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Identité du SDF, identités soignantes

Sous la responsabilité du Dr Xavier EMMANUELLI


Auteurs 
Texte du
Dr Sylvie ZUCCA, Psychiatre, Réseau Souffrances et Précarité de l’Hôpital Esquirol (94) en collaboration avec Nadia BELLANGER-BEAUMONT infirmière de secteur psychiatrique, Jean-Paul CARASCO, infirmier de secteur psychiatrique, Georges NAULEAU, psychiatre Roland RABOIN, infirmier de secteur psychiatrique, Jacqueline TIBERGHEIN, assistante sociale, du Réseau Souffrances et Précarité de l’Hôpital Esquirol (94)


S’il nous a semblé important de faire part de notre expérience de travail en équipe, c’est en raison de la richesse des éléments qui ont surgi dans ces conditions, lors d’entretiens réalisés avec des patients de la rue. Ce qui était au début posé comme une addition de techniques est en effet peu à peu devenu outil de travail, sans que pour autant la spécificité de chacune de nos approches ne soit jamais remise en cause, ni par nous-même, ni par nos patients de la rue .
En effet, lorsqu’il s’agit d’aborder un S.D.F, que nous le connaissions ou non, nous sommes d’une certaine manière“  habités  ” par une même question, déclinable sous plusieurs perspectives: l’identité.
Qui est cet homme, cette femme, et comment se présenter à lui, à elle  A cette simple question, à laquelle les anglais, par ce fameux
" how are you    ” donnent une couleur d’emblée particulière annonçant à la fois bienveillance, discrétion et réciprocité (“how are you  ” - est-il répondu ) L’usage de la langue française offre une diversité de formulations plus complexes, plus ambigues, aussi. Se présenter, saluer, c’est décliner son identité et
attendre une réponse symétrique de la part de l’interlocuteur; notons qu’en France, la fonction sociale est souvent attendue alors:  “ Et
que faites-vous dans la vie    ”. Puis vient l’inévitable:  “  Ou vivez-vous, d’où êtes-vous    ”

Dans la rue, on s’en doute, ces codes sont d’emblée mis à mal; pour autant, en ce qui nous concerne, il existe un véritable rituel de présentation... A chacun, à chacune, nous nous adressons personnellement et si nous déclinons assez rapidement notre nom et notre identité professionnelle, il est évident que nous ne le faisons jamais de la même manière, ni au même moment avec chacun. Surtout, nous n’attendons pas obligatoirement une réponse immédiate en retour . En effet, nous avons pu remarquer que ce moment est une étape fondamentale pour la suite de la prise en charge. Toute volonté de présentation trop rapide peut être vécue comme intrusive et persécutrice: même si des indications nous sont d’emblée données par l’attitude de la personne, nous ne savons jamais ce que va déclencher le fait de s’adresser directement à elle, surtout lorsqu’il s’agit du premier contact. En fait, à ce moment précis, nous avons plusieurs questions en tête aussi bien notre statut professionnel, que l’identité de la personne. Nous allons tenter de les résumer ainsi 

-Comment se différencier, en tant que professionnels de la psychiatrie, des autres interlocuteurs de la rue, nombreux, proposant aides diverses, sans personnification trop rigoureuse 
-Comment annoncer nos métiers - ce à quoi nous tenons à ne jamais déroger  sans risquer de susciter méfiance ou rejet 
-Qui donc avons nous en face de nous, comment ne pas lui faire peur, mais aussi parfois: avons nous des raisons d’avoir peur de lui, d’elle  - puisque nos fonctions, notamment celle d’infirmier psychiatrique et de psychiatre, nous amènent à rencontrer des personnes nous ayant été signalées en raison d’un comportement particulièrement étrange: totalement hermétique à tout contact, agressif, violent, ou bien encore tenant des propos incompréhensibles, voire en proie à des délires.
On voit donc déjà combien ce moment de présentation est chargé, et ce, d’autant plus que nous arrivons souvent en fin de chaîne d’interventions ( Samu social, associations diverses).
On pourrait dire de ce moment qu’il est saturé de significations disparates, et que notre premier travail consiste à le dé-saturer dece trop de significations. Ce qui revient à nous poser constamment cette question: que peut vouloir dire “ avoir une identité  ” pour lui, pour elle   
La suite, les précisions, les indications sont pour ce moment à mettre de côté; là
commence notre métier particulier de la rue: accepter la frustration. Il s’agit en effet de ravaler toute curiosité intempestive, sentiment parfaitement compréhensible mais ici inopportun.

La particularité de cette  rencontre faut-il le rappeler, tient tout d’abord aux circonstances  : ce n’est pas un patient qui vient demander conseil à une assistante sociale, ni demander à voir un infirmier ou un médecin psychiatre, afin de recevoir un soin .
C’est une équipe, médico-sociale, qui se déplace vers quelqu’un. A ce niveau, ce sont les règles de déontologie médicale qui font cadre. Il ne faudrait pas, maintenant que cette démarche a fini par être reconnue dans son utilité par beaucoup (aussi bien soignants que SDF), banaliser cette inversion du déplacement physique des uns (le Corps Soignant psychiatrique et social) vers l’autre (les corps abandonnés), au risque d’occulter la relation contractuelle fondamentale qui est au cœur de la relation médecin-malade telle que définie par Hippocrate. Secret, écoute, observation et recherche de la meilleure aide possible à apporter à quelqu’un de souffrant, sont ici plus que jamais de rigueur  Cette position déontologique est en effet aussi celle qui permet à l’équipe soignante d’avoir constamment en tête la question du libre arbitre du patient et de son droit à refuser le soin -fût- t -il un simple contact. Elle constitue donc le plus sûr rempart aux tentations et dérives idéologiques, des mieux intentionnées aux pires.
Une partie de la complexité de notre travail se joue à ce niveau: où se situe la frontière entre non assistance à personne en danger et respect du libre choix au recours à un soin 
Nous sommes en plein cœur d’un problème éthique majeur .
Seule l’approche clinique que nous allons détailler maintenant peut nous permettre, au cas par cas, de tenter de répondre à cette si grave question. Cette approche clinique n’est pas , à ce stade, diagnostique, sauf lorsque nous sommes confrontés à l’évidence d’une maladie psychiatrique. Ce qui fera diagnostic, dans les autres situations sera la capacité que le SDF trouvera de mettre en place un lien avec nous, progressivement.

A ce stade de présentation , quelque soit le nom adéquat à cette étrange relation qui se met en place alors entre le SDF et notre équipe, il apparaît donc clairement qu’elle requiert de notre place une extrême rigueur. Nous avons souvent cherché le terme qui s’appliquerait à cet entre-deux dans le lien, qui fait que peu à peu, celui, celle qui n’est pas tout à fait un patient, mais qui y ressemble drôlement, et peut finir par le devenir, nous octroie suffisamment de confiance pour peu à peu décliner, comme une conjugaison dans les temps, son identité .Il est certain que le terme qui s’en rapproche le plus est celui de transfert, mais en même temps, nous sommes bien conscients que ce terme est inapproprié à la situation. Nous préférons alors parler de contact, de lien, ce qui ne nous empêche pas de repérer la mise en place , notamment au fil des mois, voire des années, d’éléments de type transférentiels (choix d’un interlocuteur privilégié par exemple) et aussi contre transférentiels. La psychanalyse ici n’est pas utilisable comme technique, mais elle nous aide à penser ce qui se passe, et peut-être surtout à analyser les mouvements qui se produisent en nous-mêmes, face à ces situations si difficiles qu’elles ne manquent, à un moment ou un autre, de nous faire nous poser des questions sur nos propres motivations conscientes ou inconscientes, qui nous ont fait choisir la rue comme cadre de travail, et les SDF comme interlocuteurs…
D’emblée, il s’agit pour nous de neutraliser des affects spontanés qui nous empêcheraient d’écouter - la curiosité dont il était question plus haut en est un exemple - mais cela ne veut pas dire pour autant ne plus être curieux, ni même renier ses propres affects, positifs ou négatifs, sinon le lien ne se mettra pas en place  C’est dans ce positionnement complexe que nous nous trouvons: si nous manifestons trop notre impatience et notre volonté de savoir, le contact échouera; pour autant, nous sommes là pour aider la personne à mettre en place un lien avec nous, en étant suffisamment empathique, présent et professionnel à la fois. Nous pensons qu’il s’agit là d’une condition préalable fondamentale, et qui peut prendre un temps éminemment variable d’une situation à l’autre.; la dimension temporelle s’inscrit ici à la fois dans la mise en place du lien au moment de la rencontre, et dans la possibilité de projection dans l’avenir de ce qui peut se construire de bénéfique à travers ce lien pour la personne -oserions-nous dire dans notre cas pour le sujet tapi derrière le “
personne à voir  ” qui se présente bon an, mal an à nous, ce jour là, dans la rue 
Sont du même coup proscrites les attitudes trop familières, tutoiement, accolades, qui ne peuvent, dans les cas les meilleurs, que renforcer fausseté du lien et leurre: nous ne sommes pas dans un lien de fraternité de comptoir de bistrot  c’est bien la question du soin qui nous amène là, sur le trottoir, c’est bien ce que nous tenons d’emblée à faire savoir. Notre expérience de cinq ans nous permet d’affirmer que cette dimension thérapeutique finit quasiment toujours par être intégrée: deux semaines ou six mois auront été nécessaires pour cela.
C’est à ce niveau que l’expérience de notre travail d’équipe prend un relief particulier, tendue sur le métier tel un tissage complexe autour de cette notion d’identité, et qui ne s’inscrira dans une forme précise qu’au fur et à mesure que le maillage prendra corps entre nous, et le SDF dans ce hors cadre qui pour nous finit par être devenu notre cadre de travail qu’est la rue. Ni l’infirmier, ni le psychiatre, ni encore moins l’assistante sociale ne peuvent de prime abord en demander trop. Demander, c’est déjà trop, puisque la demande suppose une réponse qui s’inscrirait déjà dans une relation d’altérité.
Il s’agit, avant d’en arriver là, de poser les jalons: pas de hâte à vouloir diagnostiquer, pas de focalisation sur un symptôme apparent - sauf s’il nécessite un soin médical évident - pas de découpage identitaire entre la personne physique, psychique et sociale: cela ne ferait que renvoyer le SDF aux multiples interrogatoires subis lors de ses passages fréquents en institution, et souvent rejetés très violemment . Juste, pour commencer, une prise de contact: deux professionnels qui déclinent leur identité et font connaissance ; personne ne sait encore si de cette rencontre naîtra ce tissage de liens qui constituera les prémices d’un lien thérapeutique. Le travail de l’assistante sociale, du coup, s’inscrit dans le champ thérapeutique, à part égale, dégageant ainsi un espace plus ouvert dans cette dimension transférentielle, qui risque de devenir trop angoissante pour la personne rencontrée si elle n’est supportée que par une seule personne-fonction
.En effet, accepter de mettre en place un lien, pour le SDF, c’est accepter de pouvoir vivre une dimension d’altérité non feinte  ; c’est donc prendre le risque de se sentir abandonné ou de l’être réellement une fois de plus en cas de non retour du soignant.
Cette peur de l’abandon est le symptôme majeur que nous trouvons dans cette population disqualifiée certes socialement, mais aussi affectivement.

Les précautions que nous prenons à définir ce cadre préliminaire peuvent sembler excessives. Mais elles sont le fruit d’un long travail clinique d’observation de ces SDF, qui concerne aussi bien l’histoire de beaucoup d’entre eux, que leur trajet institutionnel.
Des histoires de ruptures affectives, de deuils répétés, d’abandons parfois sur plusieurs générations, d’enfance maltraitée sont monnaie courante; c’est surtout le cumul de traumatismes qui frappe, comme si aucune digue n’avait permis de se tenir la tête hors de l’eau -ou plutôt, faisons un mauvais jeu de mot- hors de l’alcool. Le récit de ces vies, à distance, est souvent comme aplati, il peut être également presque séducteur au niveau de ce qu’il est censé susciter chez l’interlocuteur: plainte et compassion face à une sorte d’héroïsme des temps modernes, du degré zéro d’une vie décrite comme une succession de ratages, avant la rencontre avec l’alcool qui les fait plonger dans un état semi comateux. C’est aussi pour mieux résister  à cette tentative de mise en place d’une accroche pathétique (que le SDF peut être d’autant plus amené à produire qu’il sait que cela “ plait  ” ou émeut en face, et que cela peut lui procurer des bénéfices secondaires immédiats apparents - notamment l’évitement) que notre travail à deux est d’autant plus riche: il permet une distance, et les réactions de chacun, forcément différentes, ouvrent l’écoute. Cela ne veut pas dire qu’ensuite, le colloque singulier doit être proscrit: au contraire. Mais d’emblée le SDF sait qu’il s’agit d’une équipe où l’on travaille ensemble et il acceptera d’autant mieux - précisément parce qu’il maintient un lien privilégié avec un ou une - d’autres tiers.
Une de nos grandes surprises est de constater comment des SDF apparemment déconnectés de toute notion de temps connaissent extrêmement bien nos horaires de travail, de vacances, et savent repérer absences on pourrait dire  “
justifiées  ” de notre part, et absences non compréhensibles pour eux, ce qu’ils ne manquent pas de nous faire savoir, soit verbalement, soit par un acte : le changement de site pour quelques jours, par exemple. Il est probable, sans que nous ne puissions l’affirmer, qu’un lien de confiance se met ainsi en place parce que nous - mêmes ne sommes pas tributaires d’exigences institutionnelles rigides, puisque nous pouvons les rencontrer précisément hors institution, dans la gratuité de la rue.
Or, il faut le dire, et les SDF le disent parfois eux-mêmes, les exigences des institutions logeant ou soignant les SDF sont souvent paradoxales: il s’agit d’obtenir à tout prix des renseignements rapidement, trouver une solution rapidement, et décréter une sortie du cadre institutionnel
toujours rapidement, en fonction de critères administratifs dont les ressorts apparaissent alors comme figés; nous avons souvent vécu des situations de ratage entre une institution et le SDF, là où pourtant tout un travail par des travailleurs sociaux avait été effectué avec une grande pertinence: mais au moment où le projet allait aboutir, le temps accordé par l’administration était écoulé, le SDF devait sortir, et le projet du même coup s’écroulait 
Nous sommes bien conscients de la difficulté: l’institution est elle-même tributaire de budgets strictement déterminés, elle ne peut s’adapter systématiquement au temps thérapeutique. Mais un assouplissement devrait être possible, au cas par cas, afin que temps thérapeutiques, administratifs et temps institutionnel ne deviennent pas antinomiques. Car sinon, l’institution finit par devenir comme le SDF: sans projet autre que celui d’organiser le temps présent, échaudée par de trop nombreux échecs.
De notre étrange place, nous observons ces liens qui se tissent autour de notre présence- absence. Les échanges que nous avons autour de leur identité sociale et de l’histoire de leur vie sont riches et difficiles à la fois. Combien de mois pour que monsieur Untel ne se décompose pas à l’idée de se faire refaire une carte d’identité  Car pour une carte d’identité, il faut le livret de famille; sur le livret de famille, tout est lisible de ce qui se voulait occulté, même la mort des proches. Identité sociale et histoire de vie sont éminemment indissociables. Ce genre d’évidences, que nos réflexes contemporains de gestion et d’automatismes administratifs nous font presque oublier, sont ici chargés de leur sens symbolique premier.
Parfois nous essayons de donner notre point de vue dans les institutions dans lesquels séjournent “
nos drôles de patients  ”. Les rencontres peuvent êtres riches et passionnantes. Mais souvent aussi, nous nous heurtons à des incompréhension  chacun croit qu’il sait inconsciemment ou pas, justifie le regard de l’institution sur le SDF 
C’est aussi peut-être finalement cela que nous essayons d’éviter dans notre travail d’équipe: figer le SDF dans une représentation psychique trop personnelle; l’autre, à côté, vient interroger les limites de cette représentation, et le SDF est ainsi moins
é d’emprunter  une position de toute puissance apparente de défi.
Et si c’était justement cette place faite au doute et au questionnement qui constituait les prémices d’une possibilité d’un lent redémarrage psychiquela personne 
Dans certains cas, la remise en place d’un lien pour une personne hautement désocialisée se fait bien à ce prix. C’est ce qui fait pour nous diagnostic. Mais alors, nous nous retrouvons dans la même situation que les travailleurs sociaux dont nous parlions plus haut: oui, et après  Comment aider pratiquement les SDF à franchir le pas: quel pas et vers où  Quelle institution prendra acte de ce lent redémarrage et nous aidera alors à les propulser un peu plus hors du chaos et de l’assistanat sans lendemain 


C’est ce doute et ces questionnements que nous avons voulu traiter ici, meilleurs compagnons qu’une impuissance élégante, et plus riches à partager.
Doutes et questionnements constitutifs d’un cadre thérapeutique 



septembre 2002






       

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