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De la violence dans les soins


D'Amiens à Marseille, de Morlaix à Mulhouse, en passant par Vichy, Saint-Etienne, Lyon, Toulouse, Montargis, Paris et Toulon, un grand cri résonne dans des centres de moins en moins hospitaliers : " Trop c'est trop ".

Trop de violence. Trop d'isolement. Trop de contention. Trop d'insultes. Trop d'accidents de travail liés à la violence.

Clinicien, formateur itinérant, rédacteur en chef adjoint de la revue Santé Mentale, co-animateur du site serpsy ; dans chacune de ces activités je suis confronté aux plaintes de soignants qui ne perçoivent plus la violence comme un symptôme mais comme une fatalité. Cette violence qui déborde de partout, qui attaque la pensée m'apparaît se décliner sous trois formes : violence de l'institution, violence de et dans l'équipe pluridisciplinaire, violence des patients.

L'institution hospitalière ressemble aujourd'hui de plus en plus à une armée mexicaine. Les différentes directions s'y affrontent. Ordres et contrordres se succèdent au gré des luttes de pouvoir, des priorités des uns qui ne sont pas celles des autres. On se protège à coups de notes de service, de règlements, de protocoles parfois contradictoires. L'administratif prolifère avec une volonté manifeste de contrôler, réglementer tout ce qui relève du soin. Jusqu'à l'absurde. Pris entre le marteau et l'enclume, les cadres de santé ne savent plus à quel saint se vouer. Entre gestion du planning (rendu plus complexe par les 35 heures), préparation de l'accréditation, application des différents protocoles et accompagnement des soignants, ils font l'apprentissage d'une schizophrénie qui ne leur permet plus d'être les coordinateurs du travail de l'équipe. L'arrivée de cadres issus des soins généraux, sans expérience de la psychiatrie, est encore un facteur aggravant. Une place à part est à donnée aux services de psychiatrie, exilés dans les hôpitaux généraux. La cohabitation des deux systèmes de soins, l'un qui s'adresse à des patients alités l'autre à des patients debout qui ont un besoin vital d'espace de déambulation, de réunion produit une double violence : celle des patients et celle de l'administration ressentie par les soignants qui se sentent déniés.

L'équipe pluridisciplinaire est de plus en plus souvent un champ de bataille. Les médecins-chefs apparaissent mobilisés par des tâches organisationnelles qui n'ont rien à voir avec la clinique. Les praticiens hospitaliers, de moins en moins nombreux, selon les régions, prennent des distances avec l'hôpital, privilégiant l'exercice extra-hospitalier. Les réunions cliniques, lorsqu'il en existe, se transforment en réunion catalogues où l'on aborde les symptômes d'une dizaine de patients avec une exigence de solution rapide sans prendre le temps de construire ensemble une démarche de soin étayée sur l'histoire du patient et les éléments transférentiels et contre-transférentiels. Les psychologues qui pourraient permettre de prendre de la distance avec le quotidien à travers les régulations ou l'analyse de la pratique suivent le même mouvement vers l'extra-hospitalier et se contentent souvent de jargonner. La réflexion d'équipe qui pourrait soutenir les infirmiers, les contenir, les aider à faire face aux identifications projectives des patients se réduit en peau de chagrin. Face aux impasses rencontrées, la culpabilisation des soignants, forcément mauvais parce qu'ils isolent, parce qu'ils attachent, parce qu'ils ne font pas face devient un réflexe de médecins qui ne supportent pas que l'on pointe leur absence. Des soignants sont agressés ? Ce sont les risques du métier. La violence, c'est une affaire d'infirmiers, pas d'équipe pluridisciplinaire !

Au niveau infirmier, la cohabitation des ISP de plus en plus rares, de moins en moins reconnus, des IDES ancien modèle, des IDES polyvalents s'avèrent être problématique, surtout lorsque le cadre est issu des soins généraux et se sent culturellement plus proche des IDES. De plus en plus d'ISP préfèrent travailler de nuit. A l'hôpital général, la psychiatrie est considérée comme un gisement de personnel polyvalent dans lequel on peut puiser pour boucher les trous. La continuité des soins, des relations individualisées avec les patients est mise à mal. Elle était déjà fragilisée par les 35 heures. Considérés comme des pions interchangeables, les soignants ont bien du mal à investir les patients et surtout une unité qu'ils peuvent être amenés à quitter sur ordre d'une direction des soins qui ignore souvent ce qu'est le soin en psychiatrie. Le travail vers la cité, vers le voisinage, vers ce qui pourrait faire réseau est ainsi systématiquement sacrifié.

Dans ce contexte, l'agressivité des patients et de leur famille, symptômes autrefois travaillés, et notamment par des relations individualisées et la réflexion collective, explose de plus en plus en violence qu'il faut contrôler par l'isolement ou la contention, qui se banalisent et contribuent à fabriquer les hospitalisations sous contrainte de demain. Protocolisées, ces mesures deviennent des soins comme les autres et n'entraînent plus de réflexion d'équipes de plus en plus divisées en clans, en sous-groupe.

Le manque de personnel apparaît alors comme une cerise sur le gâteau. Dans un tel contexte, on voit mal comment des soignants pourraient choisir de travailler en psychiatrie.

Nos institutions sont malades, et la violence qui en sourd en est un symptôme. Il va bien falloir s'atteler collectivement à les soigner.

Violence et soin

Associer les termes " violence " et " soin " peut sembler paradoxal. La violence serait la manifestation du mal alors que le soin incarnerait le bien. La violence aurait une visée destructrice alors que le soin tendrait sinon à réparer du moins à accompagner des souffrances physiques, psychiques et même sociales. Idéalement, le lieu de soin devrait être préservé de toute violence, une sorte d'îlot de sérénité dans un monde d'insécurité, un asile au sens moyenâgeux où chacun pourrait trouver la paix et panser ses blessures. Cette conception de l'espace de soin comme un château de la Belle au bois dormant a explosé au cours de la seconde guerre mondiale. Elle a entraîné la mort de 40 000 malades mentaux. Elle produit de la chronicité et de la mort psychique. Il n'empêche.

Un infirmier peut être tué, une autre grièvement blessée au Vinatier sans que nul ne s'en soucie, on ne dérange pas les candidats à la présidence de la république pour si peu. Lorsque ceux qui soignent sont victimes de violence, pas de petites phrases, pas de commentaires. Même à titre posthume, la qualité de leur travail n'est pas reconnu. Surtout s'ils se nomment Mohamed.

La violence à l'hôpital ce n'est pas seulement quelques actes extrêmes qui ne défraient pas la chronique, c'est un harcèlement constant qui se manifeste par de l'agression verbale qui use encore et encore le soignant, c'est l'impossibilité de se consacrer simplement, sereinement au soin.

L'arbre qui cache la forêt

Le mot " violence " n'est pas neutre. Il véhicule en lui-même des représentations négatives qui nous empêchent souvent de penser. Il est vrai que les médias qui nomment " violence " toute conduite agressive contribuent à ce méli-mélo. Définir l'agressivité et la violence est complexe tant les approches sont plurielles et les champs concernés multiples. Il est probable que c'est l'objet des sciences humaines sur lequel on publie le plus aujourd'hui.

Dans une première approche distinguer agressivité et violence ne change pas grand chose pour la personne qui y est confrontée directement. Que les coups reçus ou les brimades infligées soient une manifestation d'agressivité ou de violence n'enlèvera rien à la sensation de vulnérabilité ni à la blessure physique et/ou psychique surtout lorsque rien n'est prévu pour permettre à la personne de poser un peu son traumatisme, pour la soutenir collectivement. Il arrive même que l'on renvoie à la figure du soignant traumatisé son incapacité à gérer la violence voire des conduites forcément masochistes. Le lieu de soin est inscrit dans un moment social où l'insécurité, réelle ou fantasmée, est devenu un enjeu politique. C'est bien autour d'une violence largement mise en scène que les dernières élections se sont jouées. Les représentations des soignants quant aux fous et à leur dangerosité complexifient encore la prise en compte de ces phénomènes et nous interdisent souvent de penser. La tentation est parfois grande de pacifier les lieux de soins en enfermant ou en sanglant les fauteurs de troubles potentiels ce qui produit en retour des manifestations violentes.

F. Marty note que le mot violence est importé de la criminologie, de la sociologie, et d'une façon plus large aux sciences de l'éducation, notamment celles spécialisées en matière de justice. " Ce terme n'appartient pas directement au vocabulaire de la psychologie ou de la psychanalyse. On le trouve de façon sporadique dans les écrits de certains pédagogues qui se sont occupés d'adolescents au début de ce siècle, mais il n'apparaît de façon massive que dans les années cinquante avec les écrits consacrés à la délinquance juvénile. La violence est d'abord repérée comme un comportement. " Ce n'est que depuis les années soixante-dix, et plus récemment encore que l'on constate une " inflation des références à la violence ". " L'apparition massive du terme de violence pourrait être liée à une capacité collective, issue d'une maturation psychique, mais aussi à une évolution des mentalités. En effet, notre société, devenue très policée, supporte de moins en moins la violence, sous quelque forme que ce soit. " La violence dont on se plaint est une violence des individus sur les individus et l'on oublie que la première et la plus fréquente manifestation de violence est la violence économique, celle qui détruit d'un trait de plume des dizaines de milliers d'emplois, celle qui précarise directement ou indirectement près de dix millions de personnes en France. C'est ça la dite France d'en bas : des individus périmés ou susceptibles de le devenir, à retraiter, dont la force de travail n'est plus reconnue, des gens devenus sans attaches parce la vie est organisée de telle sorte que c'est le travail qui socialise. Depuis la chute du mur de Berlin, le marxisme serait dépassé. Que les remèdes imposés par les Dr Lénine et Staline aient été pire que le mal n'invalide pas le diagnostic posé par Marx. La violence économique détruit le tissu social, elle entraîne la désertification des campagnes, fait fermer les écoles, les hôpitaux de proximité. C'est une lèpre qui ronge tout ce qui fait lien social. Au temps où le communisme recueillait 20 % des suffrages, le chômage se comprenait comme une épreuve collective qui touchait une classe ouvrière en lutte contre le patronat. J'entends encore ce DRH expliquer dans un groupe de travail au ministère que la grève était la principale forme de violence dans les hôpitaux.

Aujourd'hui, la perte d'emploi est un événement individuel qui concerne une personne devenue inadaptée aux contraintes de la mondialisation et qui doit y faire face, seule, avec les subsides " généreusement " accordés par l'état. Pourquoi ces individus à l'estime de soi gangrenée par le sentiment de n'être que des pions interchangeables respecteraient-ils des soignants ? Quelle valeur peuvent avoir ces infirmières, elles-mêmes interchangeables ? Quel mérite ont-elles à s'occuper, à écouter de la déchéance individuelle et sociale ? Quelle est la part d'identification à l'agresseur dans l'attitude de ces patients vis-à-vis des soignants ? En clair, on les considère comme des sous-merdes, pourquoi nous considéreraient-ils autrement ?

La violence telle que l'on s'en repaît dans les médias, telle que nous la ressentons dans les services de soins apparaît comme un arbre qui cache la forêt. Mais laissons là, la politique. Si nous avons à nous positionner en tant que citoyen face aux aspects économiques de la violence, nous avons également à penser le phénomène à partir des catégories du soin.

L'agressivité, ça se travaille !

La psychiatrie s'est fondée sur un mythe : celui de Pinel/Pussin ôtant leurs chaînes aux insensés. Ce mythe fait sortir la folie de l'animalité. Elle devient une maladie qu'il est possible de soigner. La violence du fou a un sens qu'il est possible de travailler grâce au traitement moral. Ce mode de traitement qui a connu et connaît encore de nombreux avatars repose sur l'image emblématique de l'aliéniste, sorte de despote éclairé qui régit tous les aspects de la vie asilaire. Les despotes d'aujourd'hui démissionnent à qui mieux mieux. Près de 35 % des chefs de service ne vont pas au bout de leur mandat. Le traitement moral suppose une animation institutionnelle du quotidien dévolue à des gardiens qui deviendront progressivement infirmiers. Les infirmiers d'aujourd'hui, sauf à Lisieux, se sentent orphelins de ces despotes qu'ils éclairaient. Deux nosographies se superposent quasiment dès l'origine, une médicale, officielle, scientifique à base de pathologies identifiées et l'autre institutionnelle qui divise les patients en agités, tranquilles, semi-tranquilles et gâteux. Cette seconde nosographie a survécu jusque dans les années 90. Elle allait de pair avec une technologie que l'on peut nommer asilaire dont la principale raison d'être était de composer avec les comportements agressifs des patients sans l'aide des neuroleptiques sédatifs apparus dans les années cinquante. L'architecture, dès l'origine esquirolienne du traitement moral, était un élément de régulation de ces comportements : cour fermée autour de laquelle on peut tourner sans rencontrer d'obstacles, chambre à deux entrées, place centrale des bureaux infirmiers, etc. Jusqu'aux vêtements amples des infirmiers pensés pour amortir les coups. Ces techniques aujourd'hui oubliées font partie du savoir des anciens infirmiers de secteur psychiatrique. Pour de nombreuses raisons, la transmission de ces savoir-faire et de quelques savoir être a disparu. Chaque patient était un monde dont il fallait posséder la clé et seuls les anciens la possédaient. Toutes ces techniques n'étaient pas forcément recommandables. La contre-violence voire le cassage de gueule préventif était parfois la règle. Cette époque héroïque n'était pas un âge d'or. Mais n'oublions pas que c'est avant la découverte des neuroleptiques que l'on ferma les unités d'agités. Notre génération est en train de les rouvrir. Il apparaît aujourd'hui essentiel de retrouver ces savoirs, de les formaliser et de les évaluer.

Appréhender la violence par la pensée

Tout se passe comme si nous ne savions plus appréhender la violence, comme si nous ne pouvions même la penser, comme si elle était une, comme si l'agressivité en tant que conduite, que comportement, qu'instinct ou que pulsion se devait d'être systématiquement contrée, comme si tous les phénomènes qu'elle recouvre avaient une cause unique, comme si elle n'était que transgression. A ne penser le soin qu'en terme de besoins perturbés, de dépendance ou d'indépendance, on en oublie les comportements et leur logique. Dans les 14 besoins fondamentaux, l'agressivité ou la violence n'apparaissent pas. Et pourtant, il est nécessaire de faire preuve d'agressivité pour évoluer. Sans agressivité, le petit d'homme ne deviendra jamais un homme. Dans les problèmes de santé apparaît le risque de violence envers soi ou envers les autres mais pas le manque d'agressivité. Vieil infirmier de secteur psychiatrique, je ne peux m'empêcher de me souvenir que la sémiologie psychiatrique telle que l'enseignait Bernard et Trouvé nous amenait à nous interroger sur les troubles du comportement agressif pas sur la violence.

Définir agressivité et violence

L'agressivité, nous rappelaient-ils est un comportement très général et probablement un des constituants les plus constants des relations humaines. On entend généralement par comportement agressif celui qui vise, consciemment ou non, à nuire, à détruire, à dégrader, à humilier, à contraindre. Il se traduit de façon très variée, soit par des paroles blessantes, soit par des attitudes menaçantes, soit par des actes de violence. L'agressivité peut se manifester sous des formes infiniment plus variées qui pour être subtiles n'en blessent pas moins celui auxquelles elles s'adressent. L'opposition active ou passive (des patients vis-à-vis du soignant, du soignant vis-à-vis du cadre de l'unité, du cadre vis-à-vis de sa hiérarchie), l'évitement (le soignant qui fait un écart pour ne pas passer devant une chambre, le médecin qui passe à midi dans l'unité quand les patients sont à table, Kouchner ministre/médecin qui tourne le dos au Centre Hospitalier Gérard Marchant lors de l'explosion d'AZF), l'indifférence, l'ironie, le refus d'aide (des soignants vis-à-vis des patients, du médecin qui renvoie à l'équipe débordée ses dysfonctionnements, du psychologue qui jargonne mais n'écoute pas) sont également des manifestations d'agressivité. Il paraît difficile d'évoquer les manifestations d'agressivité des patients sans s'interroger sur notre éventuelle propension à être ironique, à les éviter, à refuser de les entendre, de les aider.

L'agressivité n'est pas uniquement à entendre dans le sens d'un comportement hostile et destructeur (ce que les anglais nomment agressivity). Elle désigne aussi le dynamisme d'une personne qui s'affirme, qui ne fuit pas les difficultés, ni la lutte devant la vie, une qualité fondamentale grâce à laquelle l'être vivant peut obtenir la satisfaction de ses besoins pour vivre (agressiveness pour les anglais). Parmi les différentes étapes du deuil, on peut repérer qu'existe une phase de colère, absolument nécessaire pour surmonter et intégrer la perte. Répondre par de la contre-agressivité aux réactions du patient peut lui interdire de dépasser cette expérience douloureuse et contribuer à entretenir un état dépressif récurrent. Lors d'une hospitalisation longue qui implique souvent une régression plus ou moins importante, une certaine dose d'agressivité permet au patient de passer progressivement de l'état de dépendance à celui d'indépendance. A cette étape, les remises en cause des soignants ne sont pas rares, il leur faut le supporter et donner un sens à ces manifestations, les restituer au patient à l'intérieur d'un contexte. Des soignants dépassés par ces comportements ne peuvent accompagner ce travail de maturation.

L'agression est un élément de la défense de l'homme et de sa survivance dans un environnement hostile. L'agression ou comme on les appelle aussi les causes et les facteurs stressants " polluent " en permanence l'environnement humain : les microbes, les insectes, autrefois les animaux féroces, le froid, maintenant les bruits, les pollutions atmosphériques, la multitude de substances introduites dans les produits alimentaires, l'exiguïté des espaces et des territoires de la vie urbaine, la compétition inter-humaine, l'économie et ses lois impitoyables, etc. L'organisme et la personnalité s'affrontent donc constamment aux facteurs adverses venant de l'environnement. On sait que devant cette agression constante de l'environnement, le sujet peut s'adapter à l'agression ou au contraire succomber dans sa lutte et tomber malade. Bernard et Trouvé nous invitaient à considérer la maladie comme la résultante d'une tentative manquée de l'organisme à s'opposer à l'agression du milieu. Les expériences de Laborit sur les rats ont montré que la lutte ou la fuite avaient un coût psychique et somatique moindre que l'inhibition qui entraîne souvent la perturbation d'une fonction organique telle qu'elle se retrouve dans les maladies psychosomatiques. Aussi longtemps que l'individu est capable de maintenir sa structure vivante, ce qui suppose l'issue victorieuse de tous ses systèmes de défense, psychiques et biologiques, on peut considérer que l'individu est adapté à son milieu.
A vouloir réprimer ou éradiquer systématiquement toute manifestation d'agressivité des patients, c'est une partie de leur capacité à s'adapter au monde que l'on diminue.
L'agressivité qualifie aussi bien une conduite, qu'un comportement, un sentiment, une pulsion ou un instinct. Il est essentiel de pouvoir définir ces concepts pour pouvoir avancer. C'est en formation initiale qu'on doit pouvoir le faire. C'est dans une réflexion d'équipe reliée à des histoires de cas que l'on doit pouvoir les peaufiner.
Il n'existe pas ainsi une agressivité ou une violence dont il faudrait se prémunir à tout prix mais des comportements parfois adaptatifs, obéissant à des motivations, à des modalités, à des interactions avec l'environnement extrêmement variées qu'il faut impérativement connaître et reconnaître pour maintenir l'agressivité dans des formes socialement acceptables. On différenciera ainsi l'agressivité de l'enfant et de l'adolescent nécessaires, dans certaines limites, au développement du futur adulte de celle qui caractérise les troubles caractériels et névrotiques. On se souviendra que l'agressivité est rarement absente des troubles de l'humeur, des psychoses aiguës, des psychoses chroniques, des états dits d'arriération et des états régressifs de la sénilité... Dans chacun de ces cas de figure, elle prend des formes particulières qu'il importe de bien connaître pour pouvoir à la fois en repérer les signes avant-coureurs, les prévenir, les gérer et en travailler l'après-coup. On retrouve l'agressivité dans la pathologie mentale comme nous pouvons la rencontrer dans la vie de chacun. Cette agressivité peut parfois être un des symptômes d'une maladie mentale, elle peut être un des motifs d'hospitalisation sur demande d'un tiers ou en hospitalisation d'office. Elle s'inscrit dans ce cas comme un trouble du comportement agressif, trouble qu'il nous appartient de soigner et de traiter. Certains patients sont violents ? Et oui, c'est même pour cela qu'ils sont hospitalisés.
La violence n'est donc pas qu'un comportement qui s'impose à nous, c'est une donnée clinique sur laquelle nous devons travailler. L'agressivité sous ses différentes formes est un moyen d'action, l'agent d'une stratégie qui vise un objectif. Lorsque nous déplorons des actes agressifs ou violents, nous focalisons souvent notre attention sur les phénomènes, tels que nous les observons, tels que nous les percevons, tels qu'ils s'imposent à nous. Nous nous pensons alors comme des observateurs objectifs, c'est d'ailleurs ce que l'on nous apprend en formation initiale en dépit de tout ce qui constitue la clinique et d'une façon plus générale le développement des sciences. Face à l'agressivité et à la violence nous ne sommes pas des observateurs impartiaux, nous sommes mouillés, que nous le voulions ou non. Les émotions que la violence ou que le récit de l'interaction violente suscitent nous empêchent de penser. Lorsqu'en réunion nous abordons la violence d'un patient, ce n'est plus le clinicien qui raconte mais celui qui a été agressé, qui a dû faire face à la situation, qui en a été quitte pour la peur, qui a dû contenir dans des conditions limites. Travailler sur la violence c'est d'abord entendre ces émotions, les retraiter ensuite on pourra faire un saut de côté, on pourra élaborer.
En se focalisant uniquement sur le phénomène, sur les émotions qu'il suscite en nous sans les nommer, nous n'avons qu'une vision partielle, quoiqu'importante, d'une réalité beaucoup plus complexe. Un comportement ne peut pas se réduire au seul phénomène observable qu'il constitue. Il est rarement une fin en soi. Sa raison d'être n'est pas toute entière contenue dans le comportement lui-même et elle ne s'épuise pas dans son exécution. Tout comportement se déploie dans un espace et s'inscrit dans une histoire qui sont, l'un comme l'autre, chargé de significations pour l'être qui dialogue avec eux. Le comportement n'est pas qu'une action, il est aussi événement, à la fois le fruit d'une histoire et générateur d'histoire. Il contribue à en orienter le cours. L'espace dans lequel se déroule ce comportement n'est pas simplement celui que pourrait décrire tout observateur extérieur mais celui vécu et modelé par un individu et qui lui appartient en propre. C'est donc une dynamique interactive complexe, avec les forces qu'elle met en œuvre et les informations dont elle assure l'échange qui donne tout son sens au comportement, à l'espace dans lequel il se déroule et à l'histoire dans laquelle il vient s'inscrire. Mais ce sens n'est pas donné, il doit être cherché, travaillé, élaboré pas à pas, y compris lorsque l'acte vient pour interdire toute possibilité d'élaboration.

Il s'agit alors d'opérer un retour à la clinique. Nous avons à nous interroger sur ce que nous mettons en place pour permettre à ces patients de gérer leur agressivité d'une manière socialement acceptable. L'hospitalisation, l'isolement ou la contention ne peuvent être évidemment des réponses suffisantes puisque dans ce cas, c'est nous qui gérons leur agressivité pour eux.

Soigner

Soigner est un acte extrêmement complexe qui mobilise chaque fibre du soignant. Chacun soigne avec ce qu'il est, avec ses expériences passées les plus intimes, avec son vécu, avec ce qu'il est en train de vivre.
Rien ne prépare vraiment le soignant à affronter cette complexité, ni ses études, ni sa pratique quotidienne.
Qu'une infirmière ait été agressée dans l'enfance, qu'un infirmier soit en instance de divorce, qu'il ait eu un père alcoolique, qu'un de ses proches se soit suicidé (que sais-je encore ?), chacun de ces événements de vie colorera la prise en charge d'un patient qui évoquera ou non par un fil ténu, par un trait imperceptible ce passé.
Chaque fois qu'on a besoin d'un infirmier homme pour contenir un patient agité, c'est un homme qui se déplace, un homme avec son vécu d'homme. Chaque fois que je suis appelé pour contenir un patient agité, quelque chose en moi se souvient. Je me souviens des bagarres quand j'étais môme, des copains qui me traitaient de " Sale boche ", des coups de poings, des coups de pieds. Je me souviens de ma rage quand réfugié dans un coin de la cour de récréation j'affrontais ces maudits copains. Je me souviens de ma colère rentrée, des larmes qui ne devaient surtout pas sortir, des dents serrées, je me souviens de mon incompréhension, de mon père qui me disait que c'était mon problème et qu'il ne pouvait rien faire pour moi. Je me souviens des bals du samedi soir, des affrontements ritualisés pour les filles, des bastons avec les fachos à Nantes. Je me souviens des volées que me donnaient ma mère, je me souviens que mon père ne m'a jamais frappé. Chaque fois, tout cela et bien d'autres choses que je ne saurais dire est présent et se conjugue avec mon quotidien, avec mon humeur du moment, avec ce que je suis capable de supporter d'un autre à ce moment là.
De tout ce qu'un infirmier peut être conduit à faire dans le cadre de sa pratique, la contention du patient agité est certainement et de loin l'acte le plus complexe, celui qui l'implique le plus et partant le moins partageable, le moins communicable.
Si nous avons choisi d'être infirmiers, çà n'est pas pour enfermer ceux qui délirent, qui ont un comportement différent mais pour soigner des individus qui souffrent de difficultés psychiques. Il est parfois bien difficile de maintenir vivace cet idéal.
Lorsque Jean-Michel me traite de pédé, de dégonflé, lorsqu'il me dit que de toute façon il me retrouvera à la sortie. Lorsque Thierry insulte ma collègue : " Sale chienne, tu n'es bonne qu'à te faire sauter dans les coins par le médecin. " Lorsque René monte sur le rebord de la fenêtre nu comme un ver et commence à se masturber, lorsqu'il nous jette à la figure le pot d'eau ou le bol de soupe que nous venons de lui porter, lorsqu'Alain nous répond : "Va te faire foutre, si tu continues à m'emmerder, je vais te mettre mon poing sur la gueule", etc.
Dans ces situations même en équipe chacun de nous est seul, seul avec lui-même, seul avec ce qu'il peut supporter. Si seulement nous pouvions parler ... Si seulement quelqu'un nous écoutait ... Si seulement notre parole pouvait être entendue ... S'il était possible d'énoncer sa peur sans être jaugé, jugé, condamné ... Si nous pouvions nous autoriser à parler de ce que nous ressentons à propos des patients sans que cela ne soit pris ni comme un jugement de valeur, ni comme une preuve de faiblesse. Il faudrait pour cela accomplir un véritable travail clinique comme il ne s'en fait plus guère. C'est parfois une telle torture de parler de soi, de ses craintes, de ce que nous ressentons.
J'ai peur, chacun de nous a eu, a, aura peur, du médecin-chef à l'ASH et c'est normal. C'est aussi avec cette peur qu'il nous faut travailler à condition qu'il existe un lieu où élaborer à partir de cette peur.

Conclusion

Il apparaît bien difficile de se repérer dans la diversité d'approches qui ne sont ici qu'esquissées. L'acte violent parce qu'il remet en cause physiquement l'intégrité de l'infirmière l'empêche de penser. Ces références théoriques doivent être lues, discutées, théorisées à l'aune de la pratique. Est-ce que telle théorie me permet de mieux comprendre ce qui mobilise tel patient ? En quoi ma pratique et ma façon de gérer les incidents violents peuvent-elles en être modifiées ? Telles sont quelques unes des questions que les infirmières sont invitées à se poser. Ainsi que le rappelle, P. Jeammet, " la vie institutionnelle de nos services représente un terrain privilégié d'étude des phénomènes de violence, et notamment de ce qui apparaît le plus révélateur de l'essence de celle-ci, ses conditions d'émergence, grâce aux particularités des interactions soignants-soignés, à leur proximité relationnelle et au jeu réciproque des investissements. Le surgissement de la violence est perçu par les soignants comme une mise en cause brutale de la qualité du lien relationnel établi ou en train de s'établir. ... Le rapproché relationnel est synonyme de menace sur l'identité. C'est le facteur déclenchant essentiel de la violence, la forme prise par celle-ci dépendant, elle, des possibilités d'aménagement de chaque individu et relevant de ce fait davantage de l'agressivité mise en acte que de la violence proprement dite. "

Le but du travail institutionnel précise Jeammet dans un autre article " est de contenir la violence, de lui donner sens et de la réinscrire dans le fonctionnement psychique. Il s'agit d'y voir non plus seulement un mécanisme défensif où la projection tiendrait un rôle dominant, mais, plus profondément, un moyen par cette concrétisation perceptive de contrôler une réalité interne qui échappe à la maîtrise du moi. "

Toute réflexion sur la violence suppose un minimum de pré-requis : des réunions centrées sur la clinique au moins hebdomadaires où chaque membre de l'équipe pluridisciplinaire puisse mettre en commun ce qui se vit avec le patient et le groupe de patients dans la séquence de soins ou d'accompagnement dont il a la responsabilité, la possibilité réellement offerte à chacun d'exprimer ses difficultés avec un patient donné et d'être suffisamment écouté, suffisamment entendu pour élaborer autour de ces difficultés, l'utilisation de démarches de soin infirmier à la fois rigoureuses et imaginatives. Cette réflexion qui enveloppe chaque acte soignant donne une assise à l'infirmier qui agit non pas seul mais au nom d'un projet thérapeutique, au nom d'une pratique réellement différente.

Il nous faut donc des lieux tiers, pour échanger entre nous, mais il faut également un temps où le patient pourra nous dire ce qu'il a ressenti de ce que nous lui avons fait et où nous pourrons lui dire ce qu'il nous a fait éprouver.




Dominique Friard
ISP Laragne (05)