Retour à l'accueil

Retour à précarité


Fidélité au Serment d’Hippocrate


Georges Yoram FEDERMANN*


Résumé
« Il n’y a pas d’urgence mais des médecins pressés » a-t-on coutume de dire pour décrire l’exercice médical. C’est vérifiable pour l’immense majorité des consultations .Mais comment faire pour accueillir, au cabinet, en médecin de famille, « en continu », les patients marginalisés, pas toujours solvables, comme les S.D.F. ou les « Sans-Papiers », qui ne bénéficient pas nécessairement de la C.M.U..Il s’agit alors notamment de repérer leur inscription dans un rapport au temps qui leur est propre et vital et qui impose aux médecins de les recevoir sans rendez-vous .Un sacré défi pour les spécialistes et l’occasion d’un retour pédagogique au Serment d’Hippocrate « Je donnerai mes soins gratuits à l’indigent » et à la prière de Maïmonide (12 ème siècle) « O Dieu, soutiens la force de mon cœur pour qu’il soit toujours prêt à servir le pauvre et le riche ».

Je considère que le médecin, libéral ou hospitalier, reste encore en France dépositaire d’une mission sociale qui consiste à favoriser l’accès aux filières de soins pour toute personne vivant sur le territoire de sa cité, en continu. Or cet accès peut-être entravé par de nombreux obstacles financiers, administratifs, juridiques et socioculturels. Le médecin doit alors lutter contre ce réflexe qui consisterait à oublier sa responsabilité et son devoir d’accueillir, dans son cabinet, certains patients, et de les renvoyer vers les urgences hospitalières ou les praticiens de structures d’assistanat comme Médecins du Monde. Là, en effet, à chaque visite, l’usager doit se heurter à l’inertie institutionnelle et exprimer ses plaintes à nouveau sans pouvoir s’appuyer sur le sentiment rassurant d’avoir en face de lui « une oreille » qui s’est familiarisée avec « son histoire » et son rapport au temps, cyclique (le temps de la nature et de ses révolutions) ou linéaire (le temps des hommes et du caractère irréversible de leur histoire).

Nous sommes confrontés d’emblée, extrêmement brutalement, à une violence symbolique dont la responsabilité nous incombe, à nous les quatre mille médecins libéraux de l’agglomération strasbourgeoise.

Car nous ne voulons pas voir certains visages de la misère et acceptons que des patients (qui souffrent à nos portes et qui pourraient bénéficier de la continuité de nos soins et de notre attention) ne parviennent pas à écrire leur histoire médico-sociale .

En effet, le médecin libéral a admit trop souvent que ces patients ne font plus partie de son champ de compétence, et force est de constater que certaines « catégories » d’usagers dépendent entièrement des associations caritatives ou de l’assistance hospitalière.

Les personnes sans domicile fixe ou en situation irrégulière, surtout lorsque leur état impose des prescriptions, des examens et des traitements réguliers ;les chômeurs (qui ne bénéficient plus de la médecine préventive du travail) ; de nombreuses mères célibataires ; les personnes au seuil de pauvreté ; les toxicomanes, les travailleurs de force immigrés victimes d’accident du travail dont les conséquences psychiques sont parfois sans commune mesure avec le caractère en apparence anodin du traumatisme en cause sont victimes de cet état de fait.

Tous ces usagers qui vivent à nos portes, dans nos banlieues, sont les principales cibles et victimes des menaces sociales, psychologiques et politiques qui se traduisent par des difficultés d’accès au logement, au travail, aux soins médicaux, aux conseils juridiques et à la régularisation de titre de séjour, dans un « monde » de plus en plus riche ou l’ultra-libéralisme a remplacé le politique et l’éthique médicale.

Or ils ont mal, ils souffrent, souvent isolés. Les somatisations, l’hypochondrie et la consommation abusive de psychotropes en automédication peuvent faire fonction d’affirmation identitaire, de sentiment d’appartenance au groupe des-personnes-consommant-des-psychotropes-et-des-antalgiques-et-engagés-dans-les-rituels-d’achat.

Bien sûr, ces stratégies de lutte et de survie psychologiques sont vouées à l’échec et source d’insatisfaction profonde.

Comment pourrions-nous soutenir, nous médecins libéraux, notre incapacité à reconnaître ces souffrances dues à l’atteinte des « liens sociaux » (précarisation du salariat, menaces sur la sécurité sociale, délocalisations ,dégraissages de personnels dans les sociétés anonymes …faisant des bénéfices) sauf à être prisonnier nous-même d’une pathologie liée au rapport au temps qui nous aveuglerait à force de nous pousser à la précipitation (la durée moyenne d’une consultation de généraliste n’excède pas 10 minutes) et à intégrer une sorte de fantasme de toute puissance qui consisterait à contrôler la Douleur, les Emotions, l’Inconfort et même la Mort par la grâce du progrès technique et de la recherche pharmaceutique sans prendre conscience que se serait au prix du renoncement à l’écoute …

Ecoute qui nous conduit à être le dépositaire privilégié des états d’âme, de l’expression de la subjectivité et de la faillibilité du prochain et du lointain dans le cadre de la vie de la Cité.

Le regard de l’autre oblige comme l’évoque Lévinas ?

Mais ce privilège génère en ce qui me concerne beaucoup d’angoisses (je dois en tenir compte pour ne pas blesser mes patients) car en tant que médecin, je suis toujours partagé entre un sentiment d’incapacité devant la perpétuation de la souffrance de mon patient et la tentation de toute puissance qui se traduit par « l’obsession de la santé parfaite ».

Or, il nous est parfois donné d’apprendre à accepter malgré notre sincérité et notre engagement, que l’Autre puisse continuer à souffrir, même si nous faisons notre possible pour l’aider à trouver les moyens et les voies de l’apaisement.

Nous acceptons alors de (re)devenir une sorte de compagnon de route sur le chemin de la vie, une sorte de médecin de famille en continu, étant bien conscients que nos efforts doivent se porter sur la prévention puisque environ 60% des déterminants intervenant dans l’amélioration de la santé relèvent de facteurs d’environnement physique, social et psychologique alors que 10% dépendent du système de soins et 30% des facteurs biologiques.

Ce faisant, j’affirme que les médecins ont une responsabilité civique et spirituelle (qui les inscrit dans la continuité de l’histoire des Hommes et de la Médecine).

Car nous avons, du moins j’ose l’espérer, acquis ,au contact de nos patients-enseignants une plus grande sensibilité à différentes formes d’expression de la souffrance humaine.

Mais laissez-moi en venir aux faits, à ces douleurs secrètes, pudiques, mais tellement familières que nous avons fini par ne plus les voir.

Comment s’expriment-elles ?

Comment les reconnaître pour ensuite les accueillir et les accompagner ?

Comment faire en sorte de revendiquer leur prise en charge au cabinet pour tenter de recréer des liens sociaux et pour lutter contre la ghettoïsation de la misère, marginalisée du centre géographique de la société et marginalisée de la prise en charge médico-sociale, comme si le médecin ne pouvait rester que le triste serviteur de l’idéologie et des représentations sociales ?

Il me faut tenter de donner une définition de la santé même si cela relève de la gageure. Peut-on sérieusement ne retenir que la « trop bonne » définition de l’ « OMS » proposée il y a plus de 40 ans : «La santé est un état de bien être complet physique, mental et social et pas seulement l’absence de maladie » ?

A mon sens, non, tout comme je ne crois pas que la santé se traduise par le silence des organes, et suis en accord avec Ivan Illich qui désignait « l’obsession de la santé parfaite » comme un « facteur pathogène permanent. »

Evidemment « les déterminants de la santé dépassent largement le système de soins, tel qu’on peut se le représenter en Occident ».[1]

Là, s’ouvre un large éventail de définitions possibles. En effet, peuvent prétendre exercer une influence sur « la santé », « le patrimoine génétique des individus, les conditions d’hygiène, la qualité de l’alimentation et du logement, la pression sociale exercée sur les individus et le soutien qu’ils reçoivent de leur entourage jusqu’à leur confiance en soi ou au sentiment d’être bien dans sa peau et de maîtriser sa vie. »[2]

Il faut tenir compte aussi des représentations du médecin, lui-même, concernant la maladie, la mort, la santé, certains troubles étant plus valorisés que d’autres, certaines maladies, certaines souffrances demeurant donc « invisibles » aux yeux du praticien.

On se rend compte que les concepts d’accessibilité des filières de soins et celui « de santé » reposent sur la place que l’on accorde à l’homme par rapport à son environnement. Reste à savoir si l’homme est « premier » ou s’il est une des parties de cet environnement.

De nombreux facteurs influencent encore « notre santé » : l’air que nous respirons, la nourriture que nous mangeons, comment nous travaillons, l’argent que nous gagnons et le jugement que nous portons sur l’équité de ce gain, le lieu où nous vivons, l’éducation que nous avons reçue dans notre jeunesse, l’ascension sociale que nous avons effectuée.

Au total on voit bien que « la santé » relève d’un patrimoine communautaire et est loin de n’intéresser que le comportement d’un individu qui serait considéré comme tout à fait isolé et indépendant. On se rend compte que le médecin doit devenir un professionnel impliqué dans la reconnaissance du sens de l’histoire de son pays et du sens de l’histoire de la médecine et sensible à l’influence que peuvent avoir les facteurs d’environnement physique, social et psychologique sur l’équilibre de ses patients.

On voit mal dans ces conditions-là, comment le médecin praticien pourra continuer à n’être qu’un exécutant, même extrêmement habile et efficace, qui ne tient pas compte de l’influence profonde de ces nombreux facteurs d’environnement sur l’équilibre de ses patients sauf à accepter, à ce moment là, d’encourager le ressort économique qui serait celui de la consommation de soins ; cette consommation étant d’autant plus aisée que l’on ferait partie des classes économiquement favorisées de la société en question ; le soin n’étant plus alors considéré que comme un quelconque objet de consommation.

Mais prenons l’exemple de la CMU (Couverture Maladie Universelle).

Mise en place le 1er janvier 2000, elle doit garantir à tous une prise en charge des soins par un régime d’assurance maladie, et aux plus défavorisés le droit à une protection complémentaire gratuite. Pour accéder à une couverture sociale de base, il n’y a plus besoin de justifier d’ouverture de droits (par une activité salariée, etc.).Toute personne résidant en France de manière stable et régulière peut bénéficier d’une couverture médicale. Les jeunes à partir de 16 ans pourront être assurés sociaux de manière autonome.

Pour bénéficier d’une couverture complémentaire, un plafond de ressources a été fixé à 3600F pour une personne seule.

On évalue à 9 millions les assurés sociaux qui n’ont pas les moyens de se payer une mutuelle.

On a tendance à considérer la CMU comme un progrès social..

Force est de constater que son bilan doit être nuancé parce que de nombreux bénéficiaires de ce droit continuent à souffrir confidentiellement, pudiquement enfermés dans des ghettos plus encore symboliques et imaginaires que physiques.

Continuons à nous expliquer.

A un moment où nous ne sommes pas certains de préserver la sécurité sociale, nous sommes invités (pourquoi ne pas écrire convoqués) à inscrire notre action de soignants dans un système de représentations complexes (mais pas nécessairement compliqué) où les conditions économiques et politiques sont déterminantes pour la préservation de l’accès aux soins pour nos patients.

Je pense aux effets des licenciements économiques et à la prolétarisation qu’ils peuvent entraîner ou aux lois sur l’immigration dont les modifications constantes rejettent régulièrement dans l’illégalité de séjour de nombreux étrangers.

Comment pourrions-nous rester insensibles à ces considérations si nous plaçons l’humain au centre de nos exigences éthiques ?

Que peut bien changer la CMU dans la vision que le soignant peut avoir de l’Etranger et du Marginal ?

Rien, absolument rien, s’il ne s’est pas interrogé sur son propre rapport à l’Un et à l’Autre et sur la place qu’il leur accorde dans son propre système de valeurs.

Car, en vérité, le principal médicament que nous prescrivons est le médecin lui-même…

Il est aisé de faire le constat quotidiennement que l’expression de la douleur ou le rapport au temps de certains patients restent des énigmes pour un nombre important de médecins.

Qui parmi les spécialistes est encore prêt à se mettre dans la peau d’un «médecin de famille » ?

Face aux effets de l’exclusion, ne sommes nous pas devenus (et ce ne serait déjà pas si mal) des « urgentistes » ou des « humanitaires » ?

Nous connaissons pourtant bien l’expression des troubles : honte, désespérance, refus de s’engager dans une relation affective pour ne pas souffrir, dépendance à l’alcool et à certaines drogues, troubles psychologiques ou psychiatriques chroniques, refuge compulsif dans le sommeil, la boulimie ou l’agressivité. On retrouve aussi une impulsivité et des difficultés de symbolisation.

L’inaccessibilité du corps médical peut entraîner aussi, en cas de douleur, le recours aux calmants et aux psychotropes illicites plutôt qu’aux soins médicaux dans l’optique d’un traitement continu.

De plus l’extrême pauvreté ou la précarisation modifie le rapport au temps, le dévalue ou le surinvestit.

On a du mal à imaginer combien la journée d’un chômeur ou d’un « sans-papier » peut être dense de démarches multiples et souvent répétitives ;combien ils peuvent marcher ou emprunter les transports en commun ; combien ils sont obsédés par les comptes à rendre à l’ANPE ou à la préfecture.

Le plus douloureux étant probablement la mise en route du matin…

Qui n’a pas observé devant son supermarché ces sentinelles venant de l’Est, très souvent, postées imperturbablement tristes et dignes durant toute la durée d’ouverture du commerce à tenter de vendre des journaux de rue ?

Et à y voir de plus près, il s’agit souvent de personnes dont le statut en Moldavie, en Arménie ou ailleurs était socialement plus élevé.

Qui n’a pas été bouleversé par la force de leurs enfants portant parfois à bout de bras la détresse des parents ?

Leurs journées sont (dé)organisées, sans travail ni activités, et chacun doit réinventer une vie, nécessairement marquée par le sceau de l’angoisse, des cauchemars, des troubles du sommeil et du sentiment de culpabilité,.

« Refuser de voir au-delà de la journée qui vous attend, c’est quelquefois nécessaire au maintien de la cohésion de sa personne. Inversement, faire perdurer un statut précaire, faute d’espérer un processus, une évolution, peut également avoir un effet protecteur. Dans les deux cas, le temps est immobile » (Maryse Esterle-Hebidel)

On voit que les précarisés peuvent avoir besoin de conserver l’initiative du rapport à leur temps et que respecter un rendez-vous peut constituer le sentiment de perdre le dernier bastion d’un libre arbitre quasiment effacé par la précarisation.

Aussi, doit-on leur offrir la possibilité de venir au cabinet sans rendez-vous, aussi longtemps que nécessaire.

On imagine les difficultés que cela peut représenter dans une pratique de psychiatre libéral (décalage des patients payants, salle d’attente bondée d’une population cosmopolite, cuisine en activité pour servir de café ou de fumoir,…) mais cette adaptation possible associée à une bonne connaissance du fonctionnement des autres partenaires sociaux (éducateurs, juges, travailleurs sociaux, avocats..) permet d’identifier la personne « élue » par le précarisé (souvent la première personne qui a eu de la compassion pour lui et de l’intérêt pour son histoire).

Cette « élection » restant définitive tout au long du cursus médico-social, il s’agira pour le médecin de bien l’identifier pour la respecter, et de s’appuyer sur elle pour dynamiser les nombreuses interventions afin d’éviter que chaque intervenant ne travaille isolément, compartimentant la vie, la demande et les réponses données.

Au total, il s’agit pour le médecin libéral de sortir de la logique du paiement à l’acte et de rendre au patient sa fonction centrale dans le système de soins.

Faisons le pari qu’il évite de l’orienter vers les urgences hospitalières ou Médecins du Monde et qu’il sollicite son propre réseau de correspondants en cas de besoin d’examens complémentaires ou de prescriptions médicamenteuses.

Il lui faudra aussi échapper à la tentation de multiplier les actes afin de rentabiliser sa micro-entreprise et de rester maître de son temps selon l’adage qui dit qu’en médecine il n’y a (quasiment) jamais d’urgence mais uniquement des médecins pressés.

Devant le défi posé par ces patients fragilisés, parfois seulement momentanément, pourquoi ne verrait-on pas les médecins spécialistes, s’ils ont été « élus » s’instaurer médecin de famille et fédérateur de l’ensemble des interventions médico-sociales et juridiques.

A Strasbourg, nous avons modestement illustré ces objectifs à partir de la collaboration établie avec la « permanence d’accueil des sans papiers », animée par des citoyens bénévoles qui s’appuient sur quelques médecins et avocats dans le cadre de la mise en commun d’un savoir-faire spécialisé restitué aux plus fragiles.


Strasbourg, le 13 février 2002

Georges Yoram FEDERMANN

Citoyen psychiatre du centre ville

Co-fondateur du Cercle Menachem Taffel

Porte parole du comité de soutien des Roms de Zamoly


1] Les déterminants de la santé de la population : comment améliorer l’état de santé dans les pays démocratiques ? In Etre ou ne pas être en bonne santé. Biologie et déterminants sociaux de la maladie. Sous la direction de Robert G. Evans, Morris L. Barer, Théodore R. Marmor. Les presses de l’Université de Montréal, 1996, p.223.

[2] R. G. Evans et G. L. Stoddart, « Produire de la santé, consommer des soins » in Etre ou ne pas être en bonne santé. Ibid p.39


nous contacter:serpsy@serpsy.org