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Le Cadre Infirmier Supérieur

Six Caisses

        Il le savait bien, elle avait beau se présenter en gamine, en vieux monsieur, jeune branché sous oreillette se dandinant comme un abruti, il avait bien compris que c'était encore elle, toujours elle. Quand pour la troisième fois de la journée, sous des apparences diverses rencontrées dans le métro, elle avait tenté de le piquer en montant l'escalator, il s'était défendu. Elle avait hurlé comme une sauvage. Elle avait pourtant encore son aiguille à la main prétendant que c'était un téléphone portable. Le pire c'était que tout le monde l'avait cru,... elle ! Ils étaient tous contre lui. Ils l'avaient emmené, à la santé qu'ils ont dit ? Puis après, ils ont dit que justement il en avait des problèmes,... de santé.
       
Il faisait près de deux mètres, des bras comme mes cuisses, qui ne sont pas si grosses que cela finalement. Il était arrivé le matin pendant que j'étais en réunion. Je ne savais même pas qu'il arrivait. Je ne le connaissais pas. Je l'ai juste entendu parlé à ma collègue dans le bureau d'en face. Je suis sorti parce qu'il me semblait, au ton des voix, la sienne de plus en plus sourde, celle de la collègue de plus en plus aiguë, que cela n'allait pas tarder à chauffer. Je m'avance, je me présente pour faire diversion. Je ne l'intéressais pas du tout. Il voulait une aide financière. Des anciens, qui connaissaient bien la maison, lui avaient dit que c'était à elle qu'il fallait demander. Alors vous pensez bien, l'autre nabot qui faisait des sauts de cabri tout autour de lui, il n'allait pas tarder à le renvoyer dans son bocal s'il continuait.

- Qui vous êtes, vous ? - Moi,... je suis le surveillant-chef.
- Ah ! d'accord, bon ça va, j'connais. Vous êtes le chef des matons, moi les matons j'en ai soupé.
- Ah bon... Ah ! Vous en sortez. Ah oui,... il y a erreur, je suis le Cadre Infirmier Supérieur si vous préférez, le CIS quoi !
- CIS … Qu'est-ce ?
- Six caisses, ça c'est une bonne question !


CIS, Qu'est-ce ?

Bon, on peut répondre facilement que le CIS, le surveillant-chef, c'est le responsable du service infirmier d'un service,... enfin... d'un secteur (d'emblée c'est pas clair !). Autrement dit, c'est le chef des chefs des infirmi(er)ères, des aides-soignants et des Agents de Services Hospitaliers. Mais là, c’est encore imprécis. Parce qu'on ne comprend pas. Et les autres professionnels, les médecins, psychologues, assistantes sociales,... ? Et bien les autres, c'est le médecin-chef qu'est le chef. Mais il est aussi le chef du chef des chefs des infirmi(er)ères, des... etc,... Mais alors, le chef des chefs n'est pas le chef de ceux dont le chef du chef des chefs est directement le chef ? Ah ! non, surtout pas !


        Et pourquoi ? Parce que le chef du chef des chefs doit rester le seul chef de ceux dont le chef des chefs n'est pas le chef. Bien-sûr s'il y a une question délicate qui se pose, au chef du chef des chefs je veux dire (vous suivez, oui ! ?), s'il y a un problème donc, pour le grand chef, avec un, ou une, de ceux qui ne sont pas sous les ordres... (de ceux dont son sous-chef n'est pas le... enfin bref, vous m'avez compris !), il s'arrange pour voir avec le chef,... enfin avec l'autre, avec son "bras droit" (ah ! oui, finalement c'est peut-être un peu ça), pour réfléchir avec lui pour voir comment on pourrait,... euh,... enfin, c'est juste pour un éclairage, parce que le vrai chef c'est lui,... en tous cas de ceux là,... bon des autres aussi,... mais... enfin, bref.


Le problème, c'est qu'à l'hôpital, des chefs il y en a à foison. Si une catégorie a des états d'âme et est à la recherche d'une reconnaissance, ce qui est bien sûr toujours légitime, on crée une commission, ou un collège catégoriel, et... un chef, pour bien symboliser le tout. D'aucun disent que l'hôpital serait à ce point saucissonné qu'il en serait quasiment..."balkanisé". Sauf que nous sommes beaucoup à croire percevoir, plutôt chez l'autre que chez soi d'ailleurs, une tendance à se prendre pour le pantin de la vallée de la Morava.

Au-delà des créations de commissions, de comités,... il est un fait que ceux qui, sur le terrain, font tourner les services, qui sont au quotidien avec les patients dans une certaine permanence, c'est les équipes infirmières, aides-soignantes et ASH. Dans les premiers établissements d'accueil, avant d'être de soins, c'était les bonnes sœurs qui étaient auprès des indigents, avant que ce ne soient des malades. A la tête des bonnes sœurs on trouvait la mère supérieure. La mère, aux côtés du directeur qui dirigeait, tenait lieu de responsable de tous ceux qui œuvraient pour répondre aux nécessités les plus archaïques, celles de bouche, de nourriture, celles du corps, d'hygiène, de soins. Quant à celles d'amour leurs règles s’y opposaient d'autant plus fermement que le risque incestueux fait partie, lui aussi, des pulsions archaïques. Il y a encore aujourd'hui une dimension maternante dans ces métiers du soin direct. Quant au médecin-chef, qui est le garant de la politique du service, qui en représente la continuité, on peut facilement y voir une fonction symbolique paternelle. C'est de fait bien d'un couple parental dont on peut voir l'émergence dans ce duo qui dirige les services.
        Cette répartition traditionnelle des rôles fait que s'installe tant à l'extérieur du service que dans son fonctionnement interne un mode d'interpellation particulier de ces deux protagonistes. Le fonctionnement quotidien repose, sur le plan pratique, réel, sur le service infirmier, les équipes, le surveillant-chef, les cadres. La représentation globale, symbolique, du service est, quant à elle, surtout portée par le médecin-chef.
Cette différenciation peut prendre des formes diverses dans l'institution. Par exemple, un responsable administratif qui va avoir besoin de telle ou telle information stratégique dont le caractère spécifique touche à la représentation même du service, ce responsable s'adressera plutôt par écrit au médecin-chef. Et il relancera par téléphone plus facilement le surveillant-chef si la réponse tarde à venir, et ce, même si ce dernier n'est, à priori, même pas sensé être au courant.

Au sein du service, si le fonctionnement d'un médecin, ou autre professionnel sous la responsabilité directe du médecin-chef pose problème, ce sera plus facilement auprès, ou pas loin, du CIS qu'on viendra de façon récurrente expliquer combien cela devient ingérable. Mais on s'attend que ce soit plutôt du côté du médecin-chef que vienne la solution. Si jamais d'ailleurs le CIS, parce que cela devient impossible pour le travail infirmier, décide de s'en mêler, il est probable que ceux là même qui trouvaient la situation impossible et venaient régulièrement auprès de lui s'en plaindre, s'étonne également du manque de "respect"que constitue son intervention dans le débat.

Cette imbrication des deux représentations symboliques de la conduite d'un service repose également sur une réalité incontournable : le CIS est effectivement responsable de l'organisation des soins. Certes, mais bien évidemment cette organisation n'existe pas de façon indépendante de l'intervention des autres corps professionnels partenaires, avec le service infirmier, des soins auprès des usagers.

Depuis longtemps, d'ailleurs, cette terminologie de "soignants"pour les seul(e)s infirmier(ère)s et aide-soignant(e)s pose question. Les médecins, les psychologues ne seraient pas "soignants" ? Est-ce à dire que c'est la seule inscription dans la quotidienneté qui conférerait à l'intervention auprès du patient son caractère de soin ?
C'est alors que les capacités à "la navigation à vue" du CIS sont à l'épreuve. Il ne peut pas s'atteler sérieusement à sa tâche s'il considère, qu'étant hiérarchiquement incompétent, il doit s'interdire toute intervention, de quelque nature qu'elle soit, auprès de ces autres partenaires du soin. Tout est dans la manière. C'est au prix de cette conduite au "fil de l'institution", qu'entre autre, peuvent respirer les services.

Les glissements qui s'opèrent entre les systèmes opératoires réels des directions de services et leurs représentations, se déclinent également au niveau de l’institution hospitalière. Suivant le choix, et/ ou le niveau, de l'engagement d'une direction dans la politique de soin de l'établissement et dans les débats sur son évolution, il n'est pas anodin qu'elle choisisse une approche différente face à cette subtile réalité de la conduite des services. Qu'elle s'inscrive de façon décalée à l'usage en voulant donner au service infirmier un contrepoids manifestement stratégique face au corps médical qu'elle trouve trop important, ou à l'extrême inverse qu'elle s'inscrive dans une vision traditionnelle, conservatrice, des représentations en ne souffrant même pas, par exemple, qu'un simple CIS s'adresse directement à elle, cette relation différente au corps des CIS est en relation avec la nature de son lien avec l'organisation des soins et sa volonté de s'y impliquer.

Le plus curieux, peut-être, est bien de s'apercevoir qu'au-delà de ce décalage potentiel entre réalité et représentation symbolique, la conduite d'un service ne peut donc concrètement s'effectuer qu'en jouant sur les marges et les limites de ces règles implicites. La représentation figée des responsabilités de chacun, entre autre pour le CIS et le médecin-chef, est inopérationnelle dès que survient un événement exceptionnel, particulier, engageant, pour le coup, réellement la responsabilité de chacun. Que ce soit sur le plan disciplinaire, ou encore plus important, éthique et/ ou pénal, celui qui n'a pas fait, qui aurait pu faire, et qui a contribué, même partiellement, à une faute envers un patient par exemple, celui là, à juste titre devra en répondre, le cas échéant, devant la loi. Evidemment, et heureusement, il ne pourra pas se justifier en prétendant que traditionnellement dans un établissement hospitalier c'est tel ou tel qui doit dire, qui doit faire. Si lui avait la possibilité de dire, de faire, pouvant alors modifier la situation, et qu'au nom du respect des convenances il n'est pas intervenu, il devra légitimement répondre de sa part de responsabilité.

Sans forcément aller chercher l'exemplarité des foudres de la loi (quoique à n'en pas douter, la foudre a des vertus éclairantes indéniables), le soin impose de fait le renforcement de l'engagement du service infirmier. On s'en aperçoit, particulièrement en psychiatrie. Si les infirmier(ère)s ne s'engagent pas, ou trop peu, les choses, pour les patients, ne peuvent se modifier profondément. Et pour s'engager, soignants sont nécessairement obligés de se départir d'un fonctionnement traditionnel où leurs actes sont principalement inscrits dans la continuité, ou la prescription, médicale. Ce qui sous-entend qu'ils deviennent alors complètement comptables des actes qu'ils posent. De même, le CIS, en position organisationnelle de responsabilité du service infirmier ne peut plus se retrancher derrière les susceptibilités mandarinales du médecin-chef. En psychiatrie rien ne change si le rapport traditionnel entre médecins et infirmiers ne se modifie pas.

Certes, pour que cette dynamique du changement trouve sa traduction concrète dans les équipes, il faut que l'ensemble de l'encadrement s'engage aussi dans cette modification des fonctionnements traditionnels. La psychorigidité éventuelle d'un encadrement aux formes dépassées est un écho réflexif à la toute puissance médicale. Souvent ce mode de management est un phénomène défensif pour résister au sentiment de sa propre impuissance.
Le CIS a donc un rôle moteur dans la mise en place d'une politique d'encadrement où la réflexion sur le fonctionnement collectif, sur le système, pour permettre aux cadres de trouver d'autres modes de défense que la rigidification de leur relation au groupe. Il est évidemment difficile de penser les équipes infirmières à la fois responsables et complètement subordonnées à un petit chef. L'art du management étant de rendre tout possible à l'intérieur de l'espace institutionnel, tout, sauf la destruction de l'institution elle-même. Ce qui suppose, bien-sûr, le respect de règles appréhendées comme légitimes et structurantes. D'où un travail indispensable d'aide, de soutien aux cadres qui sont, immanquablement dans une pratique quotidienne, relativement solitaires, sous le regard attentif (si ce n’est parfois "en embuscade") du groupe. C'est entre autre cette solitude qui peut pousser la névrose "moyenne" de chacun d'entre nous, vers des formes défensives peu propices à la plasticité psychologique nécessaire à la pratique de l'encadrement.

C'est dans cet équilibre entre la continuité de l'institution et ses nécessaires capacités d'évolution, que la question d'un autre équilibre se pose, celui à trouver entre les enjeux du soin, et les conditions de travail.
C'est souvent à l'aune de cette gageure que se mesurent les vraies qualités de l'encadrement. C'est encore un des points où le degré d'implication mutuelle entre médecin-chef et CIS peut se mesurer. Si les deux protagonistes du couple dirigeant de service considèrent peu ou prou que cette question, par une vision simpliste et archaïque de la séparation des responsabilités, est du seul ressort du CIS, c'est que cette idée de l'équilibre entre le soin et les conditions concrètes de l'exercice professionnel n'a pas d'existence réelle dans le service. C'est alors une fumisterie.

On voit bien qu'au bout du compte c'est dans la capacité du médecin-chef et du CIS à faire face à leurs propres travers névrotiques, qu'une vraie direction de service peut fonctionner. S'ils sont tous deux à peu près vigilants à limiter leurs propres travers du rapport qu'ils entretiennent avec le pouvoir, s'ils arrivent à contenir leurs petites tendances à la perversion, et surtout s'ils sont loyaux et respectueux entre eux, les vicissitudes de cette "vie de couple" peuvent très bien être limitées (voire transcendées).
Il y a même des endroits où cet équilibre subtil fonctionne !


Il n'y a pas d'exercice vraiment efficace de la fonction de CIS dans un service de soin, sans une prise de risque minimum. Une collaboration équilibrée et sincère entre médecin-chef et surveillant-chef est indispensable pour permettre à un service de soin d'acquérir la capacité à s’adapter aux événements institutionnels et aux nécessités du soin. Cela suppose, toutefois, un certain volontarisme pour aller vers un rééquilibrage des rôles traditionnels de chacun : pour le CIS une gestion assumée qui ne peut que frôler parfois la "ligne jaune", et pour le médecin-chef un rapport au pouvoir qui ne lui obscurcisse pas l'intelligence, lui permettant de se rendre compte des avantages qu'il peut tirer d'avoir un CIS réellement partenaire au sein de, et "face" à, l'institution.

Dis-donc, tu n'en fais pas un peu six caisses, là... ?



Robert Caballero
Surveillant-chef 1er secteur
de psychiatrie générale de Paris


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