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PSY DU BOUT DU MONDE



Chronique : Ayman, le Majnoun

Mon nom est Ayman. J’ai commencé à travailler avec Médecins Du Monde comme traducteur puis, comme assistant de programme « santé mentale », enfin comme responsable du programme de formation. En d’autres termes j’ai commencé comme une personne normale (enfin, je le pensais) puis à moitié majnoun, pour terminer complètement majnoun … Voici mon histoire depuis que je travaille avec MDM.
Avant tout, il est peut-être important que je définisse comment je comprends les mots
normal et majnoun. Une personne normale c’est quelqu’un qui est capable de s’adapter à toutes les choses qui surviennent autour de lui, quelques soient les circonstances, le contexte, l’environnement et tout ça, aux noms de l’adaptabilité, de la réalité ou tout ce que vous voudrez. Pourtant, pour pouvoir vivre sous couvre-feu, se réveiller dans la nuit à cause des bruits de tirs et de tanks qui démolissent les rues de sa jolie ville, se précipiter sur les radios et télévisions locales pour comprendre ce qui se passe, gober le flot quotidien d’horreurs, prendre son petit déjeuner, embrasser sa femme avant d’accompagner les enfants à l’école quand c’est possible, partir au travail quand on en a et le soir venu être capable de s’endormir comme un bébé, comme n’importe quelle personne normale, bref, pour s’adapter comme ça, désolé de vous dire qu’il faut être majnoun.
Je m’étais promis de ne pas parler politique mais c’est bien difficile de ne pas le faire lorsqu’on aborde ce qui est normal et ce qui ne l’est pas. Difficile de ne le pas le faire lorsque tout concourt à faire passer pour normal ce qui est complètement fou. Difficile de ne pas le faire lorsque la réalité dépasse la fiction la plus folle. Ici, pendant que les enfants jouent à la guerre intergalactique sur leurs consoles, des adultes soi-disant responsables, représentatifs … bref, tout ce qu’il y a de plus normaux, jouent avec la vie de ces petits et celles de leurs familles comme si c’était un jeu sur écran mondial.
Oui, parfois, j’ai du mal à savoir si je suis sain d’esprit ou si je suis complètement dingue. Heureusement, je travaille avec MDM sur un programme de santé mentale. Pour avoir accompagné des « psy » depuis quinze mois, j’ai même compris que c’était déjà bien que je me pose la question. Cela dit, je m’en expliquerai plus loin, pour travailler avec eux, il faut être parfois
majnoun !
A part ça, qui suis-je ? J’ai 37 ans et suis natif de Naplouse. Je crois en Dieu, en l’humain, à la liberté, à l’égalité, à la fraternité des peuples et aux droits de l’homme. Je sens que j’ai tout faux ! Mais j’ai un master d’Ingeniering Alimentaire et Démarches Qualité. Ca, ça pourrait faire plus sérieux. De 1997 jusqu’à août 2002, j’ai été Directeur technique d’une grosse entreprise agro-alimentaire de Ramallah. Comme à tant d’autres, les conséquences de la seconde
Intifada m’ont fait perdre mon emploi. C’est à cette période là que je me suis tourné vers l’humanitaire. Une manière pour moi de ne pas sombrer, de continuer à résister et d’œuvrer pour mes compatriotes. Ayant pas mal bourlingué pendant mes études (Canada, Europe), j’ai toujours eu grand plaisir à rencontrer les gens, à découvrir et à m’adapter à des cultures parfois bien différentes de la mienne. J’ai donc appris qu’il existe de par le monde des hommes différents qui vivent en paix de mille manières différentes. Certains penseront que c’est un gage d’ouverture d’esprit. C’est aussi un truc à tomber fou lorsqu’on est désormais dans l’impossibilité de sortir d’un gettho. Vous voyez, on y revient toujours !
Maintenant que vous savez un peu plus qui je suis, laissez moi vous raconter comment un spécialiste en agro-alimentaire se débrouille pour travailler dans le domaine de la psychologie. J’ai commencé à travailler dans l’humanitaire comme traducteur d’Audrey, toute jeune psychologue française, volontaire chez MDM. Elle était vraiment délicieuse. Avant cette expérience, je ne croyais pas dans le travail des psychologues, sans d’ailleurs savoir en quoi ça consistait. J’ai découvert, en entrant chez MDM, ce monde si particulier. Mon travail consistait alors à accompagner Audrey, dans ses visites à domicile, dans les réunions de spécialistes, dans différents groupes d’activités. Bien entendu je n’étais là
que comme traducteur. Sauf que très rapidement la charge émotionnelle et la gymnastique intellectuelle que cela demande n’avait plus rien à voir avec un simple travail de traducteur. Au début, je croyais qu’il était possible de traduire très objectivement les faits que les gens racontaient et rien de plus. Je traduisais aussi fidèlement que possible les questions d’Audrey, étonné que parfois elle leur demande des précisions là où, à mon avis, il n’y en avait pas besoin. Il m’a donc fallu comprendre les chemins complexes qu’empruntent les psychologues pour amener les personnes à parler de leur douleur et non pas seulement des évènements. Mais pourquoi autant insister sur la souffrance des gens ? C’était déjà si difficile à vivre pour eux … et à écouter pour moi. Audrey avait l’œil pour eux mais aussi pour moi. Ponctuellement, à la fin de journées particulièrement éprouvantes, elle prenait du temps pour que je puisse évacuer tous les sentiments terribles qui m’envahissaient à l’écoute et la traduction de tant d’horreurs et tous les mois, nous faisions le point sur la forme et le fond de notre travail. A ma grande surprise, au bout de cinq mois, je me suis aperçu que les capacités de résistance d’Audrey, dans certaines circonstances, bien qu’elle fut professionnelle, n’étaient pas supérieures aux miennes. Nous avons travaillé auprès de la population, en plein siège de Naplouse sous couvre-feu. Bombardements, tirs, invasions et occupations de maisons étaient notre lot quotidien. Bouleversés l’un et l’autre par des scènes ou des récits terribles, il est arrivé certains soirs qu’on ne sache plus qui débriefait qui… Ces soirs là, nous n’étions plus seulement collègues mais avant tous deux êtres humains dépassés par la sauvagerie du monde. C’est grâce à ces moments-là, que le lendemain, nous pouvions reprendre chacun notre boulot, elle à l’écoute et moi à la traduction. Pendant ces cinq mois de duo, inutile de vous dire qu’une grande amitié est née.
Audrey est partie, Marie est arrivée et pour ceux qui ne connaissent pas Marie, il manque quelque chose dans leur vie. Quant à ceux qui l’ont connue, il manque aussi quelque chose à leur vie lorsqu’elle n’est plus là ! Sa fonction n’était pas la même que celle d’Audrey puisqu’elle est infirmière psy. Sa mission n’était pas non plus la même. Elle était là pour faire une évaluation des besoins de la population et des réponses des professionnels de la santé mentale, pour construire un programme de formation si nécessaire et surtout faire du lien entre tout le monde (ce que vous appelez chez vous «
faire vivre un réseau de partenaires » si j'ai bien compris la leçon !). Vaste programme et j’aurais dû me méfier. Ses horaires n’allaient pas être les mêmes et donc les miens non plus… Ma première impression à son sujet fut que j’allais travailler avec une vraie pro, dont l’âge me laissait à penser qu’elle avait une grande expérience. C’était une « Hadje » comme nous avons coutume de dire chez nous. Elle allait donc savoir exploiter tout mon potentiel, tant mes connaissances des langues que celles du management… Je ne croyais pas si bien dire pour certains points. Par contre sur d’autres, je me suis trompé.
Là où je ne m’étais pas trompé, c'est que nous avons travaillé comme des mules, qu’il pleuve, neige ou vente, de huit heure le matin jusqu’à six heure du soir. Mais ça, ce n’était rien. Je n’étais plus seulement traducteur, mais aussi facilitateur, assistant, secrétaire, coordonnateur et j’en passe. Un genre d’homme orchestre en quelque sorte. Du matin au soir nous étions sur le pont, à peine si nous prenions un moment pour avaler un
falafel que nous étions déjà repartis. A la fin de la journée, épuisés, au moment où nous pensions pouvoir rentrer, elle chez elle et moi chez moi, il n’était pas rare qu’une urgence nous retienne. A sa décharge, je suis connu sur Naplouse et le travail que nous faisions aussi. Du coup, mon téléphone portable n’arrêtait pas de sonner pour nous solliciter. "Construire un réseau " ça demande de la disponibilité ! Bref, nous répondions le plus souvent présents. Plus d’un entretien tardif s’est terminé dans la confusion la plus totale, Marie se mettant à parler en anglais et moi, traduisant en français pour un collègue arabe qui ouvrait des yeux ronds ! Lorsque enfin je pouvais rentrer chez moi, je n’étais plus capable que de hocher la tête pour dire oui ou non, plutôt oui d’ailleurs car cela n’entraînait pas de discussion. Heureusement Wafaa, mon épouse, appréciait beaucoup Marie (et inversement) sinon, je ne vous raconte pas …
Là où je m’étais trompé, c’est que Marie était réellement jeune … même plus jeune que moi dans sa manière d’être, de travailler, de prendre en considération les autres. Elle acceptait les choses et les gens sans les juger et abordait tous les problèmes tranquillement. Bien que nous aillions travaillé très dur, cela ne m’a jamais pesé. Lorsqu’elle discutait d’un cas, animait une formation ou faisait un entretien, au fur et à mesure que je traduisais c’était comme si je l’entendais penser en même temps qu’elle parlait, prenait soin de chaque détail ou parfois se taisait. Pendant les invasions de la vieille Ville, nous allions
nous poser, comme elle disait, dans le foyer des jeunes et venait s’asseoir près de nous qui voulait. Après ces entretiens très difficiles, nous reprenions ensemble. Je lui racontais comment j’avais compris la manière dont elle s’y était prise, les hypothèses qu’elle avait dû faire, les silences qui n’en finissaient pas, etc … Nous formions un vrai duo. Dans l’équipe, elle prenait toujours le temps de demander avis, conseil, d’expliquer à chacun d'entre nous. Elle faisait confiance naturellement aux gens quels qu’ils soient, elle reconnaissait leurs compétences. Le soir, elle veillait plus que tout autre à ce que chacun quitte le bureau à l’heure et se repose … Attendez une minute … Non pas parce qu’elle était un ange … pas du tout, mais pour garantir notre efficacité le lendemain ! De toute ma carrière professionnelle, je n’ai jamais eu autant de bonheur à travailler avec un tel bourreau de travail ! C’est ce qu’elle m’a appris et du fond du cœur, je l’en remercie.
Presque sept mois se sont écoulés avec cette équipe là. Il faudrait des pages et des pages pour vous raconter les uns et les autres, d’Henriette, notre doyenne à Noor notre Bébé, en passant par Abeer, Fahmi et Ronald, le Big Boss, sans oublier notre dernier collègue, Johnny, l’autre gros bébé de la bande. Une fois de plus la roue tourne. Les expatriés s’en vont et nous restons. D’autres arriveront. Nous nous adapterons. Travailler dans l’humanitaire c’est aussi ça.
Je vous ai parlé de mon pays, de ma vie, d’un bout de mon histoire… et peut-être de ma destinée. J’essaie de m’adapter à ce que la réalité m’impose mais jamais je ne l’accepterai. C’est d’ailleurs, du moins j’ose le croire, ce qui me permet d’espérer et de rêver une meilleure destinée, un avenir meilleur, sinon pour moi-même au moins pour mes enfants.
Les grands rêves nécessitent de grands hommes … qui sont parfois considérés comme extravagants … Pourquoi pas ? Si à la fin de cette lecture vous pensez que je suis
majnoun, ce n’est pas une découverte … Reportez vous au titre.


Ayman Abu Zarour
Naplouse, le 9 octobre 2003