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PSY DU BOUT DU MONDE

Chronique : Jaffa, la Fiançée de la mer*

(* c'est le surnom de Jaffa, soit en référence au mythe d'Andromède que Persée délivra des rochers sur lesquels elle était promise à la mort par les Néreïdes soit en mémoire de Tabitha que l'Apôtre Pierre ramena à la vie - Actes des Apôtres, 9, 36-42. Jaffa était considérée par les pèlerins comme pour les immigrants comme le point d'entrée en Terre Sainte.)

Cette histoire est la dernière. Noor a mis très longtemps à l'écrire alors qu'elle m'en racontait régulièrement des bribes lorsque nous travaillions ensemble en Palestine. C'est l'histoire d'un homme, Zuhair, celle d'un père et de la terre de son père ... Une histoire comme beaucoup de femmes palestiniennes m'ont racontée et que beaucoup d'hommes palestiniens portent douloureusement au fond d'eux-mêmes...

Mon histoire commence un jour où je parlais avec mon père de la terre où il avait grandi et donc de mes origines :
- "
Dis Papa, tu te souviens comment c'était Jaffa lorsque tu étais petit ?
- ... Si je m'en souviens ! ... J'avais beau n'avoir que cinq ans lors de notre transfert, Jaffa, sa vieille ville et son bord de mer resteront à jamais gravé dans ma mémoire ... Je me souviens que j'étais très attaché à mon oncle. Je voulais le suivre partout ... Tous les jours il m'emmenait à la mosquée. Mais c'était le vendredi que je préférais par dessus tout. Ce jour là, ma mère, paix à son âme, m'habillait de mes plus beaux vêtements. Tout excité, j'attendais mon oncle sur le pas de la porte de notre maison et lorsqu'enfin il arrivait, j'étais en proie à toutes sortes d'émotions. D'abord, nous allions à la mosquée pour la Grande Prière puis nous nous rendions ensuite à notre propriété réputée pour sa production de fruits. Nous faisions le tour des citronneraies et des orangeraies. Pendant que les ouvriers cueillaient les fruits, mon oncle papotait avec eux, s'inquiétant des problèmes de la ferme mais aussi des uns et des autres. Il prenait grand soin des hommes pendant que ceux-ci prenaient soin de la terre et des arbres.
Après cette grande promenade, nous regagnions la maison de mon oncle où toute la famille nous attendait pour partager le repas et là, je refusais de manger si je n'étais pas assis sur ses genoux ! C'est ce que ma mère disait ...
"
Mon père souriait le regard perdu dans ses souvenirs lointains.
- "
Après le repas nous partions tous à la mer ... Je me souviens de la mer de Jaffa..., comme elle était belle ! ... Nous allions presque tous nous baigner, même les femmes venaient avec nous sauf les plus âgées ... celles-ci restaient sur la plage et préparaient un grand tabouleh ou d'autres plats froids sachant que lorsque nous sortirions de l'eau, nous serions affamés ... nous nagions, nous jouions avec les vagues comme elles jouaient avec nous... parfois elles nous portaient, parfois elles nous submergeaient, parfois elles nous enveloppaient ... c'était aussi doux et aussi tendre que les gestes d'une mère à l'égard de son petit ... que l'attention d'un père pour son fils chéri ... les vagues portent les enfants comme les pères le font ... comme mon père le faisait ... comme son propre père n'a pas pu le faire, n'ayant pas vécu suffisamment longtemps pour connaître son fils ... ".
J'étais très troublée d'entendre mon père me parler ainsi. D'un caractère plutôt silencieux et réservé, jamais il ne m'avait parlé avec autant d'émotions.
Lorsque je lui demandai encore : "
Dis-moi, Papa, que pourrais-tu me dire d'autre sur Jaffa ? ", le regard perdu dans ses souvenirs, il me répondit en souriant d'un air à la fois sur et gauche : "Ma fille, tu n'as jamais connu Jaffa... C'est la Fiançée de la mer, la Fiançée du monde ... et si tu la vois un jour, tu ne me poseras plus jamais cette question ...".
Après quelques minutes, je vis pour la première fois les yeux de mon père s'emplirent de larmes. Il cessa de parler, se calma puis continua : "
Jamais je n'oublierai cette nuit où les sanglots de ma mère m'ont réveillé. Elle criait et pleuraient à cause de ceux qui nous chassaient de chez nous. Terrorisé sans savoir par quoi, je me suis mis à crier et à pleurer. Je la revoie creuser un trou dans notre jardin pour y enterrer ses bijoux (les femmes de Jaffa étaient réputées pour avoir beaucoup de bijoux dont elles étaient très fiers). Elle a rassemblé ensuite les vêtements nécessaires et quelques papiers sans que je comprenne pourquoi ... J'appris plus tard qu'il s'agissait de l'acte de propriété de notre maison et de nos terres. Nous sommes partis à Naplouse, juste pour quelques jours pensaient mes parents... En fait, j'ai fini d'y grandir, je m'y suis marié et aujourd'hui nous y sommes toujours installés. Mais même si j'ai appris à aimer cet endroit, j'ai toujours gardé près de moi ces papiers avec le secret espoir de retourner vivre sur nos terres ".

Noor et Zuhair Suifan