" Nous d'une autre trempée et d'une singulière extase
Nous de l'Epique et de la Déraison
Nous des fausses années Nous des filles barrées
Nous de l'autre côté de la terre et des phrases
Nous des marges Nous des routes Nous des bordels intelligents
O ma sœur la Violence nous sommes tes enfants. " (1)
Que ces mots de Léo Ferré bordent notre réflexion et nous rappellent que nous sommes les fils de cette violence que nous passons notre temps à décrier.
C'était un jour d'Octobre à Laragne dans les Hautes-Alpes. Nous nous retrouvions à une dizaine d'infirmiers pour travailler l'accompagnement de la violence. Les participants hésitaient à se présenter, à énoncer leurs motivations. Nous étions dans le registre de la demande de recettes, du comment faire pour, du gérer. La violence ce n'était pas nous. Nous en étions les victimes. Forcément les victimes. Et puis, une voix se fit entendre. Celle de Christian.
" Moi, j'aime pas qu'on me casse les pieds. L'autre jour, il y a un abruti qui m'a fait une queue de poisson suivie d'un geste obscène. Je l'ai rattrapé au feu et je l'ai engueulé. Il n'y a pas de raison. "
Non Christian, il n'y a pas de raison d'accepter n'importe quoi. A ce que je sache la révolte est un phénomène violent et les révolutions aussi. Ceux qui ne supportent pas la violence, qui la pleurnichent, qui s'en barbouillent sont des moutons prêts à accepter n'importe quoi.
Et même la chute de tous les murs de Berlin ne sauraient m'inciter à accepter n'importe quoi. C'est au nom de ce point commun que nous nous adressons à vous, que nous nous autorisons à parler de la violence. Nous sommes infirmiers et nous sommes capables d'être violents. Chacun à notre façon. Demandez à notre médecin-chef. Il ne compte pas sur nous pour taire ce qui nous importe. La clinique ne saurait se satisfaire de timides. Il faut prendre des risques et les assumer. Sans cela pas de soin, ni de réflexion sur le soin possible.
La violence, ma violence, notre violence.
Parlons en. Et travaillons là ensemble.
Le mot Violence a été emprunté au latin classique : violentia, caractère emporté, farouche. Il désigne aussi la force brutale employée pour soumettre et par métonymie et d'abord au pluriel un acte brutal. De là, l'emploi sorti d'usage : faire violence à une femme qui est devenu violer. Violence prend ensuite le sens latin de force irrésistible, néfaste ou dangereuse. Faire violence à quelqu'un serait le contraindre en le brutalisant ou en l'opprimant. Nous pourrions facilement trouver un consensus autour de cette définition du mot " violence ".
Et pourtant ...
En définissant la violence de cette façon nous adoptons sans réflexion le point de vue des institutions. Les institutions, c'est bien connu ne sont jamais violentes, ce sont les individus qui le sont.
Si nous suivons Bergeret, nous ferons un petit saut de côté et remarquerons que " l'étymologie nous oriente cependant vers un sens initial assez précis et assez fondamental. " Violence " découle en effet de la lignée des radicaux indo-européens, grecs et latins qui correspondent à l'idée de " vie ", de vital, de naturel chez tout être vivant. La violence apparaît donc comme liée à la notion même de vie. La violence en quelque sorte, c'est la vie. "(2)
Le saut de côté n'est pas mince. Ainsi, les médias, les bourgeois, les institutions, les enseignants, les flics, les infirmiers ne se plaindraient que des manifestations de vie de ceux qui dépendent d'eux.
Farfelu ? Voire.
Brecht ne dit-il pas la même chose ?
" On dit d'un fleuve qu'il est violent parce qu'il emporte tout sur son passage, mais nul ne taxe de violence les rives qui l'enserrent. "
Et si pour une fois, nous nous intéressions aux rives !
En tout cas, le parler vrai de Christian libéra le groupe et nous vîmes arriver des fantômes et toutes ces blessures jamais refermées parce que jamais élaborées. Christine nous présenta l'équipe soignante de ses débuts d'infirmière. Elle nous raconta la violence quotidienne des matons qui gardaient les patients. Elle évoqua ses tentatives pour que les patients soient simplement respectés et comment elle finit par être renvoyée. D'autres racontèrent leurs peurs, les patients perturbateurs de service qui terrorisaient les infirmières dans l'indifférence générale, les coups, les accidents de travail où l'on est seul chez soi, à ruminer ses erreurs, sa culpabilité, la sensation d'être abandonné par des chefs de service qui ne voulaient surtout rien en savoir, les infirmiers, c'est payé pour prendre des coups. Quand un infirmier est agressé, c'est du contre-transfert, quand c'est un psychiatre, c'est un passage à l'acte. Tout un monde de violence, de rancœurs, de traumatismes jamais digérés apparut et envahit toute la pièce. Il nous fallut travailler, chasser les fantômes, recoudre les plaies, cicatriser les blessures. Et pour cela, il fallait écrire, raconter, décrire le contexte, exprimer son ressenti, faire des hypothèses et faire en sorte que chaque incident rapporté enrichisse notre compréhension de la violence. La nôtre et celle des patients. Le premier à relever ce défi fut Christian. Nous allons donc partir d'une histoire qui remontait à six ans lorsque Christian en fit le récit. Elle est toujours là. Comme une vieille blessure qui se réveille parfois quand le temps change.
Et d'abord les questions :
Que s'est il passé ce jour là pour que les choses m'échappent de cette façon ? Quand je repense à cette journée et que je relis mes notes des tas de choses me reviennent, des petits faits en apparence anodins, des mimiques, des sourires, des regards, des attitudes, des petits riens, des choses de tous les jours sur lesquelles on passe. C'est ce qui m'interroge et m'amène à poser sur le papier ces quelques mots destinés à tenter de comprendre. Je ne suis pas un donneur de leçon, je ne cherche pas à donner des recettes. L'expérience, les années passés auprès des patients font que j'ai agi ou réagi de cette façon à ce moment-là, à l'instant " T ". Est-ce que j'ai bien agi ? Est-ce que j'ai bien fait ? J'ai toujours cette question et au fond c'est celle que l'on se pose à chaque fois que nous devons contenir une certaine violence.
L'Aujour, la menuiserie, le travail du bois
Dans les unités d'entrée, la violence est un phénomène de plus en plus souvent considéré comme banal. Sans réflexion clinique, on finit par la considérer comme un mal inévitable. On se résigne et on essaie de s'en protéger quitte à ne plus manifester de cadre. Notre histoire ne se déroule pas dans un Centre Hospitalier. Elle a pour contexte un atelier thérapeutique. Elle est le seul passage à l'acte jamais arrivé en quinze ans d'existence. Elle n'en est que plus atypique et plus enseignante
. Posons donc le décor.
" L'Aujour " est un atelier thérapeutique situé à Gap, à une quarantaine de kilomètres du Centre Hospitalier de Laragne. On y fait de la menuiserie, de la reliure, de la peinture. Une ancienne ferme l'abrite pour quelques mois encore. Nous devons déménager car son propriétaire récupère les locaux. Infirmier de secteur psychiatrique, j'ai acquis par des stages des compétences en menuiserie et ébénisterie, je co-anime avec un collègue infirmier la partie " bois " de l'atelier. Au rez-de-chaussée, une infirmière est responsable de la reliure. Nous accueillons dans ce cadre une dizaine de patients, cinq jours par semaine. Ils sont invités à se servir de nombreuses machines : dégau-rabot, toupie-scie, défonceuse, scie à ruban, mortaiseuse, etc. La menuiserie à L'Aujour, ce n'est pas du semblant. Nous leur proposons de réaliser des travaux qui peuvent être dangereux, ils risquent d'y perdre les doigts. Nous devons donc être très proches d'eux. C'est un véritable accompagnement autour des machines, du façonnage, des manipulations que nous faisons. Tout objet ou meuble est fabriquable à l'atelier, mais il faut qu'il soit investi par un patient susceptible d'avoir la compétence pour mener cette tâche à bien. Toute personne membre de l'AEPSHA (Association d'Entraide Psychosociale des Hautes-Alpes) peut passer une commande : escalier, table, meubles, crédences, bibliothèques, baby foot, boîtes à miel et autres menus objets. Dès la commande, on réalise une étude de faisabilité, on fait un devis qui est accepté ou non. Ensuite, nous allons acheter le bois. Une équipe se constitue qui élabore le plan et met l'objet en fabrication. Si un patient est réhospitalisé avant que la tâche soit réalisée, l'objet attend son retour. Nos délais peuvent donc être longs et les commanditaires que nous nommons partenaires en sont prévenus. Les patients participent à toutes ces étapes. Notre but principal est que les patients participent au travail de l'objet, de l'élaboration mentale jusqu'à la finition, qu'ils se sentent responsables de ce qu'ils font de A à Z. Toutes les étapes de la fabrication peuvent être photographiées. Chacun a ainsi une trace des différents moments de la réalisation de l'objet. Photographies sur lesquelles la plupart des patients souhaitent figurer. L'idée est qu'ils se reconstruisent, eux, en même temps qu'ils façonnent l'objet. Le bois, l'activité ne sont que des supports à la relation. Les patients sont adressés à L'Aujour par leur psychiatre référent, après élaboration d'un projet, qu'ils soient hospitalisés ou non. Le mercredi, l'atelier thérapeutique est ainsi ouvert aux patients hospitalisés. Deux infirmiers qui exercent dans les unités d'accueil se relaient pour les accompagner. On peut donc être hospitalisé dans la semaine et y travailler le mercredi. Le but est bien sûr d'éviter une certaine chronicité, de maintenir le lien social chez un maximum de patients. Dans les unités d'accueil, ces patients apportent une bouffée d'air frais. Ils sont à leur retour un peu du monde du travail qui percute la maladie .
La violence dans un tel lieu, au milieu de toutes ces petites attentions, apparaît impensable. Ne viennent que ceux qui le désirent. Il n'y a de contraintes que celles librement consenties.
Maryse
Maryse est une femme d'une quarantaine d'années qui vit seule en ville. Elle est issue d'une famille de onze frères et sœurs. Ses parents sont décédés il y a une dizaine d'années. Elle n'a pratiquement pas fréquenté l'école. Elle lit les Contes pour enfants parce qu'ils sont écrits gros. Elle collectionne les cartes Pokemon. Son dossier évoque un léger retard mental et la décrit comme une personnalité dépendante marquée par la crainte d'être abandonnée. Je la vois souvent la bouche pleine avec un sac à dos rempli de victuailles. Il faut qu'elle se remplisse, d'une façon ou d'une autre. Ainsi par exemple, pour tenter de gérer ses angoisses, elle collectionne des pièces jaunes dans des bocaux en verre, et les fait passer constamment d'un bocal à l'autre. Le son, le toucher, le plein, le vide, l'argent. Le rituel semble apaisant. Elle est hospitalisée, autour de l'adolescence pour troubles caractériels. Elle fréquente le foyer de post-cure puis sort en appartement thérapeutique à Gap, car son psychiatre est convaincu, contre vents et marées de ses possibilités d'y trouver une place. Il a bien du mérite car Maryse ne supporte pas d'être mise en présence d'autres femmes. Elle les vit comme des rivales qui cherchent à capter l'attention et l'affection des soignants. Elle ne supporte que des relations exclusives. Les affrontements verbaux sont fréquents. Les équipes croient peu à ses possibilités d'insertion. Elle participe alors aux activités proposées au CATTP et à sa demande intègre L'Aujour, à la menuiserie. Elle est d'ailleurs la première femme à avoir participé à cet atelier. Elle a certes une apparence physique un peu masculine mais sait se maquiller, aller chez le coiffeur, se pomponner. Lorsqu'elle vient à l'atelier, avant d'enfiler son bleu de travail, elle arrive fréquemment avec des paillettes, du fard, et du rouge à lèvres. Le projet était de l'aider à sortir de chez elle, à respecter des consignes, à nouer des relations les moins conflictuelles possibles avec les autres et d'apprendre à connaître les divers bois employés pour éventuellement intégrer un CAT. La fabrication des boîtes à miel Maryse commence par venir un lundi par semaine. Il a fallu d'abord lui trouver une place. Les autres patients qui connaissaient ses troubles du caractère fuyaient ses jours de présence. Et puis, c'était une femme dans un monde d'hommes. Elle débute par des exercices de rabotage, de dégauchissage. Dégauchir, c'est rendre plane et régulière une planche brute. Elle n'est pas très compétente au début. Elle ne supporte pas de travailler seule. Nous devons l'accompagner, la guider, lui donner la main. Quand elle se sent en difficulté, chaque matin, elle vient se coller contre nous et demande un câlin. Au fur et à mesure, elle acquiert une certaine compétence en même temps que se renforce le lien avec les soignants et progressivement certains patients avec lesquels elle aura même des relations affectives.
C'est à ce moment que Mme Lavande nous demande si nous pouvons lui fabriquer un centaine de boîtes à miel destinées à être vendues sur les marchés de la région. Nous pensons que Maryse est apte à accomplir cette tâche. Nous en parlons avec elle. Elle est d'accord. Elle a appris à scier le bois pour en faire des planchettes régulières, elle sait les couper à la dimension prédéfinie et les assembler avec des petites pointes. Comme elle ne sait pas mesurer, nous lui avons fabriqué un gabarit, c'est-à-dire une sorte de butée qui lui permet de scier à la bonne dimension. Le résultat de toutes ces opérations, ce sont ces boites dans lesquelles on met les petits pots de miel.
A partir de ce jour, Maryse arrive tous les lundis, pile à l'heure, choisit un poste de travail. Elle préfère travailler assise pour assembler ses boîtes. Donc, on lui a donné un tabouret, son tabouret. Elle prend un plaisir manifeste à ce travail. Elle ne se dispute plus avec personne. Elle est absorbée par sa tâche. Chaque fois qu'une boîte est terminée, elle nous appelle pour nous la montrer. Nous devons la féliciter. Elle en fait une dizaine par jours. Il y a huit clous à enfoncer par boîte. Quand elle a fini, elle les range d'une façon très appliquée pour qu'elles ne soient pas abîmées et mélangées aux objets réalisés par d'autres. Ce sont ses boîtes, c'est elle qui les a sciées, clouées et assemblées. La tâche est relativement répétitive, mais nous avons le CAT en point de mire.
Mais tout a une fin, et au bout de dix lundis, les cent boites sont achevées.
Mme Lavande vient chercher sa commande
Nous contactons donc Mme Lavande pour convenir d'une date de réception. Un jour où évidemment Maryse sera présente à l'atelier. Ce lundi là, de bon matin, notre commanditaire partenaire nous salue et demande à voir ses boîtes déjà soigneusement emballées dans trois cartons. Que se passe-t-il alors dans la tête de Maryse ? En tout cas, elle déchire l'emballage, plutôt que de l'ouvrir au cutter et lui montre les boîtes sans les sortir du carton :
" C'est moi qui les ai toutes faites. Et si elles sont pas bien faites, vous n'avez qu'à les laisser. De toute façon, vu le prix que vous les payez ... " Le ton est vif, menaçant. Mme Lavande fait trois pas en arrière. Maryse brandit le carton. Je me mets entre elles deux pour protéger la cliente. J'essaie de calmer Maryse qui parle, parle, parle et brandit toujours le carton. Mme Lavande se tait. De toute façon, elle n'a pas d'espace pour répondre. Maryse s'excite toute seule. Le ton monte. Elle jette le carton dans notre direction. Les boîtes s'éparpillent par terre. Maryse donne un coup de pied pour les disperser encore davantage. Je vais vers Maryse pour essayer de l'écarter. Elle renverse l'établi et propulse les outils qui sont dessus, vers moi. Les ciseaux à bois volent. J'en évite un de justesse. Elle attrape un panneau accroché au mur, l'arrache, se dirige vers le fond de l'atelier, s'en prend au tour à bois qu'elle tente de déraciner mais il résiste. Elle s'empare de tréteaux, les balance. Elle continue son parcours en projetant tout ce qui passe à sa portée. Elle s'attaque aux objets toute à sa colère mais s'éloigne de Mme Lavande qu'elle ne semble pas avoir cherché à frapper. Je la suis pour tenter de la contenir et éviter qu'elle ne tombe dans les escaliers très raides. Elle arrive à la reliure où elle claque les portes. Je rassure rapidement la cliente et je redescends à la reliure. Je demande à ma collègue de monter à la menuiserie pendant que je tente de calmer Maryse. Les autres patients arrivent. Il faut les rassurer. C'est la première fois qu'une telle chose arrive à l'atelier.
Je rentre à la reliure et découvre Maryse recroquevillée sous une table dans un angle obscur du local. Elle trépigne, donne des coups de pieds partout et me hurle de ne pas approcher, de ne pas la frapper. Je m'approche tout de même. Mais avec précaution. Je ne la reconnais plus. On dirait un animal traqué qui attend d'être abattu. Je m'agrippe à ses jambes pour contenir ses coups. Je ne pouvais pas ne pas intervenir. L'atelier reliure est tout aussi dangereux que la menuiserie : massicots, ciseaux, cutters. De nombreux objets coupants auraient pu la tenter si elle avait voulu retourner sa violence contre elle. Et puis, je suis là pour ça. Je ne peux pas la laisser comme ça. Je me retrouve sous la table pour tenter de la maîtriser. Je n'avais qu'un truc à l'esprit : lui faire cesser ses mouvements pour l'apaiser. L'entourer pour la calmer. J'essayais de lui tenir les bras. Elle gesticulait beaucoup. Bref, cela a été un corps à corps où chacun tenait l'autre. Elle me tenait le bras, je lui tenais une jambe. Nous étions toujours sous la table. Il ne semblait y avoir qu'un seul corps. Cela m'a semblé duré un temps infini. Elle avait du mal à respirer. Elle haletait. Elle bavait. Sa pression, son excitation sont progressivement tombées. Elle a cessé de m'agresser. On a repris notre souffle. Je l'ai pris par la main et l'ai emmené à la salle de repos. Elle s'est mise à pleurer. Des sanglots saccadés. Elle se cachait le visage dans les mains. Je l'ai installée sur le canapé, je l'ai fait boire, un verre de sirop car je sais qu'elle aime bien ça. Je ne pouvais pas parler. C'était trop. Je ne me souviens pas lui avoir parlé tout au long de ce déchaînement. J'ai demandé à ma collègue d'appeler son éducateur référent au CMP. Je suis restée avec Maryse. Je ne pouvais pas ... toujours pas lui parler. J'ai pu enfin lui dire que son éducateur allait nous rejoindre pour parler de tout ça si elle le souhaitait.
Arrivé, Dominique, l'éducateur, lui a parlé seul. J'ai laissé mon collègue avec Maryse. Je suis allé me rafraîchir le visage. J'avais des griffures de partout. Nous avons rassuré les patients présents à la menuiserie et à la reliure. Je suis retourné essayer de discuter avec Maryse et Dominique. C'est à partir de ce moment qu'elle a commencé à formuler des regrets. Elle m'a demandé de l'excuser. " Vous ne voudrez plus de moi à l'atelier ! " Elle ne parlait plus ni des boîtes, ni de la cliente. Elle se souciait de moi, du mal qu'elle m'avait fait. Elle craignait d'être punie et renvoyée de L'Aujour. Au cours de la discussion à trois, elle a énoncé que c'était une partie d'elle que l'on prenait. " Je ne supporte pas. C'est ça qui m'a fait mal. " C'était comme si quelque chose s'arrachait de son corps, comme une partie d'elle qui partait. Elle parla en fait peu. Elle était exténuée.
Ce jour là, elle n'en dit pas beaucoup plus. Dominique la raccompagna chez elle.
Nous avons décidé d'en parler en réunion clinique du jeudi matin. C'était, il y a six ans. Je ne me souviens plus que nous en ayons parlé. Je n'ai pas retrouvé de traces de cette discussion. Moi-même, lorsque j'ai relaté tout cela dans le dossier de soin, j'ai écrit : " Réfugiée à l'atelier reliure, Maryse pleure et paraît avoir peur d'être battue. Nous parvenons à la raisonner et la calmer ma collègue et moi. " Etonnant oubli. Tout se passe comme si j'avais voulu annuler ce qui s'est passé. C'est probablement pour cela que nous n'en avons pas davantage parlé en réunion clinique. J'ai tellement minimisé l'incident quand je l'ai relaté qu'il n'était pas la peine d'en parler.
Le sentiment bref de ceux qui vont mourir
" J'ai le sentiment bref de ceux qui vont mourir
Et je ne meurs jamais à moins que à moins que
Je sais des assassins qui n'ont pas de victimes " (1)
La violence, ma violence, notre violence. Il faudrait pouvoir la raconter autrement que comme un mauvais roman policier. Des phrases courtes. Sans respirer. Un rythme haletant. Comment pourrait-on rendre avec des mots l'enchaînement des actes ? Comment retrouver les pauvres paroles qu'on a dû dire qui n'ont su arrêter le déclenchement de la séquence violente ? Comment raconter la peur ? Comment transmettre ce que l'on a ressenti ? Les coups, le corps qui s'anesthésie à chaud ? Comment dire que l'on se sentait prêt à répondre dans le même registre ? Nous sommes soignants. Comment supporter d'être agressés, frappés, violentés sans réagir violemment ? Rester maître de soi. C'est un terrible effort. Oui. Introjecter la violence reçue. La prendre, la recevoir, l'accepter tout en analysant la situation. Réagir à la vitesse de la pensée. Et pourtant, que c'est long. Ca n'en finit pas. Comment dire que même convaincu d'avoir fait les bons choix, on se sent coupable des quelques dixièmes de secondes où l'on aurait pu répondre de la même façon. Après coup, permettre à l'autre de parler, de déplier alors que soi on ne pourra trouver d'espace où élaborer sa colère d'avoir été pris dans un tel piège, d'avoir dû gérer de l'ingérable. La violence, ça ne se gère pas, ça se supporte. Mal. Et ça reste là, si aucun lieu ne permet d'en faire retour. Mais il y a un décalage fondamental entre celui qui a vécu la situation et ceux qui en écoutent le récit. Il y a une part de réel que jamais les mots ne pourront porter. La violence, c'est du réel qui vient percuter l'institution.
Face à la violence qui attaque les liens, mais qui naît de ces liens même, nous ne pouvons que tenter encore et toujours de faire des liens avec notre pensée, même si une part nous en échappera toujours.
Nous savions bien, connaissant Maryse, que la réception des boîtes de miel serait difficile. C'est d'ailleurs pour cette raison que nous voulions qu'elle soit présente, que la perte ne se passe pas alors qu'elle était absente. Nous avions longuement parlé du devenir de l'objet, elle en avait un exemplaire devant les yeux tout au long de ses mois de travail. Elle aurait pu ouvrir un des pots de miel et en manger. Elle ne s'y est pas autorisée. Mais le pouvait-elle ? Ces pots de miel modèles étaient-ils consommables par elle ? Pouvait-elle les ingérer ? Qu'attendait-elle de Mme Lavande ? Un contre-don ? " Vu le prix que vous les payez ". Un pot de miel ? Quel prix avaient les boites à miel pour Maryse ? Quel était le statut de cet objet que nous avions proposé à son investissement ? Que s'est il passé pour Maryse ? Pouvait-elle laisser partir sereinement ces cent boîtes ? Etait-ce cette vérification de Mme Lavande qui l'a persécutée ? Comme si elle n'était pas digne de confiance ? Comme si là se répétait une scène plus ancienne. Il y avait là comme un deuil à faire que nous n'avons pu accompagner. Aurions-nous pu proposer un autre objet à réaliser ? Que devait perdre Maryse ? L'objet ou tout cet accompagnement soignant autour de l'objet à réaliser ? A quelle place nous mettait-elle ? C'est aujourd'hui, ici et maintenant, que nous posons ces questions que nous n'aurions pu formuler à l'époque.
Que s'est il passé entre Maryse et Christian sous la table ? Acte de violence et/ou acte d'amour ? Transfert ?
" C'était comme si quelque chose s'arrachait de mon corps, comme une partie de moi qui partait. " La bagarre, le corps à corps pour contenir cette colère qui la déchirait ? Pour sentir une limite ? Une frontière ? Quel deuil, Christian, en acceptant la confrontation lui a-t-il permis de travailler ? Etait-ce parce qu'il existait une relation de type transférentiel avec lui que Maryse a pu s'autoriser à exprimer sa colère ? Etait-ce parce qu'elle savait qu'elle serait contenue qu'elle a pu se laisser aller ?
Nous n'arriverons pas à faire le tour de toutes les questions que pose l'histoire de Maryse. Nous ne sommes pas dans le bon lieu.
Retour à Maryse
Le lundi suivant, Maryse demanda à revenir sur ce qui s'était passé. Elle avait téléphoné régulièrement pour vérifier qu'elle aurait bien sa place à L'Aujour, que nous serions bien là pour l'accueillir, qu'elle ne nous avait pas détruit, que nous avions survécu à sa violence. Nous la recevons, mon collègue et moi, dans la partie bureau autour d'un café après avoir distribué le travail aux autres patients et énoncé que nous nous voyons avec Maryse pour reprendre ce qui s'était passé.
Maryse commence par s'excuser, s'inquiète des boîtes de miel, vérifie qu'elle n'en a pas cassé. Qu'avait pensé Mme Lavande ? Nous la rassurons. La commande a bien été livrée. Mme Lavande a appelé dans la semaine pour prendre de ses nouvelles. Elle propose de venir la rencontrer à l'atelier pour discuter avec elle de tout cela.
Entendre ces informations l'a rassurée. Elle n'avait blessé personne. Le cadre tenait.
Maryse évoque alors sa petite enfance, ses onze frères et sœurs, sa pauvre petite maman qui subissait la violence de son père alcoolique. Elle nous explique qu'elle s'interposait à chaque fois entre son père et sa mère. Elle lui avait même dit que s'il touchait encore une fois à sa mère, elle le tuerait. Elle, qui n'avait jamais parlé de son père, nous fit le portait d'un tyran familial qu'elle rendait responsable de toutes les errances familiales : la maladie de sa mère, la séparation de la famille, sa propre maladie. Toute une haine du père trouva ainsi à s'exprimer et nous permit de comprendre beaucoup de choses du parcours de Maryse. De l'entendre se libérer ainsi était douloureux mais j'avais la sensation qu'elle mûrissait, qu'elle passait d'une certaine façon au stade adulte. D'être deux soignants présents était réconfortant.
Après cette élaboration, Maryse annonça son intention de remettre son bleu et de repartir au travail.
Quelques jours plus tard, Mme Lavande l'invitait à l'accompagner sur le marché de Gap, un samedi matin, pour visualiser la destination de ses fameuses boîtes, avec les petits rubans, les étiquettes.
" Je suis allé voir mes boîtes ! "
Chaque acheteur a dû être informé que c'était elle, Maryse, qui avait fabriquer les boîtes.
Maryse n'a plus jamais refait de crise clastique de ce type. Elle a continué à progresser, s'est créée un réseau de relations. Elle garde le chien d'une voisine, s'occupe d'une vieille dame malade, entretient des conflits de voisinage suffisamment chauds pour dire qu'elle existe et qu'elle a de temps en temps besoin de nous. Elle a une vie affective et sexuelle suffisamment remplie pour avoir de temps en temps des chagrins d'amour et se faire consoler à L'Aujour. Elle n'y vient presque plus et appelle le lundi pour nous dire qu'elle ne vient pas pour mille raisons. Elle vérifie qu'elle est toujours inscrite sur le planning.
Sans cette violence acceptée vaille que vaille, contenue tant bien que mal, mais travaillé collectivement au sein d'une relation avec des soignants suffisamment contenants et suffisamment contenus, Maryse aurait-elle connu un tel parcours ? Nous pensons que non.
Conclusion
" Nous d'une autre trempée et d'une singulière extase
Nous de l'Epique et de la Déraison
Nous des fausses années Nous des filles barrées
Nous de l'autre côté de la terre et des phrases
Nous des marges Nous des routes Nous des bordels intelligents
O ma sœur la Violence nous sommes tes enfants. " (1)
La violence c'est la vie. Vouloir l'éradiquer c'est tenter de tuer ce qu'il y a de plus vivant en chacun de nous. C'est parce la violence fait partie de la vie " qu'elle est ambiguë, qu'elle peut être le meilleur comme le pire. Il revient à chaque société, à chaque institution, de trouver des moyens, non pas pour empêcher la violence de s'exprimer, mais pour lui donner au contraire les moyens de se manifester de manière structurante, c'est-à-dire de façon telle qu'elle intègre dans la société ceux qui en sont les acteurs plutôt que de les exclure. "(3)
Une des questions urgentes, poursuit Jean-Michel Longneaux devrait être la suivante :
" Qu'avons-nous à offrir comme moyen d'expression de la violence qui fasse rites de passage ? A refuser de penser et de répondre à ces questions, c'est la violence destructrice que l'on favorise. " (3)
(1) Léo FERRE, La violence et l'ennui.
(2) BERGERET (J), La violence et la vie. La face cachée de l'Oedipe, Paris, Payot, 1994.
(3) LONGNEAUX (J.M), Prendre soin et violence, in Soins psychiatrie, n° 210, septembre/octobre 2000, pp. 21-25.
Dominique Friard, ISP, Unité Provence, CH Laragne (05)