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PRENDRE SOIN ET VIOLENCE

Introduction à quelques questions fondamentales

(approche philosophique)

 

 

INTRODUCTION : POURQUOI LA VIOLENCE ?

 

Le règne du déni de la violence vécue

Toute une série de facteurs laissent à penser que la culture occidentale pratique, à l’égard de la violence ressentie ou vécue, un déni radical. Prenons un exemple pour comprendre comment se manifeste ce déni. Nous appellerons " personne chargée de prendre soin ", ou " aidant ", un médecin, un psychiatre, un juge, un professeur ou instituteur, etc. et " patient " l’élève, la personne âgée, le justiciable, le patient dans une institution hospitalière, etc. Imaginons donc une personne chargée de " prendre soin " qui se trouve face à un " patient " (peu importe l’âge de ce dernier) qui fait tout pour se rendre détestable : il injurie la personne chargée de l’aider, il lui crache dessus, etc. Si l’aidant est d’une constitution " normale ", que va-t-il se passer ? Après un certain temps, la patience ayant des limites, il sentira la tension monter en lui, il pensera qu’une bonne gifle ferait du bien à ce " grossier personnage ", mais ne pouvant le gifler, il voudrait au moins le secouer, lui crier d’arrêter. Finalement il mettra un terme à l’entretien : " Allez, disparais de ma vue ! ". Si l’aidant est de constitution " normale ", il est évident qu’il n’étranglera pas son " patient ", tout comme il ne l’a pas giflé : il ne passera pas à l’acte. Mais comme il est toujours de constitution normale, il se culpabilisera sans doute d’avoir eu de telles pensées, de s’être laissé emporter... ne fût-ce qu’intérieurement : il s’est révélé perméable au mal.

Pourquoi donc les sentiments de colère, d’agressivité, de violence sont-ils ressentis comme " mauvais ", alors que les circonstances les rendent parfois compréhensibles ? Pourquoi sinon parce qu’on nous a appris, dès notre plus jeune âge, qu’on ne peut pas " faire des colères ", dire des gros mots, se fâcher, faire le mal ni même le vouloir. Tous ces gestes, et les sentiments qui les accompagnent, notre éducation nous a appris à les intérioriser, à les museler. Sinon c’est la punition, sinon on est déclaré " méchant " au risque, par conséquent, de n’être plus aimé (par ses parents). Le déni de la violence vécue ou ressentie n’est rien d’autre que cela : ne rien montrer, tout garder pour soi. Ou se sentir coupable si on " craque ".

Notons au passage que c’est tout le contexte culturel qui soutient et valide ce type d’éducation : l’idéologie sociale, véhiculée notamment par les messages de prévention, laisse entendre, lorsque ces messages concernent la violence, qu’il faut tout faire pour en éviter les manifestations. La violence peut être évitée, sous-entendu : la violence est mauvaise, elle ne doit pas s’exprimer. La philosophie politique nous apprend aussi que l’institution de l’Etat s’accompagne nécessairement d’une gestion de la violence : seul l’Etat conserve le monopole de la force et de la violence, toutes les autres formes de violence devenant de facto illégales, illégitimes, hors-la-loi, donc mauvaises. Enfin, dernier exemple, l’histoire nous apprend que depuis la Renaissance, les moeurs des sociétés occidentales ont évolué vers ce que l’on appelle une " intériorisation des moeurs ", c’est-à-dire de tous nos sentiments, et pas seulement ceux liés à la violence (cfr à ce propos L’exil intérieur de R. Jaccard). Aujourd’hui, être un homme ou un enfant " normal ", c’est être une personne étrangère à toute forme de violence.

Notons enfin, pour faire face à une fausse objection, que la débauche de violence à la télévision reste une violence-spectacle, c’est-à-dire une violence qui nous laisse passifs. Elle est donc à l’antipode de la violence vécue et ressentie. On pourrait même aller plus loin et dire que la surabondance de spectacles violents aurait pour effet non pas de nous exciter mais de nous accoutumer à la passivité du spectateur. Deux conséquences découlent de ce qui vient d’être dit : d’une part, on se trompe lorsqu’on accuse la télévision d’inciter à la violence. Je pense que c’est tout le contraire qu’il faut dire : elle nous accoutume à n’être jamais que des spectateurs passifs de la violence. Ainsi regardons-nous un film tout comme nous regarderons ultérieurement un accident de la route ou tout comme nous serons le témoin pétrifié d’une agression. Deuxièmement, qu’il y ait un goût pour les effusions de sang au cinéma ou à la télévision témoigne, à mon sens, en faveur du règne du déni : plus le déni de la violence vécue ou exprimée sera grand, et plus notre goût du morbide sera accru et devra trouver des exutoires : le spectacle de la violence est de ceux-là. Que nous soyons aujourd’hui dans une attitude passive et de déni, deux faits parmi d’autres en témoigneront : comment comprendre que dans les salles de cinéma notamment, les spectateurs restent impassibles face à des scènes " excitantes " ? Ensuite, qui parmi ces spectateurs, c’est-à-dire qui parmi nous supporterait sereinement d’égorger réellement un poulet ? Très peu à mon sens. Aussi, toutes ces remarques mises ensemble, on peut penser avec prudence que plus on accusera la télévision d’inciter à la violence, plus on suscitera la curiosité des téléspectateurs, plus on les accoutumera à de tels spectacles et plus on les " anesthésiera ".

Par ailleurs, de ce que certains en viennent à exprimer leur violence en s’inspirant clairement de tel ou tel " héros ", on ne peut en conclure qu’une seule chose : la télévision les inspire dans la manière d’exprimer leur violence. Mais cela étant dit, il reste à se demander pourquoi ces gens éprouvent le besoin de faire ressortir leur agressivité. En tout cas, si c’est du côté des films qu’ils s’inspirent pour faire ressortir leur violence, cela ne signifie-t-il pas, une fois encore, que c’est parce qu’ils ne trouvent pas ailleurs des modèles, et cela parce que notre société pratique le déni de la violence vécue ?

 

Et pourtant la violence est bien là !

Sans doute pratiquons-nous le déni à l’égard de la violence, il n’empêche que la violence est bien là, présente au cœur de nos cités, de nos institutions ou des familles. On ne peut donc pas se contenter d’affirmer que la violence est déniée. Le phénomène est sans doute plus complexe. Afin de comprendre la spécificité de la violence contemporaine en période de déni, il convient donc de prendre du recul pour nous demander : d’une façon générale, quand donc observe-t-on l’apparition d’un comportement violent, que ce soit chez un tout jeune enfant ou chez un adulte ?

La violence est rarement spontanée. En règle générale, une personne a un comportement violent lorsqu’elle est privée de quelque chose, lorsqu’elle doit renoncer à la réalisation d’un de ses désirs. Par exemple, un jeune enfant à qui on refuse une friandise de plus risque fort de piquer une colère, ou à tout le moins d’exprimer son mécontentement. L’aîné d’une famille aura des désirs de mort pour le petit frère ou la petite sœur qui vient de rentrer de maternité, parce que, à cause de ce dernier, il perd sa place privilégiée d’enfant unique et craint d’être privé de l’amour de ses parents. De la même façon, toutes les obligations imposées aux enfants peuvent être vécues par eux comme une perte d’autonomie ou comme une contrariété par rapport à leurs désirs : les enfants s’opposeront plus ou moins violemment à la demande ou s’y plieront mais alors en " râlant ". L’obligation scolaire peut être ressentie comme l’une de ces contraintes ou l’on doit renoncer à sa liberté, à son désir de rester près de maman, etc.

Toutes ces situations, qui engendrent de la colère voire de la violence, ont ceci en commun qu’elles imposent à chaque fois un renoncement, une frustration, une perte. De telles situations portent un nom : le deuil. Si je m’intéresse au deuil en tant que philosophe, c’est parce qu’à mon avis, le deuil relève davantage d’une anthropologie philosophique que d’une simple psychologie. Le deuil est à proprement parler une dimension propre à la nature humaine (qui n’a rien à voir avec la tristesse, puisque des deuils peuvent s’accomplir dans la joie ou la débauche de certaines fêtes). Il convient donc de parler du deuil comme certains parlent de la liberté ou de la conscience lorsqu’il s’agit de définir ce que l’on appelle en philosophie l’essence de l’homme, c’est-à-dire sa véritable nature. Toutefois, une présentation classique du deuil nous suffira pour dégager l’une ou l’autre question fondamentale quant à la problématique de la violence.

Le deuil est avant tout un processus au cours duquel on en vient à se détacher de quelque chose ou de quelqu’un que l’on va perdre. En tant que processus, le deuil se présente comme un cheminement en plusieurs étapes possibles. Ces étapes sont facultatives : on ne doit pas nécessairement passer par toutes les étapes pour réaliser son deuil. On peut toutefois distinguer, au maximum, six étapes. Je les rappelle : le choc (lorsque je suis confronté à une perte, à une frustration, etc.), le déni (je nie la perte), la colère (c’est l’étape qui nous intéresse directement), la dépression (repli sur soi-même), le marchandage (je négocie la perte en échange de quelque chose) et enfin l’acceptation. L’enjeu d’un tel processus est clair : soit je me replie dans l’imaginaire (je n’accepte pas de devoir renoncer ...par exemple à être tout-puissant ou à vivre les autres comme le prolongement de moi-même) soit j’accepte et j’assume la réalité (je ne peux pas faire tout ce que je veux, tout ne m’est pas dû, etc.). C’est ce que Descartes avait déjà vu lorsqu’il se demandait s’il valait mieux changer ses désirs ou bien l’ordre du monde.

En quoi consiste la violence comme étape du deuil ? Afin de ne pas devoir renoncer, je vais essayer de supprimer le réel qui me dérange. Revenons un instant à l’exemple pris tout à l’heure : le " patient " qui m’insupporte, je veux le voir disparaître. Cette disparition souhaitée correspond à la phase de colère dans le deuil. Car de quoi est-il question ici, sinon se retrouver face à quelqu’un qui met en échec mon désir de toute-puissance de celui qui vit le patient en difficulté comme son propre prolongement, celui en lequel sa générosité débordante va venir s’épendre ? Le " patient " insupportable met en échec tout cet imaginaire. Alors, plutôt que de vouloir renoncer à nos rêves (deuil), nous désirons secrètement supprimer le réel si dérangeant. Ainsi pourrons-nous continuer à croire à nos illusions.

Or, et c’est là tout le problème, nous pratiquons le déni face à la violence. Toute violence doit être tue. Le violent sera réprimé, sanctionné. Il devra nier ses sentiments, nier ce qu’il ressent, se mentir à lui-même. Que résulte-t-il alors de ce déni ?

Premièrement, le processus du deuil sera bloqué à la phase de colère. Celle-ci n’ayant pu s’exprimer, s’extérioriser, l’acceptation n’aura jamais lieu. Si tout le monde n’éprouve pas le besoin de se mettre en colère dans une situation de deuil donnée, il est vrai, par contre, que toute personne qui doit passer par cette phase, si elle ne peut pas la vivre, ne passera pas à une phase ultérieure. Deuxièmement, et c’est là qu’on observe l’effet pathogène du déni de la violence : la violence refoulée va ressortir en différé, le plus souvent sous forme non gérable et destructrice, à l’occasion de contextes similaires au premier deuil. Par exemple, un enfant qui est confronté à des frustrations importantes dans son milieu familial trouvera dans l’école un contexte plus ou moins semblable (l’instituteur comme substitut des parents) où se défouler. Enfin, si la violence ne trouve pas à s’exprimer à l’extérieur, la violence refoulée se retournera contre soi (culpabilité, angoisses, maladies, décrochage scolaire, autisme, suicide, etc.).

Deux cas fréquents doivent être évoqués ici, cas qui s’inscrivent généralement à l’intérieur de la problématique du deuil mais en accentuant davantage le caractère pathogène du déni de la violence. Le premier de ces cas concerne un " patient " étouffé par les personnes chargées de prendre soin de lui, que celles-ci soient débordantes d’amour ou au contraire trop autoritaires. Il arrive que le patient, pour trouver une place à lui où respirer, se réfugie dans la violence. Car le caractère " hors-la-loi " de la violence lui garantit que là au moins, les personnes qui l’aident ne le suivront pas : dans la violence, il aura enfin un territoire à lui, il pourra enfin vivre par lui-même. Deuxième cas de figure : un " patient " qui se trouve en présence de personnes chargées de prendre soin de lui, qui estiment qu’imposer des limites, c’est imposer des frustrations. Soucieux de l’épanouissement de leur " patient ", ces aidants refusent d’assumer leur autorité qu’ils identifient sans autre forme de procès à de la violence (or, la violence étant " mauvaise "...) : ils laissent tout faire. Le comportement qui en résulte peut alors être le suivant : le " patient " cherchera par une conduite faite de transgressions de plus en plus graves quelqu’un qui lui opposera enfin un " non " ferme. Ce n’est qu’à l’abri de certaines limites clairement définies qu’un patient peut se sentir en sécurité, respecté et " pris en charge ".

 

 

 

Quelques conséquences ...

Si comme je le pense, la violence s’inscrit toujours dans un processus de deuil, alors ne faut-il pas voir :

1) que la violence est un comportement " normal " ? Dire que c’est là un comportement normal n’autorise personne à le banaliser ou à l’excuser : on affirme simplement que ça reste un comportement humain. Si l’on peut accuser quelqu’un d’être violent, on devrait, cependant, pour être plus exact, l’accuser d’être engagé dans un processus de deuil ;

2) que la violence a un sens, certes non par soi-même mais en tant qu’elle fait justement partie du processus de deuil. Ne se trompe-t-on pas dès lors de " combat " lorsque l’on veut s’attaquer au seul phénomène de la violence ? N’est-ce pas précisément la culture du déni de la violence qui focalise toute notre attention sur les manifestations de l’agressivité, sans nous interroger par ailleurs sur la cause d’un tel comportement ;

3) que la violence n’est jamais le dernier mot : lui succèdent la dépression, le marchandage et l’acceptation. C’est la raison pour laquelle on ne saurait se résigner à la violence : non pas parce qu’on a peur, parce qu’on ne la supporte pas ou parce qu’on " ne peut pas ", mais simplement parce que ce n’est et ce ne doit rester qu’une étape dans un processus de deuil complexe parce que chaque fois personnel.

 

 

QUE FAIRE ?

Aider à vivre le deuil

Tout ce qui précède nous renseigne sur ce qu’il faut faire : jouer le jeu du deuil. Cela ne signifie aucunement expliquer le deuil, donner un cours de psychologie par exemple, mais jouer le processus du deuil, aider à le vivre en respectant ses règles et ses étapes.

D’une façon très générale, cela veut dire tout d’abord que l’on accepte la violence d’une personne. Ne pas la juger ni la condamner mais reconnaître sa situation, reconnaître que si nous vivions ce qu’elle vit (et que nous ignorons peut-être), nous serions peut-être plus violent qu’elle. La juger est inacceptable car d’une part c’est l’identifier à sa violence et d’autre part c’est la mettre dans une situation où elle sera encore plus violente. Ensuite, vivre le deuil, c’est accepter que la violence trouve à s’exprimer comme violence. Et cela à la fois en parole (ou via toute technique expressive) et physiquement ... du moins s’il est vrai que nous sommes des êtres d’esprit et de corps. On a tendance, en effet, à toujours négliger l’aspect physique alors que le corps est toujours premier sur l’esprit.

Dire que la violence doit trouver à s’exprimer, cela ne signifie pas qu’elle doit le faire n’importe comment. En tant qu’étape du deuil, elle doit rester structurante, gérable, canalisée. Ce n’est qu’à ce prix qu’elle ne sera qu’une étape et non pas une destruction totale (comme pourrait l’être le suicide). C’est sur ce point - la gestion de la violence - que le rôle des personnes qui " prennent soin " devient prépondérant. Il leur revient d’opposer à la violence destructrice la force de l’autorité.

 

Les enjeux de l’autorité

Il revient à ceux qui prennent soin d’opposer à la violence l’autorité de la loi. Cette loi n’empêche certainement pas la violence, elle ne lui impose pas non plus des formes d’expression tolérables : elle lui interdit les formes inacceptables. Trois pistes de réflexion doivent être ici évoquées.

1) La personne aidante doit énoncer au patient la loi qui vaut pour tous, et donc pour les aidants y compris. Qu’est-ce qui est là en jeu ? Rien d’autre que ceci : l’aidant, en son nom propre (moi, je) impose à l’autre (tu) une loi qui se présente comme un tiers, c’est-à-dire que l’un et l’autre doivent respecter. Présenter la loi comme un tiers, cela veut dire concrètement que cette loi est celle qui assure le bon fonctionnement de la vie en commun (famille, institution ou société). La loi est le tiers-terme qui assure des rapports corrects entre Je et Tu au sein de l’école par exemple. Dans tous les cas, ce qui est ici visé, c’est que le " patient " qui se soumet à la loi ne devient pas un assujetti (c’est par contre le cas, lorsqu’on se soumet à quelqu’un) : il devient au contraire un égal. Se soumettre à la loi, c’est devenir l’égal de l’autre.

2) Cette loi doit s’énoncer sous forme d’interdits et non de commandements. Interdire ce que l’on ne peut pas faire, c’est laisser la liberté d’initiative quant à ce que l’on peut faire, c’est respecter le " patient " en tant que sujet de son désir. Imposer au contraire ce que l’on doit faire ou ce que l’on doit être, c’est imposer un rapport de soumission inacceptable (qui empêche de grandir... et qui suscitera de la violence).

3) La loi a comme corollaire la sanction. C’est celle-ci qui fait de la loi une vraie loi. Il faut sans doute rappeler que jouer le jeu de la loi, c’est, pour l’aidant, suscite chez le " patient " la tentation de l’opposition et de la transgression. Or, c’est précisément ce jeu d’opposition qui permet de s’autonomiser. Cela étant dit, trois remarques doivent être faites concernant la sanction. Celle-ci, premièrement, doit concerner l’esprit et le corps. Concernant l’esprit, on ne peut se contenter de faire un reproche par exemple ou de faire " la morale ". Il faut que la sanction ait du sens, qu’elle soit donc compréhensible (c’est-à-dire en rapport avec la violence commise). Concernant le corps, il ne peut être question de battre un " patient ", mais les mesures prises doivent le concerner jusque dans sa chair. C’est ce qui rendra la sanction concrète. Ce sera le cas si un patient est isolé du groupe, s’il répare ce qu’il a cassé, etc. Deuxièmement, la sanction ne doit jamais être blessante ni humiliante. Elle ne doit pas non plus être imposée par vengeance : son but doit rester le rappel de la loi qui permet la vie en commun. La sanction doit donc viser la réintégration de celui qui aurait transgressé la loi. Enfin, les sanctions ne peuvent être sereinement appliquées qu’à la condition suivante : si l’on se persuade qu’aider, c’est le faire par amour et non pas pour être aimé (par eux). Cela étant dit, l’application des sanctions assure au patient l’authenticité des adultes c’est-à-dire le fait qu’ils tiennent leur parole, qu’ils font ce qu’ils avaient dit, que leur parole est une vraie parole (suivie d’effets) et non pas une parole jetée en l’air.

 

Le temps des questions

Sans doute faut-il gérer la violence, mais l’on ne saurait s’en tenir là. On aurait tort de croire, en effet, qu’en réglant la question de la violence, on aurait tout réglé. Car si la violence est un problème, celle-ci s’inscrit dans un processus de deuil, et c’est ce processus qu’il faut faire aboutir : la gestion de la violence doit s’inscrire dans ce projet plus vaste d’accompagnement du deuil. Deux questions de fond apparaissent aussitôt et ce sont elles qu’il faudrait méditer pour rendre pertinent le " prendre soin ".

1) Une des étapes du deuil qui conduit à l’acceptation, à la réconciliation avec soi-même est le marchandage. Freud écrivait en effet que " l’homme ne sait renoncer à rien, il ne sait qu’échanger ". Une des questions qui ici s’impose est la suivante : lorsqu’on accompagne les deuils, lorsqu’on aide des " patients " à finalement accepter ce à quoi ils doivent renoncer, qu’avons-nous de valable à leur proposer en échange ?

2) La question de la violence est inévitable, car la violence fait partie de la vie. Et c’est en tant que telle qu’elle est ambiguë, qu’elle peut le meilleur comme le pire. Il revient à chaque société, à chaque institution de trouver des moyens, non pas pour empêcher la violence de s’exprimer, mais pour lui donner au contraire des moyens de se manifester de manière structurante, c’est-à-dire d’une façon telle qu’elle intègre dans la société ceux qui en sont les acteurs plutôt que de les exclure (cfr les rites d’initiation, ou chez nous, autrefois, le passage à l’armée, le mariage, l’entrée dans le monde du travail, etc.). Une des questions urgentes devrait être la suivante : qu’avons-nous à offrir comme moyen d’expression de la violence, qui fasse office de rite de passage ?

A refuser de penser et de répondre à ces questions, c’est la violence destructrice que l’on favorise.



J.-M. Longneaux
Philosophe



Notes bibliographiques

- J.-Y. Prochazka, Agir face à la violence, Hachette, Education, Paris, 1996.

- J. Nizet et J.-P. Hierneux, Violence et ennui, PUF, Paris, 1984 (surtout la seconde partie).

- D. Drory, Cris et châtiments, Du bon usage de l’agressivité, De Boeck et Belin, Bruxelles, 1997.

- R. Jaccard, L’exil intérieur, PUF, Paris, 1975.

- P. Baudry, Une sociologie du tragique, Violence au quotidien, Cerf/Cujas, Paris, 1986.

- R. Girard, Violence et Sacré, Grasset, Paris, 1972 et Le Bouc émissaire, Grasset, Paris, 1982.

- R. Dodoun, La violence, Essai sur l’ " homo violens ", Hatier, Paris, 1993.


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