bien être en proie à des pensées obsédantes et à des comportements compulsifs récurrents. Il paraît assiégé (obsidere, en latin veut dire assiéger) par une idée, une représentation qui le contraint à accomplir des actes en apparence absurdes. Sa pensée est obnubilée par cette idée qui conditionne chacun de ces actes. Etrangère à sa volonté, absurde ou répréhensible, elle provoque en lui un sentiment pénible de tension et une lutte anxieuse pour en venir à bout. Il lui arrive de hurler sa douleur. Dans cette lutte, il utilise tous les procédés tactiques offerts par la pensée ou par l’action (représentations mentales, gestes et rituels à valeur conjuratoire) au point qu’elle prend à son tour un caractère obsessionnel. Reconnaîtrait-il qu’il s’agit de ses propres idées, même si celles-ci sont étrangères à sa volonté et répugnantes  Bernard est en retrait. Il répond par des formules stéréotypées où le   n’a pas de place   Cela se peut . Il fait certainement des efforts pour résister à ces idées, en vain, elles s’imposent à lui. Il ne tire aucun plaisir direct de la réalisation de ces actes. Si on l’interrogeait, et s’il s’autorisait à répondre, il reconnaîtrait peut-être l’absurdité et l’inutilité de son comportement.  Il est possible que  répondrait-il. Ses troubles s’accompagnent d’une anxiété neurovégétative marquée qui impressionne ses voisins et ses proches au point qu’il leur arrive d’appeler les soignants au secours. Troubles obsessionnels compulsifs ? Dans un coin du dossier, invisible, il pourrait y avoir le code F.42. Toute la question est de savoir si chez Bernard la conscience reste claire et la raison intacte. Il ne faut pas faire un diagnostic de TOC quand les symptômes obsessionnels surviennent au cours d’une schizophrénie  Il faut écarter un délire de relation sur une personnalité psychasthénique, une dépression mélancolique sub-délirante avec thématique obsessionnelle, impulsions suicidaires et culpabilité majeure. Reste la schizophrénie. Mode d’entrée dans la schizophrénie chez un adolescent ou cicatrisation sur le mode obsessionnel d’un processus évolutif schizophrénique  Il a 46 ans lorsqu’il est hospitalisé pour la première fois. Il faudrait supposer une très grande solitude ou un milieu extrêmement tolérant pour que des troubles, en apparence aussi gênants, n’impliquent ni plainte, ni consultations en psychiatrie. Souvenons-nous que malgré leur fréquence (un sujet sur quarante dans la population générale) les tocs restent souvent non diagnostiqués.  Les raisons de sa méconnaissance sont multiples  âge précoce de survenue des troubles (avant 20 ans), ignorance du patient qu’il s’agit d’une maladie, aspect secret du trouble, absence de consultation spontanée.  (3)

Martina est bouleversante 

Un soir, Lorenz oublia de faire entrer Martina à l’heure habituelle et ne la conduisit pas dans sa chambre. Lorsqu’il se souvint d’elle, le crépuscule était déjà tombé. Il courut vite à la porte et lorsqu’il ouvrit, l’oie se pressa peureusement par la fente entre ses jambes, et courut contre son habitude devant lui, vers l’escalier. Elle prit le chemin le plus court, sans faire le mouvement habituel en angle droit, elle mit le pied sur le côté droit de la première marche et commença à monter en   obliquement la spirale de l’escalier. Mais arrivée, à la cinquième marche, elle fit quelque chose de réellement bouleversant   elle s’arrêta subitement, son cou s’allongea, signe de grande terreur chez une oie sauvage, et elle sortit ses ailes de leur repli, prête à s’enfuir. En même temps elle poussa le cri d’avertissement. Je crus qu’elle allait s’envoler. Mais elle hésita un instant, fit demi-tour, redescendit les cinq marches et exécuta d’un pas pressé, comme quelqu’un qui doit accomplir une mission très importante, le détour primitif vers la fenêtre. Ensuite, elle monta à nouveau, cette fois conformément à l’usage primitif, tout à fait à gauche. Arrivée sur la cinquième marche, elle s’arrêta et se retourna, puis se secoua et salua, deux comportements que l’on observe régulièrement chez les oies cendrées lorsque la peur fait face à l’apaisement. J’en croyais à peine mes yeux. Je n’avais aucun doute sur l’interprétation à donner à ce que je viens de raconter  l’habitude était devenue une coutume que l’oie ne pouvait enfreindre sans être saisie de peur.  (2)

Un long apprivoisement

A l’hôpital de jour, le premier temps de l’hospitalisation est marqué par la remise en état de la chambre que Bernard occupe depuis 1964. Son logement est vétuste, sans confort, sans douche, les toilettes sont sur le palier, l’électricité est loin d’être aux normes. L’entretien de l’appartement n’est pas fait, Bernard garde toutes ses poubelles qu’il entasse soigneusement dans un ordre connu de lui seul. Quand les poubelles sont ainsi entassées, il n’y a plus un seul espace libre dans sa chambre. Il a conservé des seaux remplis de ses matières fécales qu’il dispose en colimaçon autour de la pièce. L’appartement est dévasté, de gros travaux sont nécessaires. Marie-Claude, l’assistante sociale, Isabelle et Andrée deux infirmières vont l’accompagner dans une démarche difficile qui a débuté pendant son hospitalisation. Il est hors de question d’enlever quoi que ce soit hors de sa présence. La remise en état va prendre du temps, Bernard enlève les seaux un par un, après bien des sollicitations. Toujours d’une politesse exquise, Bernard accepte tout ce que lui disent nos collègues mais freine des quatre fers. Longues explications aussi patientes qu’inutiles, forcing, colères elles se heurtent à son inaltérable placidité. Marie-Claude, Isabelle et Andrée doivent non seulement lutter contre l’inertie de Bernard, mais encore contre leur propre dégoût  seaux de matières fécales, poubelles accumulés depuis des mois. Comment résister sans agresser  Comment supporter ce long apprivoisement sans prendre les seaux et les descendre elles-mêmes  Soigner est une longue patience. Leur respect de Bernard est tel qu’elles vont pouvoir l’accompagner jusqu’au dernier seau.

Des animaux ritualisés 

A partir du comportement de Martina et de l’existence de rituels chez de nombreux animaux, Lorenz interroge le pédagogue, le psychologue, l’ethnologue et le psychiatre qui devraient tous leur trouver  un air curieusement familier . Si l’ethnologue peut y retrouver la pensée magique ; au psychiatre et au psychanalyste, ce comportement animal  rappellera la manie de la répétition qu’on rencontre dans certaines formes de névroses (qu’on appelle d’ailleurs en conséquence des névroses compulsives) et dont une forme atténuée peut s’observer chez beaucoup d’enfants. ... Tous ces phénomènes sont, en effet, reliés entre eux en ce sens qu’ils ont une racine commune : un mécanisme de comportement d’une évidente utilité pour la conservation de l’espèce. Il est en effet très utile pour un être vivant, s’il ne comprend pas les relations causales, de pouvoir s’accrocher à un comportement qui s’est montré une ou plusieurs fois capable de mener au but désiré, ou d’être inoffensif.  (2) Lorsqu’on ignore quels détails sont responsables d’un succès ou de l’absence de danger, on fait bien effectivement de les observer tous, avec une obédience d’esclave.  Le principe ne peut savoir ce qui arriverait autrement  s’exprime nettement dans de telles superstitions.  (2)
Si un être humain n’ignore pas que telle ou telle habitude enracinée remonte à une origine purement fortuite et sait parfaitement que le fait de l’enfreindre ne peut engendrer aucun danger, une excitation indéniablement anxieuse le pousse à y rester fidèle.
 De ce point de vue, il ne semble pas y avoir de différence entre l’homme et l’animal. Un son nouveau se fait pourtant entendre, à partir du moment où l’homme n’acquiert plus l’habitude par lui-même, mais la reçoit par ses parents ou par la civilisation. Premièrement, il ne connaît plus dans ce cas les raisons qui ont engendré la règle de comportement en question. ... D’autre part, l’image exaltée du père-législateur subit, dans le lointain temporel et mystique, une apothéose qui fait apparaître comme divines toutes les prescriptions venant de lui, et comme péché tous les manquements à ces prescriptions.  (2)
Ce raisonnement suffit-il à expliquer les
névroses compulsives ou les psychoses qui leur empruntent certains mécanismes de défense 

Une souffrance permanente 

Après six mois d’hospitalisation, Bernard accepte de partir en séjour thérapeutique dans le cadre du groupe Vie quotidienne. Marie-Claude, Isabelle et Andrée sont les accompagnatrices de ce séjour en Bretagne.
Ce groupe est centré sur les habitudes de la vie quotidienne, sur les habiletés sociales. Les patients y sont confrontés à leurs difficultés concrètes de vie à l’extérieur. Différents pans de réalité sont abordés  faire les courses, se préparer à manger, entretenir son logement, effectuer ses soins d’hygiène, prendre son traitement, se reposer, s’organiser des loisirs, etc. Le séjour vient ponctuer la fin d’une session qui dure quatre mois. C’est une sorte de mise en pratique de ce qui a été travaillé au cours des séances. Les différents patients qui y participent se connaissent, une certaine dynamique de groupe a été initiée. Les membres du groupe repèrent ensemble le lieu à investir, écrivent au syndicat d’initiative local pour préparer un programme de
éjouissances .
Tout est fait pour que ce séjour soit le moins anxiogène possible. Les soignantes sont celles que Bernard connaît le mieux, celles qui ont progressivement établi une relation privilégiée autour des travaux de son logement.
Après une semaine à Saint Cast, en Bretagne, les soignantes reviennent assez interloquées. Elles décrivent un Bernard perturbé par la perte de ses repères habituels. Il a fait une crise de panique à cause du vide lors d’une promenade près d’une falaise. Elles ont noté des attitudes d’écoute, des rituels de lavage qui durent très longtemps et sont très invalidants tant pour Bernard qui ne peut rien entreprendre sans avoir accompli des gestes de toilette extrêmement précis que pour le groupe qui doit l’attendre. Elles se culpabilisent, regrettent d’avoir imposé à Bernard la
 souffrance permanente  qu’a représenté ce séjour.
De fait, Bernard est très mal. Il doit même être hospitalisé quelques jours au Centre d’Accueil et de Thérapies Brèves situé au dessous de l’hôpital de jour. Je l’y accompagne après être passé pour la première fois à sa chambre. Je reste évidemment à la porte pendant qu’il prépare ses affaires.

Des rites qui canalisent l’agression

Quelles différences entre Bernard et Martina  Si Martina, après sa station devant le fenêtre, monte dans la chambre de Lorenz, Bernard, lui, ne réussit semble-t-il pas à trouver un truc pour lutter contre son angoisse. Comment comparer le comportement d’un animal qui ne pense pas, par définition, et celui d’un homme qui se sert de sa pensée comme d’un écran entre lui et les autres 
 La formation de rites traditionnels a certainement commencé à l’aube de la culture humaine, de même qu’à un niveau inférieur, la formation de rites phylogénétiques fut aux premières origines de la vie sociale des animaux. Les analogies entre les deux développements ... s’expliquent facilement par les exigences d’une même fonction, commune à l’un et à l’autre.
Dans les deux cas, un mode de comportement sert d’abord, soit à une espèce, soit à une culture, à composer avec le milieu extérieur, pour acquérir ensuite une fonction entièrement nouvelle, celle de la communication ou de l’information à l’intérieur de la communauté. La fonction primaire subsiste peut-être encore, mais elle sera de plus en plus reléguée à l’arrière-plan et pourra disparaître complètement, le résultat étant une changement de fonction caractéristique. A partir de la communication peuvent naître deux nouvelles fonctions d’égale importance qui toutes deux conservent encore un certain nombre d’éléments de communication. La première est la canalisation de l’agression vers des issues inoffensives, la seconde, la création de liens entre deux ou plusieurs individus.
  (2)
Les rites utilisés par Bernard auraient-ils pour fonction de canaliser son agressivité et lui permettre de supporter la création de liens avec les soignantes 

Jeu de dames avec les hommes

Aux femmes qui ont aidé Bernard à restaurer son intérieur vont succéder les hommes.
Après le repas, en attendant le commencement des activités, les trois soignants hommes (Eric, William, Jean-Charles) proposent différents jeux  échecs essentiellement, dames, dominos. Lequel d’entre nous s’est rendu compte que Bernard portait un intérêt particulier aux parties de dames  (4) Lequel d’entre nous lui a proposé de faire une partie  Je ne sais. Mais ce fut un coup de génie.
Bernard va jouer une partie, puis s’arrête disant qu’il est fatigué. Au bout de quelque temps, il accepte d’accorder une revanche. Il va progressivement jouer une, puis deux, puis trois parties avec chacun de nous.
Bernard a une façon bien à lui de jouer aux dames. C’est un adepte de la défense en bloc. Il joue sa première pièce puis ferme aussitôt l’espace ouvert. Il progresse ainsi de telle sorte qu’il n’y ait jamais de trou. Ainsi campé sur le damier, il attend la faille de l’adversaire. Pour percer sa défense, il faut bien se découvrir. Dès que l’on se découvre, clac  Bernard commence à moissonner les pions. Cette façon de procéder provoque une certaine jubilation dans son visage qui s’éclaire enfin.
Il joue en fait aux dames comme il vit. Nous avons là résumé son fonctionnement intime. Bernard avance dans la vie comme il avance ses pièces, en colmatant systématiquement les trous. Il s’agit pour lui de lutter contre le vide, de ne pas perdre ses pièces, de ne pas perdre sa matière. Sa vie n’est qu’un colmatage incessant, ritualisé, épuisant. Il s’interdit aux dames toute autre considération stratégique comme il s’interdit toute ouverture dans sa vie. C’est enfin avec les hommes qu’il joue aux dames.
Jouer aux dames avec Bernard n’est donc pas jouer contre Pierre, Paul ou Jacques dans une démarche ludique ou occupationnelle. Il s’agit d’une certaine façon d’une question de vie ou de mort. L’enjeu pour important qu’il soit permet cependant une certaine souplesse. Bernard peut perdre aux dames. Nous n’en accepterons pas moins de perdre. Nous le laisserons déployer ses pièces, fermer le jeu, et nous nous laisserons massacrer avec le sourire en le félicitant de sa science du jeu. Nous ne le laissons pas gagner, nous ne trichons pas. Aux problèmes classiques posés par le jeu de dames, nous en rajoutons un autre encore plus passionnant, plus stratégique  comment communiquer avec Bernard à partir de ce jeu  Comment l’amener à modifier son fonctionnement intime à partir des dames ? Nous avons ainsi notre prime de plaisir.
En perdant avec le sourire, nous lui montrons que ce qui l’effraie lui, ne nous effraie pas nous, qu’il est possible, sans être anéanti, de perdre toutes ses pièces. Nous contenons en quelque sorte son angoisse. Chaque déplacement d’une de nos pièces est calculé en fonction de l’idée d’introduire du neuf, du jeu dans sa stratégie. Enfin, en jouant aux dames, en face à face, nous introduisons un niveau d’engagement relationnel supportable par Bernard. Sur ce socle relationnel encore indifférencié, une relation privilégiée pourra naître et se consolider.
Nous lui apprenons enfin progressivement à perdre, à supporter que ses défenses explosent. Ces bérézinas de damier deviennent supportables parce qu’une relation a été établie, cette relation va devenir plus importante que le résultat de la partie lui-même. Autour du damier, nous avons pu ainsi créer un espace transitionnel, un entre-deux où la perte n’en est pas réellement une.
Après les soignants, Bernard va jouer avec les autres patients. Son univers social se modifie ainsi insensiblement. Il va ensuite jouer à la belote, en équipe. Il
étonne  toujours, attend d’avoir le quarante-cinq (5) dans les mains pour prendre mais il doit également apprendre à gérer les initiatives parfois malencontreuses de son partenaire.
Il redécouvre enfin le tarot.
Le repas à peine fini, il est déjà installé au salon prêt à jouer aux cartes.
Les dames puis le jeu de cartes en se ritualisant seraient-ils une façon de canaliser son agressivité, de créer du lien avec les autres 

De la soumission à l’étiquette

De ces quelques remarques de Lorenz peut-on déduire des éléments applicables à l’homme en général et à Bernard en particulier  Si les rites sont le fruit d’une sorte de conditionnement, ne serait-il pas légitime de déconditionner ceux qui en sont victimes  Ne faut-il pas au contraire qu’ils subsistent comme une mémoire de l’espèce 
Il est frappant de constater combien dans une ritualisation culturelle, les deux pas qui mènent, d’abord de la communication au contrôle de l’agression, puis à la formation d’un lien, sont parfaitement analogues aux deux stades de l’évolution des rituels instinctifs.  (2)
Lorenz remarque que dans les interactions sociales entre les différentes cultures et cellules culturelles, on peut noter que les manières prescrites par l’étiquette sont pour la plupart des exagérations de gestes de soumission et ont le plus souvent leurs racines dans des types de mouvement phylogénétiques ritualisés et ayant la même signification. Le conditionnement à la distinction du bien et du mal commence dès la petite enfance et continue à travers toute l’ontogénèse de l’être humain.
 Il n’y a aucune différence de principe entre la rigidité avec laquelle nous restons attachés à notre premier dressage à la propreté, et notre fidélité envers les normes et rites nationaux ou politiques, sur lesquels nous nous fixons pendant notre vie ultérieure. La rigidité de ces rites et la ténacité avec laquelle nous nous y sommes attachés est essentielle à leur bon fonctionnement. Mais de même, que les comportements sociaux innés, encore plus rigides, ces rites transmis doivent être surveillés par notre morale rationnelle et responsable.  (2)

Histoire de tripes 

Bernard nous titille la pensée. Nous pouvons maintenant reconstituer son histoire à partir de quelques éléments biographiques. Ses parents sont morts, sa mère dans un accident de voiture lorsqu’il a 21 ans et son père d’un infarctus lorsque Bernard en a 40. Il est l’aîné de trois enfants. Ses sœurs sont à la fois à distance et présentes par  . Elles arrivent brusquement et nettoient tout chez lui, le laissant dans un état d’abattement total. Elles le considèrent davantage comme un enfant qu’il faut guider que comme leur frère aîné.
Bernard est issu d’une famille désunie. Le couple parental s’entendait assez mal. Sa mère demanda un beau jour sa mutation dans le Vaucluse et emmena avec elle Bernard en soin à ce moment là et ses deux filles. Bernard effectue une scolarité normale jusqu’en première. Il interrompt ses études à seize ans après un accident bénin de la circulation. Après cet accident, il débute un parcours hospitalier avec séjours prolongés en convalescence pendant près d’une dizaine d’années Il est hospitalisé à 19 ans pour une résection partielle de l’intestin grêle pour une fissure anale Il est de nouveau hospitalisé dans le midi (Grenoble, Briançon) jusqu’au décès de sa mère. Une maladie de Crohn est suspectée. On note une colectomie pour problèmes coliques guère précisés. La pose d’un anus artificiel a cependant été discuté. Le dossier est assez flou et Bernard peu prolixe.
Malgré cela, il retourne chez son père et réussit à trouver un emploi d’agent de bureau dans une administration. Il y travaille sept ans puis est renvoyé pour non respect des horaires. Mort du père, perte du travail et des repères sociaux qu’il oblige, Bernard est prêt à s’enfoncer chaque jour davantage dans sa détresse.
Nous pouvons retenir de ces quelques éléments biographiques qu’un premier accident de la circulation survenu en pleine adolescence vient perturber un équilibre apparemment difficilement acquis. Des troubles somatiques graves qui intéressent la sphère intestinale et vésicale le perturbent très vite. Les premières manifestations de
  semblent être une aboulie, un apragmatisme qui l’ont conduit à se désocialiser progressivement. La mort du père est venu renforcer ce processus de déstructuration. Il semble que ce soit à ce moment là que la défense obsessionnelle se soit véritablement mis en place.
Quel type de soin pour Bernard 
Des neuroleptiques relativement inefficaces sur des troubles essentiellement négatifs  Une psychothérapie d’inspiration analytique qui atteint vite ses limites chez quelqu’un doit l’imaginaire apparaît éteint, dont la verbalisation est d’une extrême pauvreté  Une thérapie cognitivo-comportementale qui viserait à déconditionner Bernard, à transformer ces rituels et ces compulsions en comportements adaptés ? Nous sommes probablement dans le cadre d’une psychose et ces pensées automatiques et intrusives, les actes qu’elles supposent semblent bien être une défense contre le morcellement.
Nous avons surtout essayé de penser avec et autour de lui chaque fois que cela était possible.
Quelques auteurs dont Chartier (6) ont observé de nombreux points commun entre le
caractère schizoïde décrit par Minkowski (7) et l’obsessionnel. On retrouve une affectivité stérilisée, une pensée qui se substitue aux actes au point qu’il peut y avoir une disparition de la spontanéité. L’incapacité de s’adapter à l’ambiance affective et la poursuite indéfinie et hors de propos de la réalisation de ses idées en serait l’élément le plus caractéristique. Le contrôle obsédant serait le deuxième versant de cette symptomatologie. Sur un plan économique, ce qui distingue essentiellement l’obsessionnel, c’est une régression sur les représentations anales. L’intérêt génital est déplacé sur le stade anal. Lors de l’apprentissage de la propreté, l’enfant décide activement de donner ou non son bol fécal. C’est ce contrôle qui serait repris dans la régression anale. La complaisance de l’enfant vis-à-vis de ses fèces au moment de la phase anale serait dans un premier temps, complètement oubliée. La régression n’aurait conservé que les manifestations de conservation et de contrôle   tel un enfant sur son pot qui refuserait de donner ses selles mais construirait à côté et avec minutie un immense château de sable, véritable propre  ... La pulsion anale ainsi maîtrisée réapparaît parfois dans un climat brutal, voire catastrophique, comme si elle avait du forcer un passage d’où la forte composante agressive qu’elle comporte Tel ce monsieur parcimonieux et économe qui refuse habituellement de donner à sa femme l’argent dont elle aurait besoin mais va par contre accepter de prêter une grosse somme d’argent à un ami qu’il n’a pas vu depuis une éternité. Cela ressemble assez bien ... à l’enfant qui refuse de faire sur son pot quand il est avec sa mère, mais fait très bien quand il est chez sa voisine.  (6) La différence essentielle entre Bernard et un de ces obsessionnels est que Bernard manipule réellement ses fèces. Tous ses rituels tournent directement autour de la sphère anale. Il ne peut se déplacer sans avoir des garnitures de papier pour prévenir une probable diarrhée. Où qu’il aille, il doit repérer les W.C, le trajet le plus court qui y mène, il doit vérifier qu’ils ne sont pas fermés. Ses rituels de lavage concernent essentiellement son anus et ses mains, il semble parfaitement indifférent au reste de son corps. Son hygiène corporelle laisse d’ailleurs la plupart du temps à désirer. Chez lui, il accumule non pas des images, des médailles, des timbres postes, mais ses propres matières fécales. La dimension du don est chez lui absente. C’est sa propre matière, c’est une part de lui-même, c’est lui-même qui risque de disparaître lorsqu’il tire la chasse d’eau dans les W.C. Chez Bernard, il n’y a pas de déplacement. Sa régression est beaucoup trop archaïque. C’est en partie grâce à ces rituels, probablement validés ou copiés du monde médical lors de son adolescence marquée de fistules et de maladie de Crohn qu’il a pu lutter aussi longtemps contre la psychose.
Nous avons fait le choix d’un long apprivoisement en mobilisant toutes les ressources humaines de l’hôpital de jour et au delà du secteur. Nous avons accompagné Bernard avec une infinie souplesse allant aux nouvelles lorsqu’il s’absentait, essayant de nourrir cet imaginaire si pauvre avec des contes, des dessins
é (entendre modèles choisis par Bernard), des histoires pour le journal, en nous interposant lorsque ses sœurs étaient trop envahissantes. Raconter le parcours de Bernard serait bien long. En acquérant de nouveaux rituels qui lui ont permis de conjurer le morcellement, de supporter la relation à l’autre, il est devenu une Martina qui a réussi à s’adapter à un nouvel appartement, il grimpe l’escalier seul maintenant. Il a quitté l’hôpital de jour, n’y revenant que pour voir la lumière. L’angle est devenu de plus en plus aigu.


Dominique Friard


Notes

1 Il existe un moment précis très proche de la naissance où les ébés  animaux s’identifient au premier être vivant auquel ils sont confrontés, comme s’ils en étaient imprégnés. Ainsi K. Lorenz a-t-il été maman de nombreuses oies. Cette technique a été utilisée pour le tournage du film Le peuple migrateur. C’est en raison de cette imprégnation que les oiseaux acceptent le présence des ULM et du cameraman.
2 LORENZ (K), L’agression, Champs, Flammarion, Paris, 1969, pp.72-74.
3 TRIBOLET (S), PARADAS (C), Guide pratique de psychiatrie, Editions Heures de France, Collections réflexes, Paris 1998.
4 Valet, neuf, as qui valent quarante-cinq points et assurance de gagner la partie.
5- CHARTIER (J.P.), Structures névrotiques, in Psychologie pathologique, dir. J. Bergeret, Masson, Paris, 1990.
6 MINKOWSKI (E), La schizophrénie, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1997.