PAROLES D’ERRANCE
Spécificité d’un groupe de parole au sein de la grande précarité
Depuis
environ trois ans, infirmiers de secteur psychiatrique du
service du Dr PIEL du secteur de Paris- Centre et médecin de l’association “aux captifs la
libération“, nous co-animons, le groupe de parole hebdomadaire de l’antenne de
l’association « Aux captifs, la libération ! », à l’église St
Leu.
Tout
au long de ce parcours, nous avons été amenés à accueillir la parole des
personnes vivant dans des situations de grande précarité et cette expérience
nous a conduits à nous interroger sur notre place de soignants, à ce que nous
pouvions apporter de spécifique en tant que professionnels de santé mentale et
acteurs du secteur.
“Nous
pensons qu’il est vital pour la population précarisée que chaque établissement,
chaque équipe soignante soit dans l’obligation d’accueil et de soins”, car “la
politique de secteur vise à éviter l’exclusion des personnes de leur milieu de
vie. Ceci est redoublé pour les SDF qui, de fait, sont déjà exclus d’un lieu
stable. La possibilité d’un rapport soignant durable ouvre celle d’une
intégration au quartier dans lequel se situe le lieu de soins”. (Jean Pierre
Martin)
Mais
quelles sont nos limites …?
Le cadre de fonctionnement
Fidèlement
aux missions des secteurs et au projet Paris-centre, nous nous devons de
travailler aux côtés des professionnels de la précarité. Plusieurs conventions
ont été élaborées dans ce sens avec diverses associations.
L’association
« Les captifs » avait mis en place un groupe de parole et nous a
sollicités afin que nous nous y joignions.
Tous
les quinze jours, nous nous rendons donc à l’église Saint Leu ou, avec
Florence, médecin, nous accueillons, des personnes sans abri du quartier des
Halles, essentiellement des hommes.
Les
participants varient d’une fois sur l’autre. Ils ont été invités par l’équipe
de l’association dans le cadre du suivi RMI ou de la « boîte aux
lettres ». Pour venir, il faut donc l’avoir décidé, sonner à la porte,
entrer, sortir de la rue.
En amont,
il y a eu tout un travail d’approche par l’équipe des « captifs », de
repérage pour permettre que le groupe se constitue .
Certains
viennent régulièrement, s’étant octroyé un rôle de relais entre les
professionnels et la rue, et nous
amènent de nouvelles têtes, les personnes
pour lesquelles ils se sont dit « çela leur ferait du bien de parler. »
Après
chaque rencontre, nous faisons un compte rendu écrit. C’est un moment important
d’échange avec les permanents de
l’association. Moment riche en élaborations et en questionnements. Ce sont ces
perceptions, ces questionnements que nous exposons avec les ébauches de réponse
qu'ils ont suscités.
Aspects cliniques.
Bases théoriques
Nous
nous situons dans la ligne de:
-
Milton et Jammot :
- l'évènement
originel blessure, cassure, consécutive à un deuil ou à maladie invalidante,
- la modification du temps social où
le passé est oublié et l'avenir n'existe pas,
- la difficulté, voire l'impossibilité
de relation véritable,
- le refus d'appartenance car tout attachement
est vécu comme une déception possible .
-JP
Martin :
- la rupture
initiale,
- la perte
des repères temporo-spaciaux mais aussi symboliques qui conjuguent le fait du
déracinement et de la marginalisation sociale avec la perte de conscience de
soi,
- l’effondrement
des repères identificatoires, le sentiments d’abandon, de frustration
légitimant des attitudes agressives ou auto-destructrices,
- des états
dépressifs, repli, baisse de motivations, vécus persécutifs et solitude.
J.
Furtos décrit l’exclusion et la souffrance psychique qui l’accompagne comme un
syndrôme au sens médical du terme dont la principale caractéristique est la
désubjectivation profonde de l’individu qui, ainsi, en perdant son statut de
sujet perd toute habileté sociale, perte perturbant profondément la capacité à
créer du lien. Tout est mis en place pour que la rupture s’installe et que les
tentatives de restaurer du lien soient mises en échec.
Les conversations que nous avons avec les personnes font ressortir des thèmes récurrents, qui dessinent d’eux un portrait avec des traits communs et que nous pouvons assez bien identifier.
Nous les avons classés en 3 chapitres selon la chronologie de leur histoire :
- leur vie avant, - la chute, - leur vie maintenant. Pour ce qui est de leur vie « avant », les gars de la rue ont eu une mère, parfois, et, en général, pas de figure de père. Ils sont souvent issus de fratries multiples, de familles nombreuses, fréquemment recomposées. Ils sont un peu perdus dans leur famille, leur place y est mal définie. Ils ont été élevés à la « va comme je te pousse », sans projet éducatif, sans ligne directrice.Tout se passe comme s’ils avaient besoin de garder précieusement en eux cette image d’une mère bonne, aimante, attentive, même et surtout si elle ne l’a pas été.
Le père, en revanche, est beaucoup moins présent, peu évoqué dans leur discours, et souvent dépeint comme absent, parti depuis longtemps, quand ils ne sont pas nés de père inconnu ; ou bien au contraire, ils ont eu un père violent, qui rentrait tard, laissant la mère seule pour élever les enfants, et son retour était parfois craint et redouté.
Il est souvent décrit comme buveur, pilier de bistrot, grande gueule, la main leste, et difficile à affronter, suscitant la peur.
D'autres, qui ont été élevés par une femme seule, submergée par les difficultés matérielles, n’ont pas de souvenir de leur père.
Ainsi, les gars de la rue, qui soit n’ont pas eu de père, soit pas de bonne image de celui-ci, sont en manque de pères ... et de repères.
En définitive, ils n'ont pas le sentiment de compter aux yeux de leurs parents, d'être Pierre ou Paul, l'unique ; par conséquent, ils ne comptent pas non plus à leurs propres yeux.
Il n'est donc pas surprenant d'entendre beaucoup d'entre eux évoquer leur passage à la DDASS, dans des foyers ou des familles d'accueil. Ils en parlent au détour d'une phrase, ne cherchant pas à s'appesantir sur cette période de leur vie qui ne leur a pas laissé de bons souvenirs.
Leurs
amours souvent multiples.
Les gars de la rue ont, le plus souvent, eu des femmes, mais se retrouvent seuls à la rue. Dans la rue, il n’y a pas ou peu de vrais couples, comme si une vie de couple réussie protégeait à coup sûr de la rue. Dans leurs récits, on ne sait pas souvent, qui, des problèmes de la vie de couple ou de la bouteille, a été le déclencheur : est-ce l’alcool qui a rendu la vie de couple intenable, faisant fuir la femme, ou est-ce que, l’épouse étant partie, il ne restait que la bouteille pour se consoler ? Les gars disent souvent que la bouteille est la seule à ne les avoir jamais trahis.
Ils ont souvent des enfants avec lesquels les ponts sont coupés depuis longtemps, ils les ont perdus de vue. C’est pour eux une grande souffrance d’évoquer ces enfants dont ils n’ont plus la trace, dont ils ne savent plus que le prénom et l’âge approximatif.
Leur parcours scolaire à tous est marqué par l'échec. Ils ont en général eu un parcours scolaire aléatoire, difficile, tronqué. Ils n’ont pas eu une scolarité normale, n’ont pas de diplôme, ont quitté prématurément l’école, ont tôt fait l’école buissonnière. Certains savent d’ailleurs à peine lire et écrire, ne maîtrisent pas l’écriture et la lecture, ont parfois même du mal à signer leur nom.
Ceux qui ont eu une vie professionnelle avant la rue, l'évoquent volontiers. Ils proviennent pratiquement tous des mêmes branches d'activité : le bâtiment, les transports routiers, la cuisine, l’armée. Mais ils ont rarement une véritable qualification dans ces métiers, comme si, tôt dans leur vie déjà, leur trajectoire avait été déviée, dérangée
Certains ont travaillé dans le bâtiment à des postes non qualifiés, touchant un peu à tout, mais sans jamais avoir fait une vraie carrière.
Le métier de chauffeur routier est également très représenté dans la rue. Il semble les avoir déjà prédisposés à l’errance, à ne pas avoir de toit, pas de point fixe ; pour beaucoup le camion était leur domicile, ils n’avaient déjà pas d’attaches familiales, et, quand la bouteille les a pris, ils ont perdu avec leur emploi, leur point d’attache et se sont naturellement retrouvés à la rue. Pour d'autres, les professions de bouche, la cuisine collective, le service sont fréquemment retrouvés dans leurs antécédents professionnels. Ils ont été serveurs de restaurant ou cuisiniers dans des collectivités, et là aussi, la bouteille n’était pas loin.
Enfin, quelques uns ont passé de longues années à l’armée, souvent dans la légion ou les commandos et à la fin, la chute : ils ont été incapables, une fois quittée l’armée de se réhabituer à la vie civile. Peut-on dire que l’armée a été pour eux un substitut de mère, qui un jour a fait défaut ?
En un mot, leur parcours professionnel, pour la plupart, est soit inexistant pour ceux qui toxicomanes depuis l’adolescence, n’ont jamais pu s’intégrer dans la vie professionnelle sont trop, soit aléatoire et fait de ruptures et d’échecs, , et marqués déjà par la précarité, l'alcool, l’errance, l’impossibilité à se fixer, à agir sur le long terme.
La
rupture et ce qu’ils peuvent en dire
C’est sur le point de rupture, le moment où leur vie a basculé, que les gars de la rue sont le plus discrets.
Ils n'en parlent d'abord pas spontanément. S'ils parlent volontiers de leur vie avant et de leur vie maintenant, le moment où celle-ci a basculé est rarement abordé. Ce n'est qu'au bout d'un long cheminement avec eux que parfois, ils livrent quelques bribes, quelques allusions vite déniées, un mot ou deux lâché à mi-voix, comme par hasard : « Quand elle est partie avec le gosse ...».
D'autre fois, ils racontent des histoires d’accident, de mort : « Quand ma femme est morte dans l'accident avec les enfants ... ».
Par recoupements fortuits, nous l'avons maintes fois constaté, les histoires de rupture qu'ils racontent mêlent la réalité : la femme est partie, et l'interprétation qu'ils en donnent : elle est morte.
C’est, certainement, le moment le plus douloureux de leur vie, sur lequel on s’abstient de poser des questions, car il y a une douleur indicible à en parler. C’est pour eux presque impossible à dire, à avouer, comme s'il y avait là un risque de retomber plus bas, de ne plus avoir la force d’avancer.
Ces histoires ne sont-elles pas, pour eux, une façon de donner une explication rationnelle et acceptable pour l’image de soi aux drames qui ont été vécus avec les proches et qui sont souvent beaucoup plus triviaux, comme la rupture amoureuse, la perte du travail, l’alcool et la femme qui ne le supporte plus ?
La fuite, l’errance semblent leur façon de régler les situations douloureuses. Ce sont des errants, toujours en mouvement, n’arrivant pas à se fixer, en partance pour ailleurs, comme si ailleurs les problèmes pouvaient se régler mieux, comme si les difficultés n’allaient pas les suivre.
C’est pour eux une manière de juguler leur angoisse, de ne pas s’investir dans une solution qu’ils savent difficile à construire, à gérer, de se dire toujours ailleurs, d’ailleurs, et pas d’ici.
Ils disent « Je trace ma route, je vais mon chemin. »
Ils ne parviennent pas à construire quelque chose de stable, dans la durée.
La vie à la rue
- Leur parcours rue : horaires, lieux, prestations, jour par jour, heure par heure.
Les gars de la rue savent très bien gérer leur vie à la rue. Ils en connaissent toutes les ressources, les facilités et services mis à leur disposition, heure par heure, jour par jour par les diverses associations.
Ils savent parfaitement où et quand trouver repas, café, accueil, douche, vestiaire ,pour prendre par exemple , le petit déjeuner à St Nicolas des Champs, puis un café à Emmaüs, le déjeuner à la soupe populaire rue Clément, et dîner le soir à la soupe du Père Lachaise, avant de retrouver leurs cartons sous un pont ou sur la terrasse du Forum.
- L’alcool
Les gars de la rue, pour la plupart, boivent beaucoup, et de façon compulsive, du matin jusqu’au coucher.
Quand ils se réveillent le matin, ils sont en manque, en pré-délirium parfois, et se dépêchent de boire pour faire cesser ce manque et les symptômes qui vont avec.
Schématiquement, les jeunes boivent de la bière, les vieux, du vin et les toxicomanes, des alcools forts qu’ils mélangent aux cachets.
- L’argent
Les gars de la rue n’ont jamais d’argent.
Ils sont tout le temps en quête d’argent, soit en faisant la manche, soit en piquant, soit en faisant le tour des associations et des bailleurs de fonds.
L’argent, quand ils en ont, leur brûle les doigts, ce sont des flambeurs.
J., par exemple, est au RMI. Son RMI dure 24h maximum, c’est-à-dire que les quelques 400 euros qu’il touche le 6 du mois, sont le plus souvent dépensés le 7 au soir.
Du 7 au soir, jusqu’au 6 du mois suivant, J. n’a pas un sou.
Il vient alors nous voir en nous disant qu’il n’a rien mangé depuis 3jours, qu’il n’a rien pour acheter des cigarettes, et effectivement, il survit de pas grand-chose, en faisant la manche pour acheter bière et cigarettes.
Mais, que fait J. de son argent?
En général, il s’achète des vêtements, bien voyants et de marque, qui viennent aussitôt remplacer ceux qu’il a sur lui et qu’il jette, ne sachant où les mettre.
Ensuite, il boit, beaucoup, de la bière, et le plus souvent en compagnie, et c’est lui qui régale. J., ce jour-là est le roi. Ensuite, le plus souvent, complètement ivre, il se fait rapidement dépouiller de ces vêtements trop neufs et trop voyants par plus fort que lui, ou plus nombreux. Nous l’avons vu ainsi arriver maintes fois, portant des chaussures trop petites qu’il s’était fait refiler contre les belles chaussures de marque qu’il venait de s’offrir à quelques 150 euros… .
La priorité de J. n’est pas la nôtre. Il est plus important pour lui d’offrir à boire aux copains quitte à rester pieds nus dans la rue. Nous avons bien du mal à entrer dans cette logique-là.
Que s’achète-t-il, J. avec son argent : de l’amitié, de la sécurité, de la reconnaissance, ou bien a-t-il besoin d’être sans le sou pour vivre en sécurité dans la rue, ne pas être agressé, et être pris en charge par la charité publique ?
- L'hygiène
C'est une gageure de rester propre dans la rue. On se salit vite, et se laver et laver ses affaires relève de l'exploit. Pour prendre une douche, il faut souvent s'inscrire à l'avance dans les Espaces Solidarité Insertion, prendre son tour, pour laver ses affaires, c'est la même chose, et il faut avoir de quoi se changer, ce que les gars de la rue ont rarement
Très vite le plus souvent, ils laissent tomber cette question de l’hygiène, trop compliquée à gérer et ne sont plus gênés par leur saleté et leur odeur.
Certains, au contraire, mettent leur point d'honneur à être toujours propres et proprement vêtus, mais au prix d’une énergie et d’un parcours du combattant à répéter tous les jours.
- La violence dans la rue
Les gars de la rue sont exposés en permanence à la violence. Ils se font tabasser le jour où est versé le RMI et voler leur argent. Les jeunes tabassent les vieux, les forts les faibles.
Ils se font tout voler dans leur sommeil, et jusqu’à leurs chaussures. ils n'ont rien et se font prendre même le peu qu'ils ont.
Pour se protéger, ils développent des stratégies : ils se regroupent, les faibles avec les plus forts, souvent contre monnaie sonnante et trébuchante..
Certains vont jusqu’à renoncer à percevoir le RMI pour ne pas se faire agresser le jour où celui-ci est versé et se contentent de vivre de la manche. Ainsi ils ont très peu d'argent sur eux et se font donc moins agresser.
Ils ont des accidents aussi ; ils tombent quand ils ont trop bu, font des crises d'épilepsie, se blessent et ne se font jamais soigner, où jamais complètement. On a même retrouvé une fois un gars dans sa tente, dans une odeur pestilentielle et qui ne savait pas quoi faire parce que son orteil était resté dans sa chaussette quand il l'avait enlevée.
Ils sont aussi en proie à la violence passive des passants, regards détournés, bousculés, ignorés.
Les forces de police s'adressent parfois à eux sans ménagements, sans respect, les tutoyant, contrôlant leur identité de façon répétée.
-La santé
Les gars de la rue ne sont pas en bonne santé, ne se font pas soigner ou alors dans l'urgence.
On voit ainsi des gars avec des pansements faits il y a 3 semaines à l'hôpital, et jamais refaits, ou bien ils enlèvent plâtres et pansements quand ils les gênent.
Ils arrêtent leur traitement dès qu'ils sont sortis de l'hôpital ; ils ne prennent jamais longtemps leurs médicaments, en particulier les médicaments anti-tuberculeux qui doivent être pris pendant des mois, et qui sont le plus souvent interrompus à la sortie de l’hôpital dès qu’ils se retrouvent dehors.
- Les antécédents psychiatriques souvent chargés
Les gars de la rue ont souvent eu à faire très tôt avec la psychiatrie soit par une histoire familiale chargée, soit par leur histoire personnelle émaillée de séjours à l’hôpital psychiatrique.
Ils sont incollables sur les médicaments psychotropes, sur les effets des mélanges qu’ils font, sur les associations supposées faire « flipper » sur leur mésutilisation, comme l’injection de cachets pour en potentialiser les effets, ou le mélange à l’alcool.
- La mort
Elle est omniprésente dans la rue, les copains sont prématurément partis, de mort violente, d'overdose, d'accident. Ils se vivent comme des survivants, quand, se retournant sur leurs années de rue, ils pensent à tous leurs copains disparus.
- Les rapports à l'administration
Comme ils ne maîtrisent pas bien l'écrit et l'oral, ils sont perdus devant un papier administratif à remplir, ne le comprennent pas, et les jettent à la poubelle le plus souvent. Ils ne savent pas non plus s’expliquer à un guichet, poser une question ni y répondre ni s’acquitter des démarches administratives et ce d’autant que leur interlocuteur ne prend parfois ni le temps ni les manières pour s’adresser à eux et leur expliquer ce qu'on attend d'eux.
nous passons beaucoup de temps à les accompagner dans leurs démarches parce que, se sachant en difficulté sur ce terrain, ils font preuve de timidité et n’osent pas et ne savent pas faire reconnaître leurs droits.
Les rapports aux forces de l’ordre
Les gars de la rue sont dans une sorte de jeu du chat et de la souris avec les forces de l’ordre : ils se fuient, se cherchent, s’affrontent, fraternisent avec certains.
- Les amendes
Les gars de la rue collectionnent les amendes dans les transports pour non paiement du ticket de métro ou du billet SNCF. Tant qu'ils sont sans domicile, ceci est sans conséquence grave. Mais quand enfin ils accèdent à un logement, les amendes les rattrapent avec l’obligation de régler des sommes parfois astronomiques qui annule toute tentative de sortir de la rue.
A cet égard, il faut saluer la récente initiative rendant gratuits les transports en Ile-de-France pour les personnes sans domicile. En effet, lorsqu’on assiste aux efforts surhumains qu'ils font pour sortir de la rue, on se dit qu’il ne faut pas les poursuivre pendant des années à leur réclamer des sommes dont ils sont bien incapables de s’acquitter
- La prison
Il y a ceux qui en sont et les autres, ceux qui font des allers et retours entre la prison et la rue, avec des incarcérations à répétition et des retours à la rue, avec leur risque majeur de récidive.
La prison a pour certains une fonction thérapeutique : ils sont, par la force des choses, sevrés de leurs toxiques ou de l'alcool, dorment, se nourrissent et prennent du poids. .
A contrario, il y a ceux qui n'y sont jamais allés et en sont fiers, « moi, je n'ai jamais été en prison ». Pour ceux-ci, la prison reste un tabou qu'ils ne veulent pas et qu’il ne faut surtout pas qu’ils franchissent , c'est pour eux un motif de fierté et de dignité.
- L’ostracisme à l’égard des étrangers qui leur
retirent le pain de la bouche
Les personnes de la rue se retrouvent dans les structures qui leur sont destinées en concurrence avec les sans-papiers, qui souvent prennent les places.
En effet, ceux- ci sont souvent jeunes et en bonne santé,et sont donc les premiers à faire le « 115 » pour avoir un lit au Samu social, alors que les gars de la rue n’ont ni la patience, ni les disponibilités horaires pour appeler le Samu en temps utile et obtenir une place . Ils ont donc le sentiment que la société ne fait rien pour eux et donne tout aux sans -papiers, dont ils n’éprouvent pas la légitimité à rester sur le territoire comme la leur.
Il s’ensuit un ostracisme à l’égard des étrangers et une agressivité sourde et récurrente à leur égard.
- La tutelle et son côté insupportable.
Certains gars de la rue sont sous tutelle en raison d'antécédents psychiatriques et de leur incapacité à gérer leur argent.
. Le système de la tutelle et donc le tuteur sont vécus comme des contraintes insupportables, comme une privation de leur liberté ; ils n'ont de cesse, souvent, que d'essayer de s'en libérer en changeant de région ou de lieu de domiciliation, espérant brouiller les pistes ou tomber sur un tuteur plus laxiste.
- Le surinvestissement de certains gestes ou
objets
Certains objets ont pour eux une valeur symbolique forte ; ainsi, leur chapeau a pour eux une très grande importance, il dit quelque chose d'eux et de leur dignité.
Par ailleurs, ils sont, on ne le dira jamais assez, des écorchés vifs ; ils ont des antennes pour percevoir les sentiments de celui qui est en face d'eux ; on ne les trompe pas à ce sujet. Il s'ensuit un sur-investissement de certains gestes, de certaines personnes, de certaines paroles qui leur sont dites certains gestes de routine restent gravés dans leur mémoire des mois ou des années ; certaines attentions les marquent à vie « Cette nana, elle m’a sauvé la vie ; celui-là, je l’adore ».
-Leur vie d'avant est toujours idéalisée
Quand ils parlent de leur vie d’avant, ils l’idéalisent souvent. « Chez moi, c’était la maison du bon Dieu ». Ils optimisent le souvenir de leur vie d’avant ; ils en font parfois un roman rose. cette affabulation contribue à entretenir une bonne image d’eux-mêmes.
- Le squatt comme sas pour sortir de la rue
Le squatt, nous l’avons souvent vérifié, est un bon sas de sortie de la rue. Pour les gars qui arrivent à habiter un squatt et à le faire fonctionner, ce qui suppose d'organiser au minimum leur vie avec les copains résidents, il s’agit d’une véritable resocialisation, d’un apprentissage de la vie ensemble, d’un début d’organisation sociale..
Ceux qui sont arrivés à habiter un squatt sont en général mûrs pour loger dans une structure individuelle.
- Ce qu'ils n'ont
pas
Ce portrait des gars de la rue, portrait multiple et en même temps assez univoque et aux constantes fortes, dessine comme en creux ce qu’ils ne sont pas, ce qui leur fait défaut, et les empêche de sortir de la rue.
-Un point commun à beaucoup, ce sont les traumatismes de l’enfance, l’abandon, le placement à la DDASS, très tôt dans la vie qui ne leur a pas permis de créer des liens durables sur lesquels s’appuyer, de se sentir exister et compter pour quelqu’un.
-Ou bien le traumatisme se situe à l’intérieur de la famille, le viol, la violence, le fait de ne pas être en sécurité chez soi.
Quand, sur ces fragilités, les traumatismes de la vie viennent frapper, les gars, trop fragiles, ne sont pas en état de résister, de supporter les accidents inévitables de la vie. Ils se retrouvent donc submergés et leurs défenses personnelles sont dépassées ; ils ne sont plus en état de résister, ils se retrouvent donc exclus, rejetés à la rue.
-Cette fragilité due aux blessures affectives, que l’on retrouve chez la plupart, fait qu’ils ne connaissent pas la sécurité ni affective ni matérielle ni intellectuelle ni personnelle.
-Ils ne connaissent pas la sécurité affective, n’ont jamais pu compter sur personne, n’ont jamais longtemps connu la sécurité d’un foyer et ne savent donc pas prendre soin d’eux ; ne connaissant que les courants d’air ils ne sont pas autrement étonnés de se retrouver à la rue et ne savent comment en sortir. Ils n’ont, pour la plupart, pas connu de vie de famille stable, des affections humaines durables ; ils vont donc de l’un à l’autre, d’une femme à l’autre ; ils ont des enfants à droite ou à gauche, mais les abandonnent, , les perdent de vue, ne se sentent pas capables de les élever, de leur assurer une stabilité qu’eux-mêmes n’ont jamais connue.
-Ils n’ont pas une bonne image d’eux-mêmes, Ils ne s’aiment pas, ne s'estiment pas et se fuient dans l’alcool, la drogue ou les cachets.
-Ils sont aussi démunis sur le plan intellectuel, on l’a vu. Ils n’ont pas les acquis minimaux pour une vie normale : dès le départ, leur parcours est handicapé par les lacunes graves et difficiles à combler. Ils n’ont pas l’assurance que donne le savoir-faire, l’éducation, l’apprentissage de l’école ; ils ne savent pas se débrouiller dans la vie, accomplir les démarches administratives les plus élémentaires, ne savent pas remplir un imprimé, ne comprennent pas ce qu’on leur demande. Ils n’ont, pour la plupart, pas de bagage intellectuel minimum ni de qualification professionnelle. Ils ne savent pas faire reconnaître leurs droits, se savent fragiles et démunis des clés pour fonctionner dans notre société.
En outre, ils ne sont pas entraînés à l’effort. Ils n’ont pas eu d’éducation au travail, à la persévérance, à la patience.Devant la moindre difficulté, ils abandonnent parce qu’on ne leur a jamais appris à travailler, à s’accrocher; ils remettent à plus tard, à jamais. Ils sont dans la logique du « tout, tout de suite » et se découragent à la première difficulté .
-Il ne faut pas confondre ce refus de l’effort avec leur incroyable capacité à endurer les pires souffrances ; ils endurent des souffrances physiques jusqu’à l’extrême limite ; ils ne se font soigner et ne demandent de l’aide qu’en toute dernière extrémité.
-Ils sont enfin complètement démunis sur le plan matériel ; le plus souvent ils n’ont rien, et se font voler le peu qu’ils ont. Ils ne peuvent rien garder, ne savent pas entretenir leurs affaires, les perdent ou se les font voler.
Notre
position de soignants en psychiatrie, intervenants extérieurs, nous a permis
d'être sensibles aux inter-relations en jeu, à divers niveaux, entre les
participants à ces groupes.
Entre
les accueillis
Le
contenu de leur discours est assez egocentré mais, même s’ils ont du mal à
s’écouter les uns les autres, les histoires racontées se répondent souvent et
provoquent, parfois, une certaine surenchère dans le catastrophisme ou
l’héroïsme. Il arrive que certains envahissent tout l’espace de parole ce qui
provoque une certaine anesthésie chez les autres ou que les conversations
s’organisent en parallèle, chacun sollicitant un des animateurs.
Cela
n’empêche pas que l’on puisse voir apparaître des manifestations de protection,
d’attention des uns aux autres..
Ils
débattent aussi parfois de sujets concernant le vécu de la rue, jugeant
durement le dispositif d’aide mis en place par les associations.
Souvent,
ils parlent de ceux qui ne sont pas là et s’en inquiètent.
Ce qui
est en apparence paradoxal, c’est cette sensation que chacun est dans sa « bulle», tout en étant attentif aux autres. Comme si quelque chose les
reliait auquel nous n'aurions pas tout à fait accès…
Entre les accueillis et nous
Le
fait que nous nous identifiions comme soignants en psychiatrie ne les amène pas
à parler particulièrement de leurs problèmes psychiques, au moins, dans un
premier temps. Lorsque cela a lieu, c’est en général en fin de séance et
souvent un peu à part
On est
assez étonnés que, finalement, notre présence soit acceptée spontanément, sans
commentaire.. Certains disent que cela leur fait du bien de parler, qu’ils n’en
ont pas souvent l’occasion, qu’ils n’ont pas forcément d’endroit pour le
faire. Par exemple, T. dit „ Ici, c’est la deuxième fois que je
viens. On est pas là pour dire des c.... On est là pour rencontrer des gens et ça fait du bien“.
Entre les accueillis et les
permanents
Ceux
qui reviennent le plus régulièrement sont très connus des permanents. Cela crée
un climat de confiance dans lequel ils peuvent se sentir à l’aise pour parler.
Nous sommes en quelque sorte là comme témoins de cet échange, mais des témoins
qui comptons, qui faisons tiers.
Entre les permanents et nous
« L’enjeu
est d’articuler chacun dans sa compétence, articulation qui donne un sens de
socialisation et de gestion quotidienne avec les personnes et ouvre une
nouvelle figure des rapports entre assistance et soin qui ne soit pas une
exclusion totalisante. » (JP
Martin)
Intérêt de notre présence
Tout
d’abord, l’un des objectifs du groupe est de matérialiser un accès au soin qui
est difficile pour les errants. La psychiatrie reste un domaine stigmatisant,
inquiétant. Il y a pire qu’eux, c’est le fou !
Le passage
par la médiation du groupe rend la
démarche plus facile.
Il
nous semble que, dans cette action, on peut dégager une dimension thérapeutique
qui est liée à notre spécificité d’infirmier en psychiatrie de secteur. La
présence de soignants identifiés comme tels donne sans doute au cadre une
dimension thérapeutique . Ce n’est pas seulement un moment d’échanges
convivial, de discussions.
Nous
apportons peut être une écoute plus distante plus symbolique qui les amène à se
confier plus authentiquement même dans leurs mensonges.
Notre
position de tiers, allié aux permanents, ouvre une autre niveau de parole où
ils peuvent se sentir valorisés. On vient pour eux, on se déplace pour eux.
Le
fait de se raconter permet une subjectivation qui rompt avec leur mode de vie
où ils se sentent souvent comme des objets ,ils ne viennent rien chercher de
matériel. Ils se déplacent juste pour parler et ils le savent. L’absence
d’obligation permet sans doute plus d’implication.
Nous
nous réunissons dans un lieu neutre. Le
groupe de parole n’engage pas forcément un lien continu qui pourrait les mettre
en danger. Il ne faut pas oublier qu’au départ, il n’y a pas de demande de
soins explicite. On est loin d’une demande de psychothérapie ! Et parfois
soudain, une demande d’aide émerge, elle
reste toujours fragile, déniée, remballée très vite.
On
peut voir cependant dans ce travail beaucoup de points communs avec le travail
d’écoute en psychiatrie.
Une
écoute sans jugement, pas d’insitance, de tentative de normalisation qui
aboutirait à la méfiance et à la fuite. On tend toujours vers un lien
empathique. Tout cela ressemble aux techniques d’entretiens utilisés par les
infirmiers.
L’acceptation
inconditionnelle de leur histoire, même si on est loin de la vérité factuelle,
est une chose qui nous est coutumière avec le délire par exemple, parce que
l’on sait que même une reconstruction ou une affabulation détiennent la vérité
de la personne et c’est ce qu’on essaie d’entendre.
Ce qui
nous a aussi marqués et que nous ne pensons pas être anodin, c’est que, d’une
fois sur l’autre, nous avons du mal à reconnaître les accueillis, à nous
rappeler leurs prénoms. Finalement, on a l’impression que cette difficulté est
liée à leur propre effacement d’une identité stable, ils se noient dans une masse
où il n’y a plus d’individualité qui émerge.
L’intérêt
de ce groupe est peut-être de remettre de l’ordre dans les histoires de vie des
accueillis. En nous disant leur cheminement, en se posant dans notre écoute,
ils dessinent peut être un passage entre leur
vie avant et leur vie maintenant. Le lien brisé peut se refaire.
« L’important est la rencontre d’un sujet avec un autre sujet et le sens qu’elle revêt dans un lieu où on tisse une histoire de leur errance.Il sont dans l’évitement d’une dépendance à un lien ».
Pascal Zouatine, Soins en psychiatrie.
En
conclusion,
En un mot, ce sont des enfants perdus auxquels nous prodiguons des soins palliatifs.
La rue est remplie de ces grands blessés de la vie pour lesquels il faut dépenser des trésors de douceur, de présence, de patience, pour les aider à remonter la pente, à reprendre le cours de leur vie, à se réinsérer.
Trop souvent, les structures en place traitent les problèmes de façon collective, alors qu’il faut, en la matière, du « sur mesure », « de la dentelle ».
C’est ce que nous tentons de faire dans les groupes de parole, un accompagnement individuel, « à la carte », des liens tissés avec le temps et sur lequel ils puissent s’appuyer. Nous essayons d’être pour eux, autant que possible, des points fixes, sur lesquels ils puissent compter et qu’ils sachent trouver fidèles par delà les allers et retours, les rechutes et les échecs inévitables.
Nous sommes conscients, dans ces temps qui leur sont réservés, du trésor qui se joue là, de l’émotion que cela suscite chez eux, des souvenirs qui remontent, des blessures qui resurgissent et que nous accueillons avec soin, avec humilité, avec silence, témoins muets que nous sommes de cette petite flamme qui brûle en eux, même enfouie sous la cendre, et qui demande à renaître.
Dr Florence BLADIER Carole MAUNY Laurent BILLOUX. Septembre 2007