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PSY DU BOUT DU MONDE

Humanitaire en santé mentale


Infirmier psy au Kosovo

L' aide humanitaire entraîne, la plupart du temps, la sympathie de la population et attire souvent les soignants, particulièrement en début de carrière. Qui, jeune diplômé, n'a pas rêvé de partir en mission dans des contrées lointaines pour apporter son aide à une population en difficulté. Mais l' action humanitaire dans le champ de la souffrance psychique revêt un caractère particulier. Tout d'abord parce que cette souffrance est étroitement liée à la situation qui l'a provoquée. Les résonances traumatiques ne sont en effet pas les mêmes s'il s'agit d'une catastrophe naturelle ou des conséquences d'un conflit.

Ensuite parce que le contexte culturel, philosophique, social et religieux influence considérablement l'expression de celle-ci. Enfin parce que l'aide, le soin dans ce domaine se confronte d'une part au barrage de la langue et de la différence culturelle et d'autre part au temps relativement court des missions de chaque professionnel.
De plus, jusqu'à un passé récent, seuls les médecins psychiatres partaient en mission, peut être parce que la réalité du travail infirmier en psychiatrie n'était-t-elle pas suffisamment identifiée pour être sollicitée.
Néanmoins, à l'appel de "Médecins Du Monde", je me retrouve le 07 Juillet dernier, à l'aéroport de Roissy Charles De Gaulle, à 6 h le matin, en partance pour le Kosovo!
Ce type de départ, lorsqu'on n'y est pas habitué, nous met dans une situation un peu irréelle où l'attrait se mêle à un fond d'inquiétude. On quitte ses repères quotidiens pour aller vers l'inconnu, en l'occurrence un inconnu dont les médias nous parlent constamment, et pas toujours dans des termes rassurants!

La situation au Kosovo

Or le Kosovo, ça n'est pas n'importe où. Car ce qui s'y est passé n'est pas un tremblement de terre où l'on peut aisément accuser la fatalité et les éléments naturels. Non, le Kosovo, c'est le fait des hommes , c'est l'horreur d'une tentative d'annulation identitaire avec tout ce que cela peut entraîner comme souffrance individuelle et collective.
Les 10 ans d'apartheid progressif vis à vis des Albanais du Kosovo et une situation de guerre, de massacres et de sévices en tous genres ont entraîné la population dans une détresse psychologique importante, quelques soient les conditions sociales, le sexe et l'âge des personnes.
Ce qui frappe lorsqu'on arrive dans cette région de l'ex Yougoslavie c'est d'une part la désolation perceptible sur tout le territoire: près de 80% des maisons ont été détruites dans 80% des villages. C'est également l'omni présence de l'armée internationale, la KFOR, qui circule, contrôle, tous les soldats ayant l'arme au poing. Mais c'est aussi toute une partie de la population, surtout les enfants qui le long des routes saluent les militaires et les ONG, comme autant de libérateurs, les doigts de la main en forme de V.
Et puis c'est l'arrivée sur Pristina et la mission "Médecins Du Monde".

Organisation et fonctionnement d'une mission

Dans un tel contexte, l'organisation et le fonctionnement d'une mission humanitaire sont prépondérants, tant sur le plan de l'efficacité des actions entreprises que sur le plan de la sécurité de ses membres. Lorsqu'une mission s'installe dans un pays en difficulté, la première chose est de trouver un lieu pour établir une base. C'est en général une habitation qui est louée au propriétaire et souvent réaménagée avec son accord, en fonction des besoins.
Une mission humanitaire, à vocation soignante, est organisée autour de 3 pôles essentiels, indissociables: soins, logistique, administration. L'administration pour tout ce qui concerne le recrutement de personnel sur place, les liens avec le siège parisien et les autres missions MDM qui peuvent avoir été installées dans la même région, le contact avec les autres ONG, les administrations locales, le travail de secrétariat et la gestion financière de la mission.
La logistique pour tout ce qui concerne l'hébergement des personnels, l' organisation des moyens matériels tels que gestion et entretien du parc automobile, la mise en place d'un système de communication performant, l'approvisionnement permanent soit en denrées alimentaires soit en matériels divers.
Enfin, le volet soins qui doit permettre quotidiennement de répondre aux besoins identifiés de la population et nécessite donc une organisation rigoureuse.
Ce fonctionnement permet donc à un soignant d'être complètement déchargé de la majorité des contraintes matérielles et de se consacrer entièrement à sa mission.
Il y a un responsable pour chaque domaine, éventuellement épaulé par un adjoint. La mission est localement sous la co-responsabilité d'un administratif et d'un médecin. A ce dispositif, il faut ajouter un référent médical, dépendant du siège de MDM qui supervise l'ensemble de cette mission. Ainsi la mission de Pristina comprend, quand je l'intègre, environ 70 personnes. C'est à ce moment la mission la plus importante de Médecins Du Monde. Elle se compose de plusieurs catégories de personnes. Des soignants nommés "expatriés" qui viennent de France mais aussi d'autres pays. Je côtoie ainsi des professionnels mexicain, belge, hollandais, allemand etc. Des soignants Kosovars, médecins, infirmiers, sage femmes, recrutés sur place ainsi que des chauffeurs , des interprètes et des personnes assurant l'entretien des locaux, la confection des repas et les approvisionnements divers. Ce qui permet de constater l'importance des logisticiens pour qu'un système comme celui-ci puisse fonctionner avec le moins de difficultés possibles.
Le groupe "Santé mentale" se compose, quant à lui d'une psychiatre, d'une psychologue et de moi même en tant qu'infirmier en psychiatrie. Compte tenu de la spécificité de notre domaine, nous fonctionnons de manière assez autonome.
Chaque jour, les soignants regroupés en équipes, accompagnés d'un chauffeur et d'un interprète partent sur le terrain pour assurer des consultations dans les centres de santé encore existants, ou dans les villages, mais également pour monter des "cliniques mobiles" sortes de dispensaires de campagne afin de pouvoir délivrer des soins au plus prés des besoins de la population.
A ceci il faut ajouter une réunion d'environ 20 mn tous les matins avant le départ des équipes sur le terrain et une réunion de débriefing de 1 à 2h tous les soirs afin de faire un point collectif sur la journée de chacun et la situation générale. Ces temps sont très importants car les situations instables nécessitent une parfaite cohésion de tous et une circulation des informations sans faille.

Déroulement de la mission santé mentale

Avant toute chose il faut préciser que la quasi totalité de la population a subi ou assisté (soi même ou un membre de la famille) à des exactions telles que des meurtres individuels ou collectifs, violences de tous ordres, humiliations, pillages etc. De plus, la majorité des maisons ont été pillées et incendiées dans la plupart des villages. De même, tous les centres de santé ont été dévastés et dans un grand nombre d'entre eux il ne reste que les murs mais ni eau, ni électricité, ni tables ni chaises.
Le traumatisme psychologique est donc global et touche, avec un impact variable, toutes les catégories de la population, puisque même les enfants n'ont pas été épargnés.
Au Kosovo, la psychiatrie se fonde sur un modèle essentiellement neurobiologique. Les soins sont centrés sur les hôpitaux et il n'existe quasiment pas de pratiques ambulatoires. Il y a actuellement 30 neuropsychiatres pour 2 millions d'habitants et la part consacrée à la psychiatrie dans la formation infirmière est assez limitée.
Compte tenu de ce contexte nous avons organisé nos interventions dans trois domaines principaux. Tout d'abord un important travail d'accompagnement et de soutien en consultation.
Chaque jour, nous nous rendions dans un centre de soins différent, où en accord avec les soignants locaux nous recevions des personnes souffrant de troubles psychologiques. Nous avons pu ainsi constater l'étendue de cette souffrance. La majorité des personnes que j'ai entendues souffraient de troubles du sommeil, avaient des cauchemars, des modifications régulières de l'humeur. Elles revivaient régulièrement ce qu'elles avaient subi. Leurs rapports avec leurs proches étaient souvent modifiés et la crainte que "ça recommence" était très fréquente. Les femmes étaient souvent accompagnées de leur mari, de leur mère ou de leur soeur.
J' ai reçu des enfants qui pour beaucoup d'entre eux ne pouvaient parler de ce qu'ils avaient subi ou bien encore pleuraient en silence! Ce n'est qu'après 2 ou 3 entretiens, un début de confiance installée, qu'ils s'exprimaient parfois sur ce qu'ils avaient vécu.
Je me souviens également de ce soldat de l'UCK ( l'armée clandestine de libération du Kosovo) qui avait assisté, impuissant, caché dans les montagnes, à la pendaison d'enfants et qui à chaque fois que nous nous rencontrions s'écroulait en pleurs devant cette image insupportable qui ne le quittait pas. Ce ne sont que des exemples parmi tant d'autres, mais qui parfois nous font douter de l'aide que nous pouvons apporter.
Devant l'étendue des difficultés de la population et celles des professionnels Kosovars qui devaient y faire face, j'ai été amené à proposer l'organisation de groupes de travail avec les professionnels médecins et infirmiers. Ces groupes avaient pour objectif de réfléchir sur la souffrance psychique en général et sur le psychotraumatisme en particulier. Ils avaient lieu 2 fois par semaine et se déroulaient parfois debout dans une salle vide de tout mobilier. Néanmoins, cela fût l'occasion de moments de grande émotion comme la première séance de travail à la clinique psychiatrique de Pristina où, pour la première fois depuis 10 ans les soignants pénétraient dans l'amphithéâtre de leur hôpital, amphithéâtre d'où ils avaient été exclus par le pouvoir Serbe. Ces groupes ont permis de réfléchir aux différentes possibilités de s'organiser pour comprendre et accueillir cette souffrance. A ce propos il y a un phénomène assez exceptionnel qui mérite d'être souligné: la majorité des professionnels qui travaillaient avec nous, qui se penchaient sur le psychotraumatisme, qui recevaient des patients avaient eux-mêmes subi des traumatismes identiques, avaient eu leur habitation détruites ou des proches disparus.
Enfin, compte tenu des difficultés de la population pour se déplacer nous avons organisé des visites au coeur même des villages où nous nous tenions à disposition des personnes en difficulté qui nous avaient été signalées par des proches ou des soignants. Nous avons pu ainsi prendre la mesure de l'importance de la collectivité et du soutien que peuvent apporter les membres de la communauté. Et pourtant, la plupart de ces villageois vivent dans les caves ou les garages de leurs maisons dévastées, sur des bâches fournies par les ONG et lorsqu'on connaît la rudesse des hivers dans cette région...
C'est à l'occasion de ces contacts et à la demande d'un psychiatre, directeur d'un centre de santé dans lequel je me rendais régulièrement que j'ai eu le triste privilège d'assister à une exhumation. Ma présence était destinée à soutenir les personnes ou les familles qui venaient de reconnaître les vêtements de l'un des leurs, exposés sur le sol. Ainsi cette jeune femme effondrée qui a plus de 5 mètres de distance, a immédiatement vu les habits de son jeune frère car, m'a-t-elle confié un peu plus tard, c'est elle qui les lui lavait régulièrement. Mais il est difficile de pouvoir transcrire l'angoisse qui défigure les visages de ceux attendent leur tour pour défiler le long des vêtements exposés, et les cris de ceux pour qui l'espoir s'effondre en un instant.
A ceci il faut ajouter l'aide et le soutien apporté à 2 communautés très exposées, mais pour des raisons différentes.
Tout d'abord, les ROM regroupés dans un camp de réfugiés, rejetés par les Kosovars comme par les Serbes, accusés d'avoir fait partie des milices enrôlées par les serbes pour commettre toutes les "sales besognes". J'y ai rencontré des gens qui ne savaient plus où aller, sans avenir, vivant dans des conditions insalubres, sous des tentes alors que certains d'entre eux avaient leur maison à quelques centaines de mètres du camp.
Et puis la communauté serbe dont quelques 25000 membres demeurent encore à Pristina. Ils vivent terrorisés dans leurs logements, régulièrement exposés à des représailles, n'osent plus sortir, y compris pour se procurer de la nourriture ou des médicaments. Je me suis rendu chez certains d'entre eux, accompagné par des responsables de leur communauté. Eux non plus ne savent plus que faire. Les portes de leurs appartements sont régulièrement incendiées, les coups de feu à travers celles ci sont fréquents. La aussi, il faut tenter d'apporter une aide à leur propre traumatisme, à leur peur, particulièrement ceux qui vivaient en harmonie avec les kosovars et qui ne comprennent pas mais à qui on reproche de n'avoir rien dit, d'avoir laissé faire.
Je pourrai décrire encore sur de nombreuses pages ce que j'ai vu, entendu et tenté de comprendre. Le travail d' accompagnement que nous avons effectué pendant plusieurs semaines et qui, bien entendu se poursuit actuellement, permet de mesurer à quel point l'ensemble d'une population peut souffrir. Et comme pour de tristes exemples de notre histoire, il faudra de nombreuses années, voire plusieurs générations pour que cette souffrance n'ait plus d'incidences psychique.

Intérêt et perspectives

Le travail infirmier en psychiatrie peut trouver dans ce type de situation, une sorte de pleinitude. Tout d'abord parce que l'on a affaire ici à des valeurs essentielles, aux fondamentaux de l'humanité car les traumatismes touchent à l'identité et l'intégrité psychique de la personne et du groupe social. Nous nous trouvons donc constamment en présence de situations dépouillées de tous les artifices parfois confortables auxquels nous sommes habitués et qui bien souvent nous protègent. "Là bas" le soignant n'a pas d'autre choix que de s'exposer, de se mettre en jeu, de donner de sa propre humanité, tant ce que supporte l'Autre force le respect. Cela permet de relativiser considérablement tout ce que nous appelons déboires, injustices, conditions de travail insupportables etc.
Depuis des mois, les soignants kosovars travaillent tous les jours sans aucune rémunération et se nourrissant à peine . Et tous soignent avec le plus d'abnégation possible alors que la plupart du temps ils ont subi les mêmes traumatismes que les personnes dont ils s'occupent.
Aussi, l'aide la plus sommaire que l'on puisse apporter est immédiatement perçue comme une valeur importante et du coup, valorise notre démarche.
De plus, les démarches que nous avons entreprises nous ont porté au devant de la population, au sein de la communauté, resituant le soin dans le champ des relations humaines, dans l'espace social ce que nous avons parfois tendance à oublier dans nos structures de psychiatrie où trop souvent encore, la personne disparaît derrière la maladie.
La souffrance de la population, le manque de formation et la volonté des professionnels kosovars favorise la possibilité d'un engagement humanitaire à long terme, au Kosovo, dans le domaine de la santé mentale.
A l'heure où ces lignes sont écrites, Médecins Du Monde à d'ores et déjà ouvert un centre de consultation à Pristina, en collaboration étroite avec les psychiatres locaux et avec l'aide d'un autre infirmier de secteur psychiatrique français parti en mission durant les mois de Septembre et d'Octobre 99.
Il est donc important que cela puisse continuer, s'installer, mais il devient difficile de trouver des soignants pouvant se libérer ou être libérés momentanément par leurs institutions afin d'apporter une contribution et un soutien à cette population et aux professionnels.
Conclusion

Il me semble que tout soignant peut trouver au travers de ce type d'expérience un sens profond au métier qu'il exerce et à l'humanité qui en constitue l'essence. Il me semblerait essentiel que cela fasse partie de tous les cursus de formations initiales. Mais au delà des considérations professionnelles, j'ai vu et entendu des horreurs que je n'imaginais pas. Le contact avec cette réalité fait que l'on en sort différent avec un autre regard sur la souffrance et la nature de l'aide que l'on peut tenter d'apporter dans le champ de la souffrance psychique.

Enfin, et pour apporter une note optimiste et rassurante sur l'avenir de l'humanité je ne peux conclure sans évoquer la grande humilité que je ressent devant la population du Kosovo et les professionnels kosovars, soignants, chauffeurs, interprètes etc., avec qui j'ai eu l'occasion de travailler. Car, au delà de ce qu'ils ont pu subir eux mêmes, ils restent debout, dignes, d'une grande disponibilité et d'une chaleur humaine que je n'avais jusqu'à présent pas encore eu l'occasion de rencontrer.


Marc Livet
Janvier 2000





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