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"Lou soleù assassin"

Reviennent à ma mémoire la dureté des moments passés auprès de Mademoiselle Février, jeune patiente de 23 ans, atteinte d'un cancer généralisé. Nos moments d'intimité lors de ces toilettes étaient toujours douloureux pour elle et pour moi. Les échanges verbaux étaient limités au strict minimum. La douleur, la fatigue et la détresse épuisaient cette jeune femme.

Tout était souffrance : respirer, manger, bouger, parler. Je pesais chacun de mes mots auxquels elle répondait souvent par des regards, des cillements de paupière, ainsi que quelques mots échappés en sourdine puisque même le bruit semblait la fatiguer.

Je faisais sa toilette à mains nues pour éviter les douleurs provoquées par le frottement du gant. Je pouvais sentir sous mes doigts ces myriades de métastases échappées de cette maladie qui l'emportait, et lire sur son visage l'intensité de la douleur qui la rongeait. La souffrance m'envahissait et je n'avais de cesse que de lutter avec elle. Bien des fois, je me suis demandé à quoi servaient les soins que j'étais censée lui prodiguer, puisque j'avais la sensation de réveiller des douleurs qui ne faisaient qu'empirer son état, au moins pendant la toilette.

Puis venait la sensation de bien-être, comme après un bon bain. La fraîcheur des draps propres, la "volatilisation " des mauvaises odeurs pour laisser place à un parfum léger, très léger, pour ne pas la dégoûter.

Nous choisissions ensemble la couleur de ses foulards que je lui plaçais en bandeau sur la tête. Elle y tenait beaucoup. Seuls restes d'une féminité, ébranlée par un crâne chauve, un corps squelettique, des yeux exorbités, des traits tirés, un teint cyanosé. Ces foulards, seuls petits morceaux d'étoffe colorée au milieu de cette blancheur aseptisée. Dans notre complicité muette, nous savions, elle et moi, qu'elle vivait là ses derniers jours.

Nous choisissions ensemble la couleur de ses foulards que je lui plaçais en bandeau sur la tête. Elle y tenait beaucoup. Seuls restes d'une féminité, ébranlée par un crâne chauve, un corps squelettique, des yeux exorbités, des traits tirés, un teint cyanosé. Ces foulards, seuls petits morceaux d'étoffe colorée au milieu de cette blancheur aseptisée. Dans notre complicité muette, nous savions, elle et moi, qu'elle vivait là ses derniers jours.

Je me trouvais à l'hôpital le jour de son décès. Je ne l'ai pas vue mourir, mais on m'a demandé si je pouvais participer à sa toilette post-mortem. J'ai accepté sans réaliser que cette toilette serait la dernière et serait différente. A mon entrée dans sa chambre, en compagnie d'une infirmière, j'ai été envahie par un silence pesant, alors que rien n'avait changé. Lorsque j'ai posé les yeux sur elle, j'ai été rassurée par le repos de son visage. Je ne pouvais plus lire cette douleur si charnelle. Son teint était plus clair et elle paraissait mieux.

La toilette fut brève. Mes gestes étaient les mêmes que lors de son vivant, peut-être un peu plus hésitants, mais tout aussi attentionnés, toujours par peur de lui faire mal. L'obturation des orifices naturels m'a paru importante, comme pour ne pas perdre un bout de cet être, comme pour garder la vie à l'intérieur.

Le bandeau de couleur a laissé place à la bande de contention pour lui maintenir la bouche fermée.

Pourquoi et pour qui faisons nous cette dernière toilette ? Respectons nous chaque fois les volontés et les croyances de nos patients et leur famille ou agissons nous par rapport à nos propres valeurs, à notre enseignement, ou notre société ?

Je ne sais plus avec quels vêtements nous l'avons habillée, mais je me souviens que c'est dans ces instants que je me suis rendu compte qu'elle était morte. Son corps était devenu lourd et presque rigide. Nous devions redoubler d'efforts pour la mobiliser. Nous l'avons placée à l'intérieur de la housse mortuaire, dans un alignement solennel, recouverte d'un drap blanc et l'avons laissée reposer en chambre durant les deux heures légales avant qu'elle soit transportée à la morgue de l'hôpital. Notre travail auprès d'elle était terminé, et il allait falloir maintenant affronter la douleur et les pleurs de sa famille.

Elle est décédée un jour de février, ayant fini et commencé l'année à l'hôpital. J'avais en fait ce jour là effectué mon travail un peu comme un robot, comme pour ne pas me laisser envahir par la panique face à la mort. Puis je trouvais normal d'être auprès d'elle comme je l'avais été tout au long de son hospitalisation. Mes réactions sur cette toilette post-mortem sont arrivées bien plus tard. Au premier plan, la frustration de n'avoir pu être auprès d'elle dans ses derniers moments de vie. Peut-être pour la rassurer, pour qu'elle ne soit pas seule et pour l'accompagner dans son dernier départ. Puis, la révolte silencieuse face à la médecine pour laquelle nous donnons chaque jour une part de nous-mêmes, parce que nous croyons en elle et avons choisi de faire ce métier pour soulager, soigner, guérir et faire durer la vie. La colère face à notre impuissance, face à l'inévitable, à cet état de mort.

Le professionnalisme, le devoir, le respect l'emporteront sur la peine, la douleur, la peur, l'inconnu, le souvenir, le silence, le recueil. La technicité du soin sera différente puisqu'ultime : ces gestes maintes fois répétés pour laver ce corps qui vient de nous échapper, deviennent souvent rapides, maladroits. On a peur de toucher, de regarder, de sentir et le silence nous envahit presqu'à nous dégoûter. Tout devient difficile et pesant. Il manque la souffrance de l'autre qui nous permettait de donner, il manque la chaleur, la complicité, les regards et les mots. Il manque la vie, il manque l'autre. Frustration d'un moment durant lequel, lorsque la vie était, nous donnions, nous recevions beaucoup.

Myriam Burdillat

En langue provençale "Le soleil assassin", Ce titre a été choisi en souvenir de cette jeune patiente qui est décédée des suites d'un mélanome malin en service de cancérologie un jour de février.

Texte paru pour la première fois dans Soins Psychiatrie n°195, consacré à la toilette. Mars 1998.



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