Le 18 décembre 2004, à Pau, dans une unité de gérontopsychiatrie, l’équipe du matin découvrait, lors de la relève, les corps sans vie et mutilés de Chantal Klimaszewski et Lucette Gariod, infirmière et aide-soignante dans un Centre Hospitalier que rien ne semblait prédisposer à un tel drame. Si quelques années plus tôt Geneviève à St Etienne, et Mohamed à Lyon, tous deux infirmiers, avaient été enterrés dans l’indifférence quasi-générale, ces deux morts ont suscité dans la population une émotion considérable et un déferlement médiatique sans précédent.
La société du
spectacle
Il faudrait s’arrêter là, considérer cette information avec la sécheresse d’une dépêche AFP. Il faudrait, surtout, n’y pas mettre d’émotionnel. Il faudrait considérer cela comme un spectacle. Le spectacle moderne, disait Debord est « le règne autocratique de l’économie marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irresponsable, et l’ensemble des nouvelles techniques de gouvernement qui accompagnent ce règne. »[1] Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. « Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. » Telle est la thèse centrale de Debord. Lorsque nous devons aborder la question des rapports de la psychiatrie et de la politique, il ne faudrait jamais perdre cette thèse de vue. Le pouvoir du spectacle poursuit Debord, s’indigne assez souvent de voir se constituer « sous son règne, une politique-spectacle, une justice-spectacle, une médecine-spectacle ou tant d’aussi surprenants « excès médiatiques ». Ainsi le spectacle ne serait rien d’autre que l’excès du médiatique, dont la nature indiscutablement bonne puisqu’il sert à communiquer, est parfois portée aux excès. »[2] Loin d’être des bavures, ces excès médiatiques font partie du spectacle, sont à son service. Nous ne pouvons hélas plus penser la politique, qu’à partir de ce qu’en montrent les médias. L’affligeante pauvreté des ouvrages de théorie politique modernes montre bien que la politique n’est plus à lire ou à penser mais à voir. Il suffit de relire les auteurs du 19ème siècle pour mesurer la différence. La politique est un spectacle et le spectacle est politique.
Il faudrait ne s’intéresser qu’à la mise en images de la mort de Chantal et de Lucette, de la traque du forcené, des prélèvements d’ADN généralisés, du discours tenu sur la folie forcément meurtrière par les médias, par les psychiatres experts qui se gardent bien de mettre en musique dans leur service ce qu’ils déclarent doctement à la télévision. On chercherait vainement le soin. Le quotidien est évacué derrière un fait divers promu paradigme de la dangerosité psychotique. Il faudrait rester à distance.
Un trou dans moi
Mais comment pourrions-nous ?
Nous, soignants de psychiatrie, avons tous été bouleversés par ces meurtres comme nous le sommes chaque fois que des collègues sont tués … Oui. Au moment où j’écris, elles sont mortes depuis trois mois, mais j’ai toujours le même goût amer dans la bouche. Quelque chose ne passe pas, quelque chose qui m’atteint dans ma chair. Et je sais pour avoir lu, sur le forum du site serpsy, plus de quatre cent messages de soutien, de solidarité, de révolte et de peine partagée que je ne suis pas seul à ressentir ces morts comme une plaie ouverte. Tous ont été touchés. Soignants évidemment, mais aussi patients, familles de patients. Une plaie ouverte. Je crois que c’est quelque chose comme ça, nous nous sommes sentis atteints dans notre chair, un peu comme si, en assassinant Chantal et Lucette, le meurtrier nous avait tué avec elles. Quelque chose de moi, de nous est mort. Je ne sais pas ce que c’est. Je sens le vide, là. Exactement là. Un vide et un trop plein qui alimente des cauchemars peuplés d’assassins qui errent dans les limbes. Et j’ai la sensation que ça va rester, qu’il y a un trou dans moi, dans nous qui ne se cicatrisera pas. Un trou qui va rester. Jean Pascal est un grand gaillard d’infirmier qui frise le mètre quatre-vingt-dix, n’empêche que depuis Pau, chaque nuit, vers trois heures du matin, lorsqu’il s’allonge pour se reposer, il ferme la porte du bureau à clé. « Je ne tiens pas à me faire égorger dans mon sommeil, répond-il à sa collègue qui s’en étonne. »
Je sais en écrivant ces mots, je sais avec ma raison de
clinicien, je sais parce qu’il m’arrive de fréquenter
Le spectacle, ça
tue !
Bénito, un jeune patient schizophrène qui participait au groupe Revue de Presse qui suivit le déclenchement spectaculaire de l’affaire de Pau, nous dit : « Si je devais rechuter, si je devais agresser mes parents ou vous autres les infirmières, tiens je préférerais me tuer. » J’ai encore en mémoire l’histoire de Benjamin, ce jeune homme psychotique qui s’est fait sauter à la grenade plutôt que de blesser ses parents. J’ai encore aux oreilles les regrets de ses parents soulagés. Le groupe fait corps autour de Bénito, autour des deux infirmières qui animent le groupe. Jean-Pierre reparle de sa première décompensation. Il était allé au commissariat de police en disant : « J’ai tué quelqu’un, j’ai tué quelqu’un, arrêtez-moi. » Il était convaincu d’avoir tué une rencontre de passage. Aïcha hurle. Elle hurle qu’elle ne se fera plus hospitaliser, que les soignants ne sont pas fichus de garantir sa sécurité. Elle préfère rester chez elle et attendre que ça se passe. Quelques jours plus tard, Pascaline, demandera à être hospitalisée parce qu’elle craint d’aller en prison. Elle sent qu’elle va tuer son parrain dont elle ne connaît pas l’adresse mais sait-on jamais. Il faut la protéger d’elle-même. Patrick, un patient schizophrène et épileptique qui a tué un homme, il y a quelques quinze ans, et a effectué ses dix ans de prison réglementaires, me demande à être hospitalisé. Il préfère être protégé de lui-même, on ne sait jamais. Il ne faudrait pas que j’oublie de parler d’Arnaud, le gentil troubadour, qui un jour, en pleine ville, m’a pris à partie pour me dire qu’il fallait que je dise dans les congrès combien les gens qui entendent des voix souffraient, qu’ils devaient lutter à chaque instant contre ces voix et les terribles messages qu’elles leur envoient. Chaque jour je sauve des vies, me disait-il. Simplement en tenant à distance ces horreurs, ces appels au meurtre. Après Pau, Arnaud, le gentil troubadour, Arnaud le héros du quotidien que tous ignorent a pris un cutter et a tenté de se trancher la gorge. Il s’en est fallu d’un rien qu’il ne passe à l’acte. Oui, le spectacle tue, oui le spectacle rend malade.
La vraie
violence
La violence dont la société du spectacle nous rebat les oreilles à
longueur d’antennes est une violence des individus sur les individus et l’on
oublie que la première et la plus fréquente manifestation de violence est la
violence économique, celle qui détruit d’un trait de plume des dizaines de
milliers d’emplois, celle qui précarise directement ou indirectement près de
dix millions de personnes en France. C’est ça la dite France d’en bas :
des individus périmés ou susceptibles de le devenir, à retraiter, dont la force
de travail n’est plus reconnue, des gens devenus sans attaches parce la vie
sociale est organisée de telle sorte que c’est le travail qui socialise. Depuis
la chute du mur de Berlin, le marxisme serait dépassé. Que les remèdes imposés
par les Dr Lénine et Staline aient été parfois pire que le mal n’invalide pas
le diagnostic posé par Marx. La violence économique détruit le tissu social,
elle entraîne la désertification des campagnes, fait fermer les écoles, les
hôpitaux de proximité. C’est une lèpre qui ronge tout ce qui fait lien social.
Au temps où le communisme recueillait 20 % des suffrages, le chômage se
comprenait comme une épreuve collective qui touchait une classe ouvrière en
lutte contre le patronat. Aujourd’hui, la perte d’emploi est un événement
individuel qui concerne une personne devenue inadaptée aux contraintes de la
mondialisation et qui doit y faire face, seule, avec les subsides
“ généreusement ” accordés par l’état. Pourquoi ces individus à
l’estime de soi gangrenée par le sentiment de n’être que des pions
interchangeables respecteraient-ils des soignants ? Quelle valeur peuvent
avoir ces infirmières, elles-mêmes interchangeables ? Quel mérite
ont-elles à s’occuper, à écouter de la déchéance individuelle et sociale ?
Quelle est la part d’identification à l’agresseur dans l’attitude de ces
patients vis-à-vis des soignants ?
En clair, on les considère comme des sous-merdes, pourquoi nous
considéreraient-ils autrement ?
La violence telle que l’on s’en repaît dans les médias, telle que
nous la ressentons dans les services de soins apparaît comme un arbre qui cache
la forêt. Si nous avons à nous positionner en tant que citoyen face aux aspects
économiques de la violence, nous avons également à penser le phénomène à partir
des catégories du soin. Le soin, quel soin ?
Mais revenons un instant à Chantal et à Lucette.
Elles sont mortes depuis quelques mois et il est un trou au fond de moi, de nous. Comme un vide, quelque chose qui absorbe tout. Quelque chose en moi qui se refuse à entendre tout le discours politique, syndicaliste et médiatique. Une douleur qui me fait chercher au fond de moi, une douleur qui amène à se replier sur soi, en soi, une douleur qui amène à chercher au fond de soi ce que l’on ne peut trouver dehors. Deux femmes soignantes sont mortes nous voulons leur rendre hommage. Je ne suis pas infirmière de secteur psychiatrique. Ma formation initiale est une formation généraliste, axée sur de nombreux savoirs faire à maîtriser, savoir faire relevant d’un décret de compétence statuant sur le rôle propre de l’infirmière, c’est à dire tout ce qui relève de son initiative, et le rôle sur prescription soumis à l’écrit du médecin. Les savoirs transmis lors de ma formation initiale sont des savoirs médicaux permettant de comprendre et d’appliquer d’une manière plus éclairée les prescriptions et les surveillances des traitements des patients. C’est à dire qu’en trois ans de formation, j’ai appris essentiellement à appliquer des traitements, à connaître les pathologies du corps et de la psyché. La formation actuelle, centrée sur l’apprentissage de l’acte technique amène à nier et à faire disparaître le registre émotionnel. Dans sa thèse de médecine « La mise à distance du corps, réflexion sur l’enseignement infirmier », Anne Marie Prévost évoque la nécessaire disparition des phénomènes émotifs perturbateurs qui pourraient gêner, et même interdire le soin technique. Le comportement technique implique donc nous dit-elle, l’oubli provisoire de la relation à l’autre, dans la mesure où celle-ci se fonde sur l’existence d’un « nous », véritable unité du rapport, qui précède et permet la découverte que chacun fait de soi. L’attitude technique implique la confrontation de deux sujets dont l’un est actif et l’autre passif, et qui sont séparés par l’acte produit, car l’acte est l’intérêt momentané du rapport.
L’acte donc. Au commencement était l’acte technique. La nouvelle infirmière est peut-être une infirmière machine dont « la pensée mécaniste, nous dit Marie Françoise Collière, est limitée à l’accomplissement de tâches. »
Le comportement technique implique aussi, continue AM Prévost une perception objective des corps en présence. L’opérateur évacue son émotion en adoptant une attitude instrumentale vis à vis de son propre corps et en percevant le corps du malade comme une machine vivante. L’objectivité et le savoir faire ont été les maîtres mots de ma formation initiale, autrement dit, le taire et le faire. J’ai choisi de travailler en unité de soin psychiatrique parce qu’il me semblait que cette discipline était un domaine à part, préservé d’une pensée mécaniste, un domaine où le discours du sujet malade est notre matériau commun de réflexion pour penser, élaborer, questionner ensemble les mots et les maux du sujets.
« La vérité, écrit Robert Musil dans L’homme sans qualités, n’est pas un cristal de roche que l’on peut glisser dans sa poche mais un liquide sans limites dans lequel on tombe. » Il me semble que la métaphore illustre bien ce qui attend les jeunes infirmières, comme moi, qui décident de travailler en psychiatrie. Nous sommes formées pour devenir des infirmières fonctionnelles ; le fait psychique nous est enseigné de manière claire et honnête via les lumières du DSM IV, la chimiothérapie, et éventuellement les psychothérapies telles les TCC. Rien ne nous prépare à rencontrer le délire des patients, rien ne nous prépare à rencontrer la psychose, l’absence évidente de sens, les troubles cognitifs. Rien ne nous prépare à rencontrer « un liquide sans limites dans lequel on tombe ». Rien ne nous prépare à rencontrer le chaos.
« Mon
esprit m'obligeait à regarder toutes les choses (...) à une distance
inhabituellement proche, (...) de même en allait-il à présent avec les êtres
humains et avec leurs agissements. Je ne parvenais plus à les saisir avec le regard
simplificateur de l'habitude. Tout se décomposait en fragments, et ces
fragments à leur tour se fragmentaient, rien ne se laissait plus enfermer dans
un concept. Les mots flottaient, isolés, autour de moi; ils se figeaient,
devenaient des yeux qui me fixaient et que je devais fixer en retour: des
tourbillons, voilà ce qu'ils sont, y plonger mes regards me donne le vertige,
et ils tournoient sans fin, et à travers eux on atteint le vide. »
Cette citation d’Hugo von Hoffmannsthal, contemporain
viennois de Musil pourrait illustrer une première rencontre avec le sujet
psychotique qui nous lance à la figure un discours qui nous semble de premier
abord particulièrement incohérent, hermétique, et souvent inquiétant.
En effet, rien ne nous prépare, nous jeunes infirmiers, à
rencontrer l’inquiétante étrangeté de la psychose. Nous nous sentons parfois
impuissants et sans outils. Tout se passe comme si ces savoirs faire utiles ne nous étaient subitement d’aucune utilité
face à la complexité de cette rencontre particulière avec un sujet psychotique.
Alors que faire ? On peut nier sa peur, on peut
vouloir à toute force contrôler ses émotions. On peut avoir peur et prendre ses
jambes à son cou. On peut aussi ne pas s’arrêter à l’émotion et la mettre en
travail.
Les deux peurs celles du soignant et du patient
peuvent même se conjuguer, se contaminer l’une l’autre et produire
l’irréparable. J’ai peur O.K. J’ai peur de quoi ? Du patient ? De
moi ? De la situation ? Cette peur que je ressens c’est la mienne,
celle que le patient projette sur moi ? J’en fais quoi. Quels indices
objectifs étayent ma peur ? Ce n’est qu’en mettant en travail l’émotion
que l’on peut arriver à dépasser ce genre de situation. Face à ces images qui
s’imposent à moi, je fais quoi ? Sont-ce mes images ? Des images qui
viennent d’ailleurs ? Et si oui d’où ?
Sortir
l’émotion et la mettre en travail. Ne pas taire ses émotions, ses angoisses
mais pouvoir les poser pour les travailler, les retravailler dans un espace de
régulation plutôt que vouloir à tout prix appliquer des protocoles, des
conduites à tenir, plutôt que de vouloir répondre par du faire pour stopper,
nier, annihiler le discours parfois violent du sujet souffrant. Notre outil c’est au fond ce que nous sommes
souvent amenés à taire, notre outil c’est notre subjectivité.
Le spectaculaire intégré
Au spectaculaire concentré qui mettait en avant l’idéologie autour d’une personnalité dictatoriale et au spectaculaire diffus qui incitait les consommateurs à choisir entre une grande variété de marchandises nouvelles qui s’affrontaient a succédé le spectaculaire intégré qui s’est annexé la réalité même à mesure qu’il en parlait ; et qu’il la reconstruisait comme il en parlait. La réalité ce n’est plus cinq pour cent de schizophrènes dangereux, c’est la violence quotidienne du contact avec la folie. La réalité ne se tient plus en face du spectaculaire comme quelque chose d’étranger. Elle est fabriquée par le spectacle qui la falsifie. « Quand le spectaculaire était concentré la plus grande partie de la société lui échappait ; et quand il était diffus, une faible part ; aujourd’hui rien. »[3] Le spectacle s’est mélangé à toute réalité en l’irradiant et l’on va chercher dans les images la preuve que l’on existe bel et bien. Le silence qui avait suivi la mort de Geneviève et de Mohamed nous avait confronté à un sentiment de non-existence, le brouhaha orchestré autour de Chantal et de Lucette nous renvoie à une falsification. La société du spectacle se caractérise par cinq traits principaux : le renouvellement technologique incessant, la fusion économico-étatique, le secret généralisé, le faux sans réplique ; un présent perpétuel. Le mouvement d’innovation technologique dure depuis longtemps mais depuis qu’il a pris sa plus récente accélération (au lendemain de la seconde guerre mondiale), il renforce d’autant mieux l’autorité spectaculaire, puisque par lui chacun se découvre entièrement livré à l’ensemble des spécialistes, à leurs calculs et à leurs jugements toujours satisfaits sur ces calculs. Cette innovation technologique ne se manifeste nulle part mieux qu’en médecine avec les IRM, les scanners et toutes ces merveilles qui nous permettent de toujours voir plus loin, plus précis mais s’avèrent incapables de dépister une quelconque lésion expliquant la folie. Le progrès pharmaceutique est un autre avatar de cette innovation. « La fusion économico-étatique est la tendance la plus manifeste de ce siècle et elle est devenue le moteur du développement économique le plus récent. L’alliance défensive et offensive conclue entre ces deux puissances l’économie et l’état, leur a assuré les plus grands bénéfices communs, dans tous les domaines : on peut dire de chacune qu’elle possède l’autre ; il est absurde de les opposer, ou de distinguer leurs raisons et leurs déraisons. »[4] Le plan Hôpital 2007 et la privatisation des services publics dont il est une étape montre bien cette collusion.
Le secret généralisé se tient derrière le spectacle, comme le complément décisif de ce qu’il montre et, si l’on descend au fond des choses, comme sa plus importante opération. Au fond, le traitement médiatique et politique du drame de Pau, ça cache quoi, ça tait quoi ? Quel est le secret que ça vient protéger ? Au moins un secret tout simple : la schizophrénie ça se soigne, et on sait comment la soigner. Partout où le secteur a pu se développer, partout où les soignants ont eu la liberté de créer des réseaux, partout où l’on a mis entravail l’institution soignante les patients qui souffrent de schizophrénie ont pu vivre avec une meilleure qualité de vie. Il a fallu enlever les moyens, transformer l’art infirmier en une novlangue que nul ne comprend, il a fallu supprimer les infirmiers de secteur psychiatrique, multiplier les budgets à taux négatifs, greffer les secteurs de psychiatrie de force dans les hôpitaux généraux pour en arriver à une psychiatrie de plus en plus carcérale, à une psychiatrie qui multiplie les isolements et contentions. Les moyens humains qui étaient la richesse de la psychiatrie ont été transférés aux hôpitaux généraux, sans aucun bénéfice relationnel pour les patients suivis à l’hôpital général. Les fermetures de lits ont été accompagnés d’un taux de suicide tellement phénoménal, qu’il en est tenu secret. A raison de dix suicides par secteur, ce qui est une fourchette basse, c’est plus de 8000 suicides qui auraient pu être évités.
Le seul fait d’être désormais sans réplique a donné au faux une qualité toute nouvelle, c’est du même coup le vrai qui a cessé d’exister presque partout, ou dans le meilleur des cas s’est vu réduit à l’état d’une hypothèse qui ne peut jamais être démontré. Ainsi, la psychanalyse a-t-elle déserté les lieux de soins, ainsi les cognitivo-comportementalistes ont-ils diligentés une enquête sur les psychothérapies alors qu’ils revendiquent de ne pas s’occuper de la boîte noire, c’est-à-dire de l’inconscient, ainsi est-il considéré qu’isoler, attacher les patients est un soin, ainsi entend-on d’éminents psychiatres, experts forcément, nous expliquer la fonction conteneur de la contention. Ainsi a-t-on oublié que les quartiers d’agités que l’on recrée sous le nom d’UPID, d’UMAP et autres USIP avaient été supprimés dans les années 46-50, soit avant la découverte des neuroleptiques. Ainsi passe-t-on son temps à chercher des outils pour évaluer la qualité des soins, alors qu’il suffit de prendre en compte le nombre d’hospitalisations sous contrainte, d’isolements et de contention pour avoir une vision assez juste de cette qualité des soins. Les soignants réduits au silence, ou aux discours syndicalistes ou émotionnels ne peuvent plus faire entendre le vrai.
« La construction d’un présent où la mode elle-même de l’habillement aux chanteurs s’est immobilisée, qui veut oublier le passé et qui ne donne plus l’impression de croire à un avenir, est obtenue par l’incessant passage circulaire de l’information, revenant à tout instant sur une liste très succincte des mêmes vétilles, annoncées passionnément comme d’importantes nouvelles ; alors que ne passent que rarement, et par brèves saccades, les nouvelles véritablement importantes, sur ce qui change effectivement. »[5]
Les ministres ne sont que les hommes sandwichs de cette société du spectacle. Il en est de plus ou moins habiles, mais ni les uns ni les autres ne pèsent sur la vie de la cité. On pourrait croire que le pouvoir gît dans les couloirs des ministères, mais les technocrates qui sont à des années lumière de la vraie vie, c’est-à-dire du quotidien, de ce qui ne passe pas à la télé, de ce qui ne se lit pas dans les journaux, ne connaissent que leurs réseaux et sous-traitent des décisions qui leur échappent totalement.
Nous sommes des
éboueurs
Ce dont le spectacle peut cesser de parler pendant trois jours n’existe pas. N’existe que ce dont les médias parlent. Là est la réalité, là est le vrai. Pour exister encore et encore, il faudrait aller de plus en plus loin, de plus en plus fort, de plus en plus violent. A moins d’être soi-même de la société du spectacle.
« Jamais censure n’a été plus parfaite, précise Debord, Jamais l’opinion de ceux à qui l’on fait croire encore dans quelques pays qu’ils sont restés des citoyens libres, n’a été moins autorisés à se faire connaître, chaque fois qu’il s’agit d’un choix qui affectera leur vie réelle. Jamais il n’a été permis de leur mentir avec une si parfaite absence de conséquence. Le spectateur est seulement censé ignorer tout, ne mériter rien. Qui toujours regarde pour savoir la suite, n’agira jamais : et tel doit bien être un spectateur. »[6]
Pour la société du spectacle, nouzautres de la psychiatrie ne valons guère mieux que des éboueurs. Nous passons avec notre benne et ramassons tous les laissés pour compte de l’économie, ça s’appelle la santé mentale. Nos Centres Hospitaliers ne sont que des décharges publiques et on les traite comme tels. Il faudrait revenir sur les images et nous n’en avons pas le temps. C’est le spectacle. On a un plan Santé Mentale à vendre, une réforme de l’ALD à faire passer, une réforme qui touche entre autres les patients psychotiques qui entrent dans la carrière par une bouffée délirante, comme l’était le meurtrier de Pau. Le secteur psychiatrique est appelé à disparaître, remplacé par la notion de territoire et de pays, et devra s’aligner sur le découpage MCO. C’est écrit. En toutes lettres.
Que faire ?
Alors, que faire ? Rester des spectateurs impuissants qui se déchirent et se gardent bien de faire quoi que ce soit ? C’est une position possible, mais n’oublions pas que le secteur a été créé par des résistants.
D’abord être et rester des soignants.
Au fond c’est ce que ne cesse de nous dire Marie
Françoise Collière tout au long de ses écrits. Elle dénonce le « renversement de l’acquisition du savoir : on apprend la théorie
pour l’appliquer en pratique. Ainsi apparaît ce modèle pédagogique que la
théorie précède la pratique, que connaître c’est apprendre à appliquer. » Collière, nous invite, au
contraire, à partir des situations de soin, à partir de ce que l’on peut
découvrir soi-même, d’une manière empirique pour les confronter ensuite aux
différentes théories et concepts qui permettront un éclairage et une analyse
fine et riche de la situation de soin. Elle invite chaque infirmier à
développer une approche anthropologique et historique pour conceptualiser nous
dit-elle, à partir des différentes représentations que se font les gens de la santé et de la
maladie en fonction de leur condition d’existence.
C’est au fond ce que nous dit aussi l’écrivain Georges
Perec lorsqu’il nous exhorte à interroger les petites cuillères, à partir du
quotidien, du presque rien. Relisons le : « Dans notre précipitation à mesurer l’historique, le
significatif, le révélateur, ne laissons pas de côté l’essentiel :
le véritablement intolérable, le vraiment inadmissible : le scandale ce
n’est pas le grisou, c’est le travail dans la mine. Les « malaises
sociaux » ne sont pas préoccupants en période grève, ils sont intolérables
vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cent soixante-cinq jours par an. »[7]
« Les
journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux m’ennuient, ils ne
m’apprennent rien ; ce qu’ils racontent ne me concerne pas, ne m’interroge
pas et ne répond pas davantage aux questions que je pose ou que je voudrais
poser. »[8]
« Ce
qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où
est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal,
le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de
fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le
décrire ? »[9]
Ali vient de son propre
chef réclamer son hospitalisation en HL dans le service ouvert où je travaille.
Ali est un jeune patient schizophrène de 30 ans connu du service. Son délire de
persécution est très riche et impressionnant. L’adhésion du patient à son
discours est total. Ali raconte une histoire de double, de frère ennemi, de
diable qui est en lui depuis sa naissance, qui lui ordonne de faire des choses
et qui veut le détruire. « C’est lui ou moi, me dit simplement Ali,
quand je mourrai, il mourra aussi, il a pourri ma vie et à cause de lui j’ai
eu un très grave accident de voiture, continue Ali en me montrant une
longue cicatrice le long de sa cuisse. »
Ali a de nombreux
ATCD de passage à l’acte violent, il a également fait de la prison il y a 10
ans après avoir agressé, me dit-il, une bande de dealer. Ali est tendu,
angoissé ; l’autre, la voix l’empêche de dormir, ne lui laisse plus une
minute de libre. « Je veux des injections pour me détendre, et puis une
chambre seule pour me reposer. » L’équipe prend peur quand je leur
évoque les ATCD d’Ali, les collègues réclament son transfert en HDT en unité
protégée parce que le risque de violence est important, pensent-ils. Je
m’insurge parce que c’est la première fois qu’Ali contrôle suffisamment son
trouble, c’est la première fois qu’il se prend en charge, qu’il vient lui même
réclamer des soins. C’est important et cela ne doit pas nous amener à prendre
peur, à refuser de prendre des risques. Oui, Ali est fragile, Ali risque
d’imploser et d’exploser à tout moment, mais nous pouvons je pense contenir son
délire, ses angoisses, ses peurs. Ali nous contamine lui aussi de ses peurs.
Nos peurs et les siennes, cela fait comme une peur au carrée qui envahit toute
l’équipe et qui l’empêche de penser. Or Ali nous donne les clefs. Il veut se
reposer et des injections. Bon, très bien. Une relation se mettra en place
autour de l’administration de l’injection de neuroleptique sédatif. Finalement
le sédatif ce sera nous. Très vite cette prescription de médicament ne sera
plus qu’un prétexte pour évoquer les peurs d’Ali, pour avancer avec lui dans
son délire, pour l’aider à en faire quelque chose de plus acceptable, de moins
angoissant. Si bien que le médicament deviendra l’entretien et que l’injection
sera vite supprimée. Ali utilisera aussi la possibilité de se retirer dans sa
chambre individuelle pour calmer ses tensions. Nous avons risqué le passage à
l’acte quand le médecin a voulu changer Ali de chambre pour le mettre en
chambre à trois. Ali se retire dans sa chambre comme on se retire dans un
désert. Il a son poste de radio, il peut diminuer tout seul sa tension en
écoutant la musique kabyle de son enfance qui couvre ses voix. Certains
collègues n’ont pas bronché et ont voulu changer Ali de chambre. Là, nous
risquions réellement le passage à l’acte puisque nous aurions détruit
volontairement la fragile petite bulle d’Ali. Il suffit parfois de si peu pour
rompre une relation. Il suffit de se fermer les oreilles et d’appliquer
consciencieusement certaines prescriptions comme des petits soldats. Il
suffirait de taire et de faire pour risquer un passage à l’acte et une
situation de violence. C’est vrai qu’en psychiatrie nous sommes comme ces
équilibristes marchant sur un fil. Il suffit de si peu pour basculer du mauvais
coté. Il suffit de si peu aussi pour trouver ce qui pourra vraiment aider un
patient et ce qui fera naître un relation de confiance entre deux sujets. Entre
deux sujets actifs. Si nous pensons que c’est le patient qui sait et qui nous
donne les clefs nous avons au fond je pense peu de risque de nous tromper. Mais
nous sommes fragiles, si fragiles. Chantal et Lucette ont été victimes d’une
histoire individuelle qui ne décrit en rien le soin tel qu’il se vit au
quotidien. Elles ont eu la malchance d’être au mauvais endroit au mauvais
moment. Il nous reste à travailler cliniquement cette histoire dès que nous en
aurons les moyens afin d’en extraire tout le suc, qu’elle nous enseigne quelque
chose qui regarde vers notre quotidien.
C’est
en agissant localement, en brodant des mini-récits cliniques qui s’opposent aux
faits divers qui tiennent lieu de grands récits que nous pourrons le mieux
lutter contre cette emprise du spectacle. Prenons notre quotidien à bras le
corps. Ne laissons personne nous expliquer ce qu’il en est de notre vie même.
Retrouvons le singulier dans chaque moment clinique.
« Interroger
l’habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l’interrogeons pas,
il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans
y penser, comme s’il ne véhiculait aucune question ni réponse, comme s’il
n’était porteur d’aucune information. Ce n’est même plus du conditionnement,
c’est de l’anesthésie. Nous dormons notre vie d’un sommeil sans rêves. Mais où
est-elle notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ? »[10]
Quels
soins pouvons-nous proposer si nous oublions notre corps, notre espace, notre
vie ? Quels soins pouvons-nous penser si spectateurs endormis nous
laissons notre vie filer ? Quelle révolte mettre en œuvre si nous laissons
les autres, les experts, les médias, les politiques penser à notre place ?
Comment
parler de ce quotidien, « de ces « choses communes »,
comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue
dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une
langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.
Peut-être
s’agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui parlera
de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les
autres. Non plus l’exotique mais l’endotique.
Interroger
ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l’origine. Retrouver quelque chose de l’étonnement que
pouvaient éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d’un appareil capable de
reproduire et de transporter les sons. Car il a existé cet étonnement, et des
milliers d’autres, et ce sont eux qui nous ont modelés. »[11]
Cessons
d’être des spectateurs blasés par des torrents d’images qui nous pensent et
attelons-nous à retrouver l’étonnement.
Dominique Friard, ISP, Centre de Santé Mentale Hélène
Chaigneau, Gap (05)
Virginie Jardel, IDE, CH Ste Anne, Paris (75).
[1] DEBORD (G), Commentaires sur la société du spectacle, Folio, Gallimard, Paris, 1992.
[2] Ibid., p. 19.
[3] DEBORD (G), Commentaires sur la société du spectacle, op. cit., p. 22-23.
[4] DEBORD (G), Commentaires sur la société du spectacle, op. cit., p. 26.
[5] DEBORD (G), Commentaires sur la société du spectacle, op. cit., p. 27.
[6] DEBORD (G), Commentaires sur la société du spectacle, op. cit., p. 38.
[7] PEREC (G), L’infra-ordinaire, in L’infra-ordinaire, Editions du Seuil, septembre 1989.
[8] PEREC (G), L’infra-ordinaire, op. cit.
[9] PEREC (G), L’infra-ordinaire, op. cit.
[10] PEREC (G), L’infra-ordinaire, op. cit.
[11] PEREC (G), L’infra-ordinaire, op. cit.