Retour à l'accueil

Retour à précarité


Photo Joël F. Volson reproduction interdite
Photo Joël F. Volson

Ecoute de la précarité

Par Jean-Pierre MARTIN.
Chef de service, secteur 1 de Paris

 

I. Historique de cette question

 II. Expérience de pratiques cliniques concrètes

La politique de secteur psychiatrique introduit de nouvelles approches soignantes sur le terrain, que ce soit en termes d'écoute, de clinique ou de démarches thérapeutiques, pour des personnes qui gardent tout ou partie du statut social qu'elles occupent dans la société, bien que de façon altérée. La politique de secteur associée à la médicalisation des soins et à l'essor des références psychanalytiques dans l'élaboration clinique et thérapeutique, a donc profondément modifié la psychiatrie asilaire, sans cependant la faire disparaître, lui donnant de nouvelles formes :

- soit qu'elle dénie la dimension du social et ne garantit donc pas une rencontre réelle avec la vie quotidienne des quartiers et les problèmes de santé publique,

- soit qu'elle est conçue et/ou appliquée comme une simple continuation des pratiques hospitalières, comme un assemblage de structures médicalisées.

La critique de ces attitudes qui réduisent le fait psychique au médico-psychologique, nous a amené, avec d'autres, à concevoir, à l'opposé, le secteur comme un outil d'intégration à la vie sociale, comme une façon d'approcher le patient dans sa globalité psychique, comme sujet, plutôt que dans l'objectivation de sa personne au symptôme.

Cette critique repose sur plusieurs éléments :

Nous abordons, ici, cette démarche critique à propos des rapports entre le soin et les phénomènes d'errance et de précarité, nommés " exclusions ".

L'exclusion concerne, aujourd'hui, de larges couches de la population, cette massification en faisant l'actualité sociale la plus dérangeante.

L'apport de la sociologie, avec les notions de désafiliation, de disqualification, de vulnérabilité rend compte d'aspects cruciaux de cette altération du statut sans qu'il y ait automatiquement basculement dans l'exclusion - Robert Castel par exemple oppose la désafiliation, " retracement d'un parcours.... qui n'équivaut pas nécessairement à une absence de liens... mais à l'absence d'inscription du sujet dans des structures qui portent un sens ", à l'exclusion qui est " immobile, nécessitant une localisation géographique avec une culture spécifique  ".

Le champ de la précarité ne concerne donc pas seulement les SDF et les sans-abris mais toute une population en souffrance sociale et psychique, peu prise en considération par les équipes psychiatriques et la réflexion clinique théorique.

L'expérience du travail de terrain montre pourtant que cette différenciation désafiliation/exclusion est au cœur de la demande de nombreux patients, qui ne sont pas marqués par l'exclusion de l'institution psychiatrique.

Elle alimente, en conséquence, notre tentative de penser la clinique à partir du social et de ses représentations, à partir de l'altération de ce qui fait lien social pour tout à chacun, de la dégradation de la notion d'appartenance.

Ce lien, entre la clinique et les représentations sociales d'une époque, a une histoire, qui est celle des institutions sanitaires confrontées à la question de l'accueil des errants et des pauvres.

 

I. Historique de cette question

Nous avons abordé, dans d'autres articles, comment les politiques d'assistance sont apparues au 16e siècle, avec l'engagement des pouvoirs municipaux dans le contrôle des phénomènes de pauvreté et de mendicité, permettant l'émergence d'une conception laïque d'assistance face à la conception religieuse dominante issue du moyen âge.

L'expansion urbaine, liée à la concentration des circuits marchands dans les villes, s'accompagne d'une crise des liens à la terre et aux féodaux dans les campagnes, l'extension des rapports marchands entraînant une paupérisation de la paysannerie pauvre. Les famines et les épidémies (perte, choléra...) vont pousser à l'exode vers les villes, entraînant un accroissement du nombre de mendiants et de vagabonds. Ces " pauvres étrangers " à la ville deviennent un problème économique central que l'aumône, gérée par les paroisses, ne peut régler.

Ces politiques d'assistance municipale mettent en place un clivage entre " les pauvres honteux " qui sont les victimes des conditions économiques du moment (aides-ouvriers, compagnons, artisans) ainsi que les veuves et les orphelins, les malades et les accidentés du travail, et " les pauvres étrangers " qui sont refoulés aux portes des villes créant les premiers faubourgs, ancêtres des banlieues.

Elles vont se développer avec la création de l'hôpital général (en 1956 à Paris), qui centralise la répression contre la mendicité, contrôlant ceux qui n'ont pas de travail, les enfermant avec un projet de rééducation morale et de travail obligatoire.

Cette forme d'oppression sociale va durer jusqu'à la révolution française, qui libère les pauvres détenus, sous la pression du peuple de Paris, opposé à partir des années 1750 aux rapts d'enfants et de pauvres dans les quartiers par la police, afin d'alimenter en main d'œuvre les manufactures royales, les galeries et les colonies.

La fin du 18e siècle, particulièrement après la récession économique de 1760, voit se développer une situation de précarité générale modifiant les frontières entre populations intégrées et populations errantes, inaugurant la naissance de la question sociale au niveau de l'Etat.

L'action de Turgot qui, pour libérer l'initiative privée et l'essor des échanges, supprime les dépôts de mendicité et les jurandes, s'accompagne de la critique de Montesquieu qui appelle au dépassement de l'action philanthropique par le libre accès au travail et le dépassement des corporations : " un homme n'est pas pauvre parce qu'il n'a rien, mais parce qu'il ne travaille pas ".

La révolution française va donc inscrire ce contrat social naissant comme un droit : " tout homme a droit à sa subsistance ", il en est d'une " dette inviolable et sacrée " tout en maintenant une coupure entre ceux qui peuvent travailler et les autres, mettant en place ce que R. Castel appelle une forme " d'handicapologie ".

Elle garantit ainsi le droit aux secours par l'Etat, faisant du malheur un objet de reconnaissance sociale et non d'exclusion. Dans le même temps, elle limite les secours à ceux qui sont domiciliés et aux valides qui peuvent travailler. Les mendiants et les vagabonds sont inscrits dans la raison commune, mais toujours considérés comme susceptibles de sanction pénale. Seuls les fous restent totalement exclus, comme relevant d'une société à part.

Le 19e siècle va oublier ce programme d'humanité, en opposant deux conceptions de l'Etat : l'Etat Providence à celle de l'Etat " Minimal ", l'Etat Social à l'Etat Libéral.

Dès 1830, l'ampleur du paupérisme liée à l'industrialisation croissante est l'enjeu de cette confrontation.

La psychiatrie naissante est traversée par cette opposition, tant sur le plan des idées, avec, par exemple, Morel qui lie la question de la dégénérescence à la misère, que sur le plan des institutions, avec comme alternative, tutelle des municipalités ou tutelle de l'Etat.

L'assistance, fondée d'abord sur l'ethos du travail, va donc se développer avec d'un côté, le mouvement de bienfaisance local avec ses établissements spéciaux (asiles d'aliénés, orphelinats, dépôts de mendicité), et de l'autre, l'Etat comme garantie des droits.

La promulgation de la loi du 30 juin 1838 s'inscrit dans cette contradiction historique, avec la spécificité qui est celle de la primauté donnée au contrôle des fous sur les autres catégories de laissés pour compte, associant l'assistance par le travail à l'internement comme mesure d'ordre public, cadre légal du lieu où s'exercent les techniques de soins.

Un rapport tutélaire spécifique se met donc en place, dégageant le fou de la représentation de l'indigent, du mendiant, bien que l'imagerie populaire continue à voir le fou comme le vagabond épileptique (voir le Juge et l'Assassin de B.Tavernier). La nouvelle stigmatisation tutélaire repose sur l'idée d'incapacité : incapacité de l'indigent à prévoir, du fou à raisonner. La différenciation se fait donc au nom de légitimités du savoir et de la compétence. La compétence de l'aliéniste est celle d'un savoir psychiatrique, associé à la déontologie médicale, qui décide d'une guérison possible ou de l'incurabilité.

La compétence de la bienfaisance est celle de l'obligation morale, éthique, en deçà du droit, qui évalue les capacités à vivre dans la nouvelle société industrielle.

C'est donc la résurgence de l'institution totale qui se produit au cœur même de l'idéologie libérale.

La question de l'errance et de la précarité est donc totalement fixée sur le droit du travail, opposant les valides qui peuvent être aidés au non-valides qui relèvent de secours.

Avec le développement généralisé du salariat et de la lutte des classes, apparaissent des organisations ouvrières autonomes qui luttent pour l'existence de droits sociaux, engageant de plus en plus l'Etat. Il s'élabore une conception de l'Etat qui en fait le garant des intérêts collectifs, définissant l'échange de services sociaux. R.Castel définit ainsi la politique de l'Etat Social, comme la mobilisation d'une partie des ressources de la Nation pour assurer sa cohésion interne. Il est donc le gérant d'un antagonisme et non un Etat Providence, garantissant ce que Jaurès appelle " substituer à l'arbitraire de l'aumône la certitude d'un droit ". Il en résulte une série de lois sociales : aides médicales gratuites en 1893, secours aux vieillards indigents et invalides en 1905, secours aux familles nombreuses et nécessiteuses en 1913.

Le passage à l'obligation, véritable paradigme de la protection sociale (avec la notion d'ayant-droit) va créer des relations nouvelles entre le salariat et le patronat, mais aussi avec les rapports de propriété et de sécurité/insécurité. L'idée d'assurance obligatoire introduit en effet la notion de propriété sociale et d'un financement de la sécurité future.

Dominée par la condition ouvrière, qui trouve sa reconnaissance sociale entière avec les grèves de 1936 et le Front Populaire, elle demeure cependant dans le clivage entre ceux qui travaillent (assurance obligatoire) et ceux qui ne travaillent pas (secours).

Clivage limité en période de plein emploi, il devient à nouveau une contradiction sociale majeure en période de crise économique.

Chaque élément qui constitue la force de la condition salariale devient source de précarité en cas de chômage. Celle-ci reste très dépendante des rationalisations de l'organisation du travail, de la réalisation des profits patronaux, de l'évolution de la consommation. Au XXe siècle la question de l'errance est donc socialement liée à la question du chômage et des conditions de production et de vente des produits.

Elle concerne tous ceux qui ne sont pas représentés dans la catégorie statistique des actifs, qui sont " ceux et seulement ceux qui sont présents sur un marché leur procurant un gain monétaire, marché du travail ou marché des biens ou services ". Mais elle reste l'objet d'une répression continue au cours du 19e siècle et au début du 20e. Ainsi, Michelle Perot note 50 000 arrestations pour vagabondage en 1890, avec menaces de relégations en cas de récidive.

La psychiatrie va être un des instruments de cette politique répressive, à partir du second empire, où l'internement devient un des modes de contrôle public des populations non fixées à une activité de travail. Cette activité répressive s'accompagne d'une recherche sur la spécificité psychopathologique de l'errance, le vagabond étant par définition l'étranger, porteur de l'étrange et venant d'ailleurs. C'est l'Etat qui va désigner la " figure du danger ", comme régulateur social et protecteur de l'ordre public. Le danger est dans le fait de ne pas travailler, dans la mobilité. Le vagabond est un délinquant.

Mais à la fin du 19e siècle il va lui-même être l'objet d'une différenciation dans ses représentations, selon sa capacité à rester sur place ou pas ; selon son appartenance au quartier ou pas. La figure de clochard, décrite par le sociologue Vexliard comme " le vagabond de notre temps ", est une première représentation. Le clochard est inscrit dans les habitudes du quartier, et n'est pas associé à la figure de l'étranger liée au vagabond des siècles précédents. Il en décrit 3 types = " pas de chance ", " délinquants ", " philosophes " qui sont des termes qui intègrent à des valeurs qui sont celles de tout le monde. Il participe à certaines activités du quartier (ferraille, chiffon, rempaillage des chaises...) et celui-ci vient en aide (vêtements, nourriture, aumônes).

Le clochard du métro, qui apparaît à partir des années 1980, est déjà moins sympathique aux populations. Le passant peut même être hostile, face à cet être déchu, prêt à toutes les extrémités, dont la chute inquiète et fait peur. J.F. Lae, dans " l'homme à la rue " le décrit comme un être de refus qui se délimite une aire où il est impératif de " Se tenir à distance ", par la voix, l'odeur, la plainte ou l'obscénité.

C'est une vulnérabilité " produite au plus près de soi ".Le sans domicile fixe le relaie et devient une catégorie administrative stigmatisante, se rapportant à une représentation de masse. Elle apparaît avec l'augmentation des laissés pour compte de la crise. Le SDF est le désafilié par définition, celui qui a eu une famille, un conjoint, un travail, un logement, qui a fini par être exclu de l'environnement familier pour vivre à la rue, en quête incessante de ressources, d'un abri, d'un repas. D'une certaine façon, cette représentation intègre une activité sociale, celle d'essayer de s'en sortir, de survivre. Cette activité s'amoindrit cependant au fils des galères et le SDF évolue vers la clochardisation proche de celle du métro.

L'errance aujourd'hui associe donc une population hétérogène ; outre le clochard, elle rassemble aussi bien l'adolescent, chez qui " l 'errance vient métaphoriser le cheminement intérieur qui n'est autre que la recherche d'une idéalité insaisissable ". (Ph. Gutton, que toute personne victime de la crise sociale, et ayant " tout perdu ". Une part de cette population constitue ce qu'il y a de périphérique et résiduel au salariat, avec des occupations instables, intermittentes, saisonnières, dépendant de la conjoncture. Ces personnes constituent la part la moins désaffiliée car ils gardent un lien même distendu avec le monde du travail et des revendications quant à leurs droits. Mais une autre part est devenue impitoyable. Pour ces personnes-là, les politiques d'insertion se heurtent à un déficit d'intégration. La vie à la rue les a socialisés sur d'autres bases, désafiliés globalement des structures qui fondent la vie sociale (famille, école, travail, assurances sociales). La notion d'accès à l'aide sociale elle-même est prise au dépourvu. L'accueil et les possibilités de soin en sont profondément modifiés, car l'affiliation, l'appartenance y sont réduites à des formes extrêmes de marginalité (trafics, délinquance, toxicomanie, activités de survie).

C'est donc à une recherche clinique singulière que ces errants nous convient.

II. Expérience de pratiques cliniques concrètes

Notre réflexion clinique a commencé à l'hôpital, pour ces personnes qui ne sont pas du territoire du secteur, qui n'en sont d'ailleurs d'aucun et qui arrivent le plus souvent en hospitalisation d'office, à la suite de comportement délictueux, de troubles de l'ordre public, d'esclandres les plus divers, mais qui arrivent aussi d'eux-mêmes réclamant à cor et à cri, une hospitalisation comme un dû de la société à leur misère.

Voilà des patients peu commodes qui démentent toute folie, marchandent les traitements contre des avantages de séjour (sorties, rythmes de vie, durée d'hospitalisation), rompent la prise en charge au moment où les choses semblent aller mieux, ou à l'inverse, refusent de quitter l'hôpital sous prétexte qu'ils n'ont pas de lieu où aller. Chacun s'en débarrasse, au plus vite, délirants ou pas, avec l'espoir de ne plus les revoir.

Il nous était apparu alors, que loin d'être des éléments perturbateurs d'un corps de marginaux indifférencié, les SDF ou tels qu'ils sont décrits souvent, les psychopathes et sociopathes, avaient, eux aussi, une histoire, un itinéraire de vie, des vécus traumatiques, des demandes affectives, en bref des sujets qui nécessitaient toute notre attention et notre compréhension.

Cependant, le cadre de l'hôpital et de son bon fonctionnement était quasiment toujours source de rejets, car n'acceptant pas les transgressions.

L'ouverture du Centre d'Accueil et de crise en 1990, lieu ouvert 24 H/24H, sur le terrain du Centre de Paris a été le moment où nous avons eu le sentiment d'avancer dans cette réflexion et commencer à surmonter notre perplexité et notre angoisse.

Créé dans une perspective d'alternative à l'hospitalisation, il est apparu comme un instrument de terrain irremplaçable, posant l'accès aux soins en des termes radicalement différents des urgences et des circuits d'hospitalisation médicalisés.

Il permet en effet une autre gestion du temps, différant les réponses par un travail préalable de construction de relations de confiance, à potentialités transférentielles, qui étayent la compréhension de la situation globale qui amène le patient, des symptômes et du contexte, favorisant le travail intersubjectif.

Ainsi, la présence de 5 lits ne permet pas seulement de démarrer un traitement, mais permet d'abord de prendre le temps nécessaire à la mise en place de cette relation préliminaire.

Une telle approche, outre la dédramatisation qu'elle entraîne, a un effet de mise à jour des éléments de la " crise " et du rôle tenu par tous ceux qui constituent l'environnement identitaire et affectif du patient. Cet environnement peut donc être également entendu et mobilisé comme ressource possible.

L'accueil est fait par les infirmiers, dans une perspective de responsabilité soignante élargie qui prépare la relation thérapeutique, évite et élabore du sens à ce qui se passe. Les médecins, psychologues et assistants sociaux sont donc appelés à intervenir à partir de ce travail d'accueil, sous l'impulsion infirmière. L'ensemble des soignants est donc associé à la recherche d'un consentement aux soins qui ne soit pas d'emblée, comme souvent lors de l'admission à l'hôpital, l'entérinement d'un rapport de forces.

L'accueil des tiers, famille, services sociaux, associations, médecins, qui font appel pour quelqu'un d'autre se fait dans ce cadre, induisant un travail d'explicitation de la place de chacun dans la demande de soins. De la même façon, l'équipe répond aux divers signalements par une rencontre, y compris en se déplaçant avec ceux qui les déclenchent.

Cette pratique repose sur la compréhension que toute demande extérieure au patient est partie intégrante de la situation de souffrance qui est la sienne, qu'elle est partagée et qu'elle agira pendant et dans les suites du traitement. Elle amène à travailler la place du tiers social et son rôle dans l'émergence et la reconnaissance du tiers thérapeutique.

L'expérience montre que cette démarche fait apparaître et parler les acteurs du rejet et permet souvent de le surmonter. Elle est partie intégrante de la mise en place des alternatives à l'hospitalisation.

Cette capacité à entendre, au même titre que la permanence sur le terrain, vient étayer la notion de service public.

Ce cadre stratégique d'approche des patients et de leur contexte de vie, est donc celui qui a permis de recevoir les personnes en situation d'errance, de grande précarité, d'exclusion, sans domicile fixe, au même titre et avec les mêmes questionnements que les personnes habitantes des quartiers.

Ces personnes en errance viennent rarement seules et refusent quasiment toujours la psychiatrisation. Elles sont accompagnées par les tiers sociaux, qui vont des services sociaux et associatifs aux personnes de passage, émues de tant de détresse.

Ce refus de la psychiatrie n'est pas seulement le refus d'une stigmatisation supplémentaire, il témoigne de la perte des repères de la socialisation commune.

Cette perte des repères concerne le temps social, l'espace, tous les repères symboliques qui conjuguent le fait du déracinement, de la marginalisation sociale avec la perte de la conscience de soi.

On retrouve dans ces itinéraires de vie un temps initial qui est celui d'une rupture traumatisante, que ce soit avec la famille, dans le couple, la vie professionnelle, que ce soit dans l'image de soi lors d'un accident invalidant par exemple. Souvent l'errance a commencé après la mort d'un proche, une catastrophe initiant des vécus mélancoliques.

Il en résulte un effondrement des repères identificatoires avec des sentiments d'abandon, de frustration, légitimant les attitudes agressives et destructrices. Ainsi l'apparition d'états dépressifs associera le sentiment de vide à une boulimie d'espace, un repli au loin, une perte des motivations à s'en sortir, la construction de vécus persécutoires, qui caractérisent cette fuite mélancolique.

L'errance actuelle a cependant la particularité de ne plus faire la route, et cette quête d'un contenu, d'un objet du désir se limite souvent à l'espace d'un pâté de maisons, un square, un banc. Il en résulte une solitude immense.

Enfin, le tiers de ces patients a déjà connu les institutions psychiatriques pour des décompensations pathologiques avérées, indiquant par là que les psychotiques ne trouvent souvent leur salut que dans l'errance.

L'accueil des SDF a suscité cependant, dès le départ de l'expérience du Centre d'Accueil, des difficultés qui n'ont été dépassées qu'après plusieurs années.

1) La première est la gestion de temps. L'altération du temps social de ces personnes rend inefficient le fonctionnement des temps institutionnels ; venir à un rendez-vous, rester dans un bureau pour un entretien, partager le repas avec d'autres, vivre dans un espace finalisé, sont autant de difficultés majeures qui entraînent le départ ou le rejet.

Il a donc fallu élaborer d'autres modes relationnels que celui de l'échange par la parole, apparemment appauvrie, au profit d'actes réparateurs qui font médiation : bain, café, sandwichs, et de la reconnaissance de la notion de passage.

Dans ce passage de la rue au lieu d'accueil, et inversement, qui ne se fait jamais au début dans un cadre maîtrisé, la relation est fragile, marquée par des revendications de prestations matérielles qui ne sont pas dans la finalité de l'accueil psychiatrique (un lieu où dormir, demandes d'argent ou de médicaments sans prescription), témoigne de la précarité et ne supporte pas toute attitude intrusive. Quand elle se produit, apparaissent des comportements agressifs, de culpabilisation, de fuite ou toute autre défense persécutoire.

Le travail relationnel vise donc à gérer ce temps de passage dans sa brièveté, son incongruité, sa répétition comme un temps d'écoute et de repérage de ce qui est possible dans le lieu d'accueil, chaque passage introduisant de nouveaux éléments vécus ou biographiques. L'accueil devient, dans la répétition des passages, une étape de l'itinéraire avant d'être un lieu qui organise la continuité des soins. Celle-ci viendra avec le temps quand l'accroche relationnelle ouvrira une demande plus structurelle. Cette relation de mise en confiance est une épreuve pour les soignants qui doivent apprendre à maîtriser leur propre angoisse, leur propre agressivité, leur désorientation. C'est un des éléments non négligeables qui explique le caractère limité et précaire des résultats et le maintien d'une méfiance durable.

2) Le travail le plus probant aujourd'hui est du côté des échanges en réseau avec les travailleurs sociaux et les associations, au cas par cas, puis dans une dynamique de groupes de parole sur les pratiques et les frustrations de chacun.

S'il n'y a pas de pathologie spécifique de l'errance sociale, il y a des formes de souffrance qui remettent en cause la finalité institutionnelle des organisations de soins.

Nous l'avons interprété comme la nécessité d'un renversement de notre attitude, qui est celle d'une situation d'attente dans le Centre d'Accueil et de gestion des passages répétés, vers une démarche sur le terrain, vers les lieux associatifs qui accueillent les SDF, dans une pratique d'écoute et de prise de contact sur le terrain du social.

Ces temps d'écoute ont été ceux d'une évolution de la rencontre. Au début, le projet était de saisir les occasions, les hésitations d'une rencontre duelle après un café partagé inaugurant notre arrivée.

Rapidement, ce café est devenu un temps où l'échange avec le groupe a duré de plus en plus, pour s'instaurer comme groupe de parole collectif. Le temps collectif a d'abord été le théâtre d'un flot de paroles, d'un perpétuel mouvement d'entrées et de sorties, dans lequel émergeait l'espace d'un instant, une souffrance identitaire, des paroles de désespoir, des vécus et des revendications aux objets illusoires, car ne s'inscrivant jamais dans un réel possible.

Le temps et cette souffrance nous ont particulièrement affectés, nous obligeant sans cesse à travailler nos limites, à renoncer à certaines attitudes interprétatives, à accepter d'être interpellés.

Ces " zonards ", comme ils se nomment, nous ont donc appris leurs codes sociaux à travers ces rencontres échevelées, qui ont fini par être plus posées et à s'organiser.

Mais n'est-ce pas là un paradoxe pour les soignants de vouloir rencontrer quelqu'un qui ne peut pas être là, qui fait fausse route et est hors de nos champs de référence?

Ces rendez-vous ratés qui ne sont pas des rendez-vous refusés, cette forme d'existence de l'errant, nous a donc poussé à réinterroger notre façon d'aborder la folie, à actualiser quelque chose qui construit de l'avenir là où il semble barré.

Nos interlocuteurs parlent du passé comme une donnée du présent et le présent comme le seul avenir possible.

Chez la plupart, l'errance apparaît comme un mécanisme de défense à plus d'un titre: illusion de la maîtrise, sentiments de toute puissance, discontinuités, dispersion, éclatement, objets illusoires, qui aboutissent à se " casser ", à fuir dans l'alcool et les toxiques.

La rencontre dans un lieu de convivialité, autour du café partagé, crée l'espace d'un moment, l'illusion d'un moment d'appartenance commune où la parole émerge, hésitante, mais laissant des traces. L'ensemble des traces finit par donner un corps à cette rencontre, et dans le temps une histoire commune.

La rencontre avec le langage des gens à la rue a fini par créer un cadre collectif. Elle met en scène deux mondes, celui de la rue et celui des soignants, de deux zones, celle des habitants du centre et celle des habitants des espaces interstitiels.

L'espace est privilégié sur le temps, l'immobilité sur le projet, la déambulation sur la pensée, et de cette rencontre des deux zones, il sort du temps en commun, des projets, de la pensée, du langage qu'il faut arriver à entendre comme l'expression de désirs de sujets.

Les itinéraires de vie racontés, morceaux par morceaux, allusion par allusion, d'une rencontre à l'autre, expriment en même temps la désafiliation de ces sujets et un processus d'affiliation au lieu qui nous rassemble.

Après plusieurs mois, le temps s'est ordonné, s'est mesuré, nos retards appelant justification.

Le fait de dire à chaque fois qui nous sommes, quelles sont les limites de nos compétences, a conduit le groupe à nous interpeller, à tester notre engagement en même temps que la consistance de notre savoir, ouvrant à des processus d'identification durables.

Les plus en souffrance, dont des psychotiques en errance, ont commencé à venir au Centre d'Accueil comme un lieu inscrit dans un avenir investissable.

Le hors-temps a trouvé dans le temps en commun, où les objets de l'échange n'ont pas d'autre avenir que le présent, l'occasion d'un langage qui fait des objets illusoires une ouverture sur le réel intersubjectif et un avenir possible.

Le lieu est partagé. Chacun vient conter ses souffrances, ses hospitalisations, ses révoltes, tient à ce que nous puissions les reconnaître.

 

 

L'effet thérapeutique est dans cette émergence du sujet face à l'Autre, repère bienveillant d'un Centre encore inaccessible, mais possible. Une longue marche vers un acte thérapeutique construit, un acte social construit est donc annoncé, une intégration citoyenne reconnue possible.

 

Fait à Paris, le 15 septembre 1997


nous contacter:serpsy@serpsy.org