" Violence, souffrance psychique du sujet, société :
quelle place pour la psychiatrie ? "
Qui s'intéresse au discours manifeste des soignants divisera la psychiatrie en deux. Il y aurait d'un côté une psychiatrie ouverte sur la ville, adossée à de petites structures de soin qui permettent de soigner les citoyens au plus près de leur domicile et de l'autre une psychiatrie asilaire enfermée derrière de grands murs et des portes closes.
J'ai quitté le premier septembre un de ces grands établissements parisiens pour un petit hôpital de proximité.
Aussi lorsque j'ai été appelé en renfort dans l'unité voisine, ce mardi quinze septembre je me réjouissais de voir cette psychiatrie ouverte en action. Lorsque je suis arrivé dans l'unité, j'ai effectivement compris que M. Forget s'agitait. Le ton de voix, la chaise qu'il bousculait tout montrait qu'il n'était plus maître de lui-même. Il refusait notamment d'être en pyjama. Le médecin présent a prescrit 50 gouttes de Tercian® en gouttes. L'infirmière a fait une grimace en me regardant et m'a dit en passant : " Et pourquoi pas du pipi de chat ? ". Elle lui a tendu son verre en espérant très fort qu'il refuserait, ce qu'il a eu la bonté de faire. Le médecin insistant sur le port du pyjama, les infirmières présentes attendant que la situation dégénère, tout était prêt pour que çà se passe mal.
M. Forget a quitté le bureau médical en claquant la porte, et je me suis retrouvé à lui interdire de quitter l'unité. Je ne savais évidemment pas pourquoi il était là. Les seuls mots qu'il m'a dit ont été : " Je veux rentrer chez moi ". J'ai essayé de lui expliquer que çà n'était pas possible. Mais au fond, je n'en savais rien. J'ignorais même son mode d'hospitalisation. La seule chose que je savais était que trois heures plus tôt, à son arrivée à l'hôpital, il avait l'air calme et que là il était agité. Il disait qu'il n'était pas malade, qu'on n'avait pas le droit de l'obliger à rester à l'hôpital. Comme il a essayé de me bousculer pour passer et qu'il était vraiment hors de lui, je lui ai fait un croc-en-jambes et l'ai immobilisé. J'y ai mis le plus douceur et le plus de lenteur possibles. N'empêche qu'un croc-en-jambes, c'est un croc-en-jambes. Çà doit être fait rapidement pour être efficace et çà n'est pas une manifestation de tendresse. Je me suis dit qu'une fois à terre, bien immobilisé, il pourrait laisser éclater toute sa colère et que je le contiendrais en lui parlant doucement jusqu'à ce qu'il se calme. J'ai souvent procédé de cette manière. Le corps du soignant sert alors de pare-excitation. Il suffit d'une vingtaine de minutes pour que l'excitation retombe. C'est ce que je dis à mes collègues lorsqu'elles sont arrivées. Mais, elles n'avaient pas le temps. Il avait refusé son traitement oral, il aurait son injection ! J'ai alors interrompu l'étreinte et tous se sont saisis de lui pour le traîner dans une chambre transformée pour l'occasion en chambre d'isolement. Arrivé dans sa chambre, le lit s'est disloqué dès qu'il l'a bousculé. Il s'est donc retrouvé, " piqué ", enfermé avec un simple matelas par terre, sans point de repères temporels.
J'en ai su ensuite un peu plus. Ce brave M. Forget était venu voir son médecin qui lui avait donné rendez-vous à l'hôpital. Il s'agissait en fait d'une " ruse " pour le faire hospitaliser. Le chauffeur de taxi, partie prenante de cette " tromperie " avait discrètement emporté sa valise et l'avait laissé à l'équipe. Dans cette histoire, tout le monde était en porte-à-faux : le médecin de garde mis devant le fait accompli, l'équipe avec la sensation que le médecin ne voulait pas " sédater " ce patient agité, le patient qui dans un tel contexte ne pouvait que s'agiter.
Combien de temps est-il resté isolé ? Certainement plus de quarante huit heures. Il est resté constamment en Hospitalisation Libre. L'équipe n'utilisant pas de protocole écrit, le médecin ne prescrivant l'isolement qu'oralement, à quel rythme aura-t-il reçu des visites ? Nul ne peut le dire.
Je l'ai revu lundi alors qu'il fumait une cigarette. Il m'a évidemment reparlé de cette hospitalisation musclée. Il m'a dit que j'avais eu de la chance qu'il ne soit pas en forme parce qu'autrement il m'aurait mis en pièce et que même à quatre nous n'y serions pas arrivés. Je lui ai répondu que s'il avait été en forme, nous n'aurions pas été contraint d'en venir là et que nous en reparlerions quand il irait mieux.
Ce récit de circonstances très banal n'a d'autre but que d'approcher une réalité que connaissent la plupart des soignants exerçant à l'Hôpital. Il montre qu'on ne peut se contenter de déclarations d'intentions mais que la prise en charge de l'agressivité et la violence doivent être pensées. Elle montre également que derrière les discours existent des pratiques parfois discutables.
Qu'elle le veuille ou non, l'équipe de secteur psychiatrique est souvent l'ultime rempart susceptible de contenir l'hétéro-agressivité de patients décrits comme de plus en plus souvent violents. Qu'une personne connue pour être suivie en psychiatrie fasse du chambard dans le café du village, qu'une autre se promène avec un fusil le jour de la chasse, aussitôt le téléphone sonne dans l'unité et nous somme d'intervenir, de récupérer le fauteur de troubles. Comment gérer ces situations critiques et faire en sorte que nos réponses n'engendrent pas ségrégation et rejet ? Comment contenir un patient qui lutte de toutes ses forces contre le morcellement, qui voit dans chaque soignant un persécuteur qui en veut à son intégrité physique sans transformer cette intervention en un pugilat où chacun, soignant comme soigné, risque d'être blessé ? Comment à partir d'une situation de contrainte physique estimée nécessaire créer un espace qui pourra être thérapeutique ?
1- Isoler
La Chambre d'isolement est une pièce fermée à clé conçue pour contenir les pulsions destructrices des patients. Son utilisation est le plus souvent justifiée par des actes agressifs (violences contre un tiers), par de l'agitation psychomotrice et par la dangerosité.
L'isolement aurait, selon Vignat, un effet protecteur " en offrant au patient un écran vis à vis des interactions maléfiques liées à la persécution délirante. L'effet contenant réduit la dispersion des contenus psychiques et le morcellement paranoïde. "
En s'interposant entre le sujet et un environnement perçu comme destructeur les soignants assureraient un rôle de pare-excitation.
A l'inverse, " la réduction voire le blocage des possibilités de décharge motrice et vocale auquel s'ajoute l'absence de spectateurs, de la production délirante et de la surcharge émotionnelle, peut entraîner une intensification massive de l'angoisse et la manifestation de phénomènes de morcellement ou de phénomènes de sidération. "
Il faut donc " prêter une attention particulière aux accidents morbides qui accompagnent tout état psychiatrique aigu sévère mais que l'isolement peut parfois favoriser ou dont il peut retarder le repérage, notamment lorsque la mesure n'est pas assortie d'une réelle conduite de soins intensifs. "
La Mise en Chambre d'Isolement n'est qu'un moyen, parmi d'autres, de contenir l'agressivité et la violence. Les sédatifs, les électrochocs, la contention mécanique, la relation d'aide sont d'autres moyens de contenir le patient. Il n'est pas sûr que ce soit le plus efficace, il n'est pas sûr que ce soit le moins humain. Que vaut-il mieux pour un patient agité : être isolé trois jours, être neuroleptisé trois semaines avec des doses telles qu'il n'est plus qu'un zombi, être attaché deux heures à son lit chaque fois qu'il menace de s'agiter, être régulièrement cadré et recadré par deux ou trois infirmiers qui se rendent disponibles pour cela ? Je me garderais bien de répondre à une question qui a non seulement des aspects éthiques, thérapeutiques, culturels mais également des prolongements économiques.
Il me semble cependant que la plus belle chambre d'isolement du monde est celle qui ne sert plus, parce que les soignants ont su trouver des mesures préventives qui la rendent inutile.
2-Approche statistique
Afin de mieux mesurer les pratiques nous avons effectué une enquête à laquelle 440 infirmiers exerçant dans 29 hôpitaux ont répondu.
Le questionnaire composé de trente questions ouvertes ou semi-ouvertes visait à décrire l'approche infirmière de l'isolement (représentations, prescription, consensus, modalités pratiques, information au patient et à sa famille, indications, modification de traitement, etc.).
Les infirmiers relèvent trois comportements justifiant le plus souvent la mise en chambre d'isolement :
* actes agressifs, violence envers un tiers (82 %),
* agitation psychomotrice (80 %)
*et dangerosité (73 %).
Nous pouvons noter une minorité non négligeable d'isolements motivés par l'existence d'un risque suicidaire (37 %).
La durée moyenne d'isolement est inférieure à sept jours, avec 15 % de séjours de moins de 24 heures. Les patients isolés le sont en général dans les 24 heures suivant leur hospitalisation, voire au cours de la première semaine de soins.
La chambre d'isolement apparaît aux infirmiers avoir trois fonctions essentielles : un espace clos qui incite au respect des limites (73 %), un espace de reconstruction (69 %), et un sas de sécurité pour l'équipe et les autres patients (67 %). Il est en fait possible de repérer les isolements sécuritaires et les isolements soins.
Une fois sur deux le patient est isolé en dehors de toute prescription médicale. Lorsque prime l'aspect sécuritaire, la MCI n'est pas prescrite par le médecin. Lorsque les équipes utilisent des protocoles, les médecins sont plus souvent à l'origine des mise en chambre d'isolement (70,50 %). Il en va de même lorsque les portes des Unités fonctionnelles sont ouvertes (73 %).
La loi du 27 juin 1990 énonce que toute personne hospitalisée avec son consentement pour des troubles mentaux bénéficie des mêmes droits et statuts qu'un malade hospitalisé dans un service d'hôpital général. En cela il ne peut être retenu contre son gré et encore moins isolé. Seuls 13 % des infirmiers font état d'une modification du mode d'hospitalisation.
Statistiquement, une fois sur deux, aucun document écrit n'accompagne l'isolement. Ce chiffre est certainement surévalué, certains infirmiers précisant dans le questionnaire qu'ils utilisent un protocole non écrit. Nous estimons qu'environ 26 % des infirmiers utilisent un protocole écrit.
Dans les services où l'isolement est avant tout "sécuritaire" on note l'absence de documents écrits, au contraire des services où l'isolement thérapeutique prime.
Seuls 42 % des infirmiers interrogés n'ont jamais attaché de patients. Cette pratique qui semble être très rare en Région Parisienne, l'est beaucoup moins en province.
Les protocoles sont muets sur l'utilisation de la contention. Qui la prescrit, quel matériel utiliser, etc. ?
3 - A quelles conditions s'autoriser à " isoler " ?
Connaître et respecter la loi, ne s'autoriser à isoler un patient qu'après avoir clarifié collectivement notre rapport à l'agressivité et à la violence, élaborer un protocole, justifier chaque isolement par des références cliniques rigoureuses tout cela permet certainement d'éviter de transformer une mesure de contrainte nécessaire en acte de violence, mais çà ne suffit pas. Il faut encore entendre le point de vue des patients.
Point de vue subjectif, point de vue de ceux qui dénient leur pathologie, point de vue de ceux qui sont agis par une violence plus forte qu'eux, tout cela est vrai. Mais c'est eux qui sont isolés, c'est eux qui ont peur.
Et après tout, comment M. Forget n'aurait-il pas peur de nous ? Il est venu à la rencontre de l'institution soignante avec une souffrance indicible, avec des inquiétudes qui renvoient toutes à la vie, à la mort, c'est-à-dire à l'essentiel. L'institution doit constamment prendre en compte le point de vue des différents M. Forget, et non pas uniquement le sien propre. Les soignants, quelle que soit leur capacité à se remettre en cause ne peuvent qu'épouser le fonctionnement institutionnel et veiller à sa pérennité. C'est eux qui ont le pouvoir, pouvoir exorbitant d'enfermer celui qu'ils perçoivent comme pervers, comme manipulateur, comme perturbateur sans qu'il n'existe de vrai contrôle.
Nous avons demandé à dix patients de retracer leur vécu lié à l'isolement. Chacun a accompli un réel effort pour faire resurgir des souvenirs parfois très proches. Un temps de récupération leur a, à tous, été nécessaire. L'infirmier référent de cette démarche a du cadrer, redonner du sens, resituer les trajets accomplis depuis ces séjours.
Aucun n'a dit que le M.C.I. était injustifiée.
Certains ont légitimé leur enfermement par des passages à l'acte, par des hallucinations, du délire, des mouvements d'humeur, des troubles émotionnels, " une tendance à fusionner dans tous les sens. "
Les patients dénoncent les limitations, les conditions matérielles d'isolement. La notion de soin est totalement absente de leur discours. Ils ne le perçoivent tout simplement pas. La Chambre d'Isolement est vécue comme une prison et le soignant comme un geôlier. La Chambre d'Isolement en diminuant les stimuli les conduit à accorder une importance démesurée aux éléments de réalité les plus infimes. C'est ainsi qu'un graffiti anodin sera immédiatement incorporé au délire et deviendra un message cabalistique provenant de l'au-delà. Loin de les contenir, la nécessité où ils se trouvent de mendier une cigarette, une présence exacerbe la violence.
Dans l'après-coup, l'image de certains soignants semble se détacher, apparaître d'une façon plus positive. Il s'agit essentiellement de ceux qui ont pris le temps de les écouter, de ceux qui, sans être laxistes, interprétaient le contrat posé avec bienveillance.
Les patients estiment cependant, paradoxalement, que même si ce séjour a été pénible, il leur a néanmoins permis de retrouver la réalité des choses.
Est-il possible d'évoquer là, la notion d'identification à l'agresseur ? L'agression resterait dirigée sur l'extérieur et ne serait pas encore retournée contre le sujet sous forme d'auto-critique. La M.C.I. viendrait en quelque sorte figer un processus que les sujets n'ont jamais véritablement intégré ?
Quoi qu'il en soit, la possibilité offerte aux patients de faire retour sur leur vécu, de le considérer comme légitime, permet de modifier le rapport aux soins. Certains de ces dix patients ont connu d'autres séquences d'isolement, aucune n'a eu le caractère dramatique des séquences passées.
Cette possibilité de permettre au sujet de retrouver sa vérité, de substituer à un acte nécessaire une parole qui tente de renouer avec le sens semble bien être une manière de permettre au patient d'accepter un isolement momentané.
Conclusion
Cinq grands principes devraient guider toute réflexion sur l'agressivité et la violence à l'hôpital.
1er principe : L'agressivité et la violence sont des comportements normaux, il n'existe pas d'institution sans agressivité, ni violence, ce qui peut être pathologique, et de ce point de vue, c'est une question adressée à l'institution, c'est la fréquence de ces comportements.
2ème principe : Moins il y a de manifestations réelles de violence moins ces manifestations sont tolérées.
3ème principe : De tout ce qu'un soignant peut être conduit à faire à un soigné, la maîtrise de l'agressivité et de la violence est l'intervention la plus complexe à gérer, celle qui implique le plus le soignant et pourtant c'est celle pour laquelle il est le moins formé.
4ème principe : Soin et mise à l'index s'excluent mutuellement, ce n'est qu'en rompant l'isolement, qu'en établissant un dialogue avec un patient considéré comme sujet qu'on peut lui permettre de se soigner.
5ème principe : La Mise en Chambre d'Isolement ne saurait donc être considérée comme une mesure thérapeutique. Elle est la manifestation d'une limite, d'un intolérable, d'un insupportable. Elle est une privation de liberté rendue nécessaire par l'état du patient et par la sécurité de l'environnement humain. Cet isolement ne deviendra thérapeutique que si nous mettons parallèlement en place un dispositif d'accompagnement qui permette au patient et à l'équipe de faire retour sur ce qui s'est passé, sur ce qui a motivé cet isolement, que si nous substituons à un acte imposé par la situation une parole qui permette à chacun d'exprimer sa vérité, son ressenti.
En conclusion, l'isolement suppose un minimum de pré-requis : des réunions centrées sur la clinique au moins hebdomadaires où chaque membre de l'équipe pluridisciplinaire puisse mettre en commun ce qui se vit avec le patient et le groupe de patients dans la séquence de soins ou d'accompagnement dont il a la responsabilité, la possibilité réellement offerte à chacun d'exprimer ses difficultés avec un patient donné et d'être suffisamment écouté, suffisamment entendu pour élaborer autour de ces difficultés, l'utilisation de démarches de soin infirmier à la fois rigoureuses et imaginatives. Cette réflexion qui enveloppe chaque acte soignant donne une assise à l'infirmier qui agit non pas seul mais au nom d'un projet thérapeutique, au nom d'une pratique réellement différente.
Il nous faut donc des lieux tiers, pour échanger entre nous, mais il faut également un temps où le patient pourra nous dire ce qu'il a ressenti de ce que nous lui avons fait et où nous pourrons lui dire ce qu'il nous a fait éprouver.
Connaître et respecter la loi, ne s'autoriser à isoler un patient qu'après avoir clarifié collectivement notre rapport à l'agressivité et à la violence, élaborer un protocole dont nous ne devrons pas être prisonniers, justifier chaque isolement par des références cliniques rigoureuses, faire retour avec le patient sur son vécu et sur le notre, évaluer à chaque confrontation violente ce qui était inévitable ou non, ce qui peut être retenu pour l'avenir, les mesures à prendre, entendre la souffrance du patient, celle des soignants, est-ce suffisant pour éviter tout risque de dérapage ? Non, il y aura toujours des situations qui nous échapperont.
Et c'est tant mieux.
Dominique Friard.
CH Laragne (05)