Les événements trouvent toujours à être racontés par quelques bouches qui elles-mêmes trouvent toujours à être écoutées par quelques paires d'oreilles complaisantes ou, si l'on préfère, la complaisance ayant en soi un sens péjoratif, des oreilles avides d'histoires.
Comme nous restons enfants en quelque endroit de notre être qui parfois reste secret, nous aimons imaginer des histoires, notre imagination se laissant porter par les mots de l'autre qui raconte. Toujours les histoires vraies sont racontées et entendues à travers un filtre grossissant et déformant. La réalité qui fût sans aucun doute à l'origine de l'histoire devient pour ainsi dire secondaire et parfois même, puisqu'elle vient atténuer les contours rudes, effrayants ou extravagants du conte, nous la rejetons dans l'angle aveugle de notre conscience.
Cette attitude normale dans son humanité peut en certaines circonstances s'avérer extrêmement dommageable pour les acteurs d'une histoire dans laquelle ils ne seraient pas montrés à leur avantage. C'est d'une telle histoire dont je veux à présent vous entretenir. Un devoir de témoignage s'impose afin que le membre ne soit pas coupé du corps. Non seulement pour ceux qui en furent les acteurs mais aussi pour tous les autres représentants de la communauté les englobant
Nous situerons ce conte dans des lieux laissés volontairement imprécis par égard pour ceux qui furent déjà si durement éprouvés et par soucis également de discrétion professionnelle. Le narrateur lui-même se cachera derrière un pseudonyme judicieusement choisi afin que personne ne puisse établir des liens, cela serait si facile, entre lui et les événements qu'il narre.
La première observation que je peux faire c'est que l'histoire se mit à circuler bien vite sous la forme d'une rumeur et qu'à la limite j'ai eu plus d'informations depuis l'extérieur sur des événements ayant eu lieu à l'intérieur de l'unité de soin dans laquelle je travaille qu'en lisant les observations infirmières ou en écoutant mes collègues si discrets sur ce sujet.
Sans doute vous trouvez que j'hésite à en venir aux faits, c'est que le risque serait grand de tomber dans les travers ci-dessus énoncés et qu'il serait trompeur de reconstituer une histoire quand en vérité il y en a plusieurs qui se télescopent dont on ne sait plus très bien laquelle est la véridique histoire. Une tentative de restitution aurait pu être faite malgré tout avec le secours des acteurs concernés (une partie au moins, et ce n'est pas sans conséquences sur la véracité, car vous comprendrez que je ne pouvais interroger le patient qui s'est trouvé au centre des événements, d'abord parce que je ne savais pas où le trouver et ensuite parce que cela ne me paraissait pas opportun).
J'ai donc entendu parler d'abord, après avoir pris mon service dans ce pavillon de psychiatrie fermé, d'une vague histoire de violence. Il m'a fallu quelques temps pour comprendre qui étaient les acteurs. Un jeune patient...? Etrangement, sans doute parce qu'il y eut violence de part et d'autre et que mes collègues, par pudeur je suppose, ont involontairement rendus les faits difficiles à saisir, j'ai hésité longuement (je parle de plusieurs jours quand même !) avant de mettre une physionomie sur le profil flou du patient. Un jeune patient qui aurait mis à sac le pavillon, défonçant des vitres à coup de chaise et ceci avec froideur et méthode ce qui en fait facilement un "psychopathe". Comme le roulement d'équipe le permet, il peut se passer des choses dans l'unité de soin dont on peut ne pas être témoin du tout. Ainsi j'ai cru qu'il s'agissait d'un patient entré puis sorti dans le laps de temps de mon absence.
Ensuite j'ai pu mettre un visage sur le "démon". Je dis démon car dans les bribes d'histoire qui me furent servies, il apparaissait tel, dans un déchaînement de violence terrible. Il apparaissait ainsi que dans les contes apparaissent les êtres destructeurs, dragons et autres monstres épouvantables dévastant des régions entières autrefois bien paisibles. En général il y a une princesse quelque part.
Je me l'imaginais tel, pourtant, le connaissant un peu, de telles images me troublaient. Un jeune homme livré à lui-même, je veux bien qu'il soit psychopathe ou tout ce que l'on veut, mais il a une mère et cette mère était là et assistait impuissante à l'entreprise de destruction menée par son fiston. Personne n'a rien fait de cela, de la présence de cette mère ni du sens de cette entreprise ; d'ailleurs, à part ce que je vous donne à lire, personne n'a rien fait de tout cela, c'est tellement dommage !
Durant cette période d'enquête j'ai également appris qu'aussitôt après les faits le patient avait été transféré dans une autre institution, loin du théâtre des opérations. L'équipe accueillante aurait été choquée de l'état du patient : "il a été roué de coup !" Aurait-on dit là-bas.
La question martelait dans mon crâne, mais que s'est il passé bon sang ? Je n'osais pas pousser mes collègues dans leur retranchement, je partageais une sorte d'omerta qui tranquillement s'installait et il ne m'est pas facile aujourd'hui d'enfreindre, encore que protégé par l'anonymat, cette loi acceptée collectivement.
Les infirmiers étaient à l'abri dans le bureau infirmier (à noter qu'il y avait plusieurs hommes ce qui m'amène à nous interroger sur le fameux credo infirmier de la présence masculine sécurisante, de l'indispensable quota de c...), ils assistaient impuissants à l'accès de violence froide de ce patient poussé pour une raison que nous ne connaîtrons jamais à commettre de tels actes. F., Infirmier de Secteur Psychiatrique, est pâle, épouvanté par ce qui se produit devant ses yeux, "on ne peut pas le laisser continuer !" dit-il à M., un autre I.S.P. venu là en renfort. La mère et la sœur du patient (toujours pas de princesse à moins qu'il n'y eut inceste sous roche) sont dans un local adjacent à la salle de séjour dans laquelle le "violent" assouvi son désir de destruction. Il faut ajouter que selon tout ce que j'ai pu savoir, il s'agit moins d'un passage à l'acte de la part du jeune homme que d'une action volontaire et même préméditée. Alors, que savons-nous du sens et des motivations de cet acte prémédité ?
Cette histoire de princesse, je vous dis ça en aparté, m'amuse bien. Ne peut-on voir dans le dragon par exemple une métaphore du père de la princesse, le roi donc, qui met le jouvenceau à peine pubère au défi de lui prendre sa pucelle de fille, pour le coup peut-être même pas pubère ? Ca ne marche pas tellement avec notre histoire. Disons que c'était l'entracte. A moins que le jouvenceau soit exaspéré qu'aucun dragon ne s'oppose à son désir (ça me plaît bien ça, pas vous ?), exaspéré au point de mettre à feu et à sang toute la contrée pour le décider à venir, sans doute un petit dragon, froid à l'intérieur et pétochard en diable et qui se planque dans son trou. Il faut un dragon au jouvenceau pour gagner la pucelle sans quoi il ne la mérite pas. Diantre ! J'ai eu l'occasion, nous avons tous eu l'occasion de noter l'attitude inquiétante du jeune homme depuis plusieurs jours. Provocations, tentatives multiples d'installer une sorte de climat insurrectionnel dans l'unité, revendications diverses, etc... C'est F. lui-même qui m'a dit ce qui s'était passé: "J'ai pété les plombs !" lâche-t-il dans un soupir. Il est visiblement très éprouvé, remué très profondément dans son être, l'angoisse qui le ronge est palpable et j'hésite à pousser plus avant. Il ne sait pas s'il va poursuivre sa carrière de soignant, cela fait quelques temps déjà qu'il éprouve des difficultés qu'il ne parvient pas à contrôler suffisamment.
Pourtant F. est un bon soignant, c'est pour ça que je porte ce témoignage à votre connaissance. Les cabales contre ces "mauvais infirmiers" qui frappent les patients ne profitent à personne et moins encore aux patients ; F. est un gars que j'aime bien, très sympathique et plutôt cool, ce n'est pas du tout lui que l'on peut imaginer dans ce genre de galère misérable. Mais y a-t-il un profil type ? Ainsi donc j'ai pu savoir par F. qu'il avait agressé gravement ce jeune homme, au point qu'il a fallu transférer ce dernier, en piteux état, dans un établissement lointain. "Je l'ai frappé à coups de poings, à coups de pieds, je ne savais plus ce que je faisais, je voulais qu'il s'arrête, c'est tout !". Il voulait que quelque chose s'arrête, dans son corps la violence résonne douloureusement, une limite s'effondre. Impuissance et peur, j'ajoute, tentative désespérée et bien sur inadaptée et certainement condamnable de s'extraire d'une situation intolérable, une situation créée par des circonstances dont il est malheureux qu'il ne fût fait aucune tentative d'élucidation. Car cela, ou d'autres actes graves, peuvent en vérité se reproduire tant que ces circonstances demeurent au sein de l'institution en général et plus particulièrement dans cette unité d'accueil fermée.
Avec mes collègues présents ce jour néfaste je souhaitais réaliser un travail aussi approfondi que possible sur ces événements, malheureusement F., le principal protagoniste, s'y est opposé. Ses raisons ne sont pas discutables et je tiens à respecter au plus près possible son désir que cette affaire regrettable ne soit pas remuée. Je me suis efforcé donc de brouiller suffisamment les cartes pour que sa "tranquillité d'esprit" soit préservée mais il m'est impossible, ou je faillirais au devoir de témoignage dont je me suis chargé, de ne pas faire-part de mon point de vue sur ces choses closes sur elle-même, pourrissantes et sombres, que chaque unité de soin retient en elle, comme une honte innommable, une saleté intime, une maladie vénérienne (la pucelle n'était pas vierge !).
Pour cela donc j'ai écris ce texte et puis pour l'autre chose aussi incroyable que pleine d'un sens que je voudrais voir disparaître: la passivité. Passivité des soignants eux-mêmes qui n'ont pas voulu ni favorisés la moindre tentative d'analyse et passivité des cadres et médecins. Je ne peux alors m'empêcher de penser que tous craignent d'un travail de ce type qu'il ne vienne bouleverser la donne actuelle si avantageuse pour eux certainement, si confortable. Quand on parle des bénéfices secondaires à l'hospitalisation ...!
Que ne ferait-on pas pour préserver les acquis ?
30/09/99
Antoine
S. Uzan
isp