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Parcours art-thérapeutique…

 

 

 

Thibault a quarante ans. Il est maigre, les cheveux en bataille. On dirait un adolescent engoncé dans un corps dégingandé dont il ne sait pas quoi faire.

Il ne travaille pas, malgré de rares tentatives qui se sont mal passées, Thibault ressentant une impression de persécution. Aujourd’hui il vit seul dans un appartement dont il gère à nouveau le loyer, son père s’en était chargé pendant quelques temps. Il a un frère. Il a une passion pour le jardinage, activité qu’il pratique au sein d’un jardin communautaire. Il a d’ailleurs été sollicité pour faire une petite présentation sur le compostage. Il semble apprécier ce lieu mais éprouve des difficultés avec l’une des bénévoles, ce qu’il évoque en atelier.   

 

Thibault fréquente l’atelier peinture depuis cinq mois en ambulatoire, une suite de prise en charge après le départ à la retraite de l’art-thérapeute. L’indication a été posée par un psychiatre, référent en art-thérapie de notre service. En parallèle il fait une psychothérapie en face à face avec un psychiatre dans une structure privée. A un moment donné il a bénéficié d’une prise en charge en relaxation mais il a arrêté assez vite.

                                                                                                                                 

En art-thérapie, Thibault bénéficie de deux séances par semaines. Il vient à toutes les séances. On dénombre une absence, dont il m’avise, pour aller à une conférence sur l’environnement. Il arrive souvent avec du retard pour la séance du matin, car il a des difficultés à se lever.

 

En général quand il arrive dans l’atelier Thibault dit d’abord bonjour à l’art-thérapeute ainsi qu’aux personnes présentes, il dépose ses affaires et se prépare un thé. Il choisit en général de travailler assis à table. Il change de table assez souvent, soit face aux autres, soit face à la fenêtre. Au fil des séances Thibault a pris de plus en plus de temps à se mettre à créer. Pour éviter de se mettre en action Thibault a trouvé plusieurs parades : préparer et boire un thé, s’en refaire un parfois, échanger avec l’art-thérapeute ou avec sa voisine de table. Il est à constater qu’il a trouvé dans chaque groupe une personne avec qui échanger. Il peut discuter du temps, du jardinage, de la peinture ou encore d’internet, thème cher à une des participantes. Thibault semble être dans une certaine séduction tant par rapport aux participantes que par rapport à l’art-thérapeute, la mettant dans une position de maîtresse d’école. Cependant les participantes semblent ne pas être dupes et l’engagent parfois à se mettre au travail, sous le couvert de l’humour. Parole qui ne semble que l’effleurer, Thibault esquissant simplement un sourire. Thibault se soucie aussi de savoir si l’art-thérapeute a correctement fait son travail en les prévenant par exemple de son absence. Il semble ainsi avoir des difficultés à tenir sa place. Souvent Thibault fait référence à son ancienne art-thérapeute expliquant qu’elle procédait de telle ou telle façon. On peut ainsi s’interroger sur la manière dont il a vécu son départ et sur ce qu’il projette par rapport à un proche avenir.

 

Durant la séance Thibault travaille souvent la gouache, qu’il dilue à l’eau, inondant littéralement la feuille et débordant régulièrement sur la table. Il met beaucoup de temps à faire des choix, expliquant ainsi un jour qu’il y avait trop de variétés de couleurs disponibles. Il ira jusqu’à vouloir créer une palette pour pouvoir déposer toutes les couleurs. Pour réaliser sa production il utilise soit des pinceaux soit des mouchoirs en papier. Ceux-ci se décomposent assez vite, tombant littéralement en miette. Le frottement du papier sur la feuille crée des pelures et la feuille s’use vite, proche de se trouer. Il utilise des formats de papier divers. Cependant il peine à employer d’autres matières ayant une idée bien arrêtée sur chaque matériau, idées qu’il partage facilement avec les autres. Il accepte mal d’ailleurs les avis contraires que ce soit de la part de l’art-thérapeute ou de la stagiaire ou d’autres patients.

 

Pendant une séance il peut facilement aller voir les réalisations des autres participants, n’hésitant pas à donner son avis, voire même des conseils. Cette attitude an atelier, reflet d’une socialisation aisée contraste avec les éléments de l’anamnèse du patient. Il travaille en général debout dans une grande liberté de mouvement, tournant sa feuille, la soulevant et la balançant de manière à travailler sa matière diluée pour obtenir divers effets. Il semble combattre avec cette texture liquide, évitant à tout prix qu’elle ne coule. Mais à d’autres moments il étire cette texture jusque sur la table. Il peut faire plusieurs créations dans une séance. A un certain moment il a travaillé le liant acrylique tout en épaisseur. Par contre il refuse d’utiliser l’acrylique arguant une matière trop difficile à détacher (palette, vêtements…) et ne semble pas entendre nos conseils d’utilisation.

 

Le problème posé par Thibault s’est installé petit à petit, au fil des séances. Thibault semble de prime abord être un patient sans problème et pourtant il ne cesse d’interroger notre pratique. En effet Thibault en arrivant a mis de plus en plus de temps à se mettre à faire, trouvant diverses parades à l’action. Puis un jour il a proposé un projet, ce qui ne lui était jamais arrivé jusque là. Habituellement il semblait plus en panne d’inspiration, rêvassant face à la fenêtre. Voici son idée de départ : à l’aide d’une ficelle accrochée à sa palette et d’une feuille posée au sol il voulait réaliser une peinture. Mais très vite c’est posé le problème du sol. Thibault avait peur de salir son format en le posant à même le sol. La question de la ficelle s’est elle aussi posée.

 

En tant qu’art-thérapeute la première idée qui m’est venue était de me dire qu’il fallait à tout prix que Thibault réalise ce projet. Pour une fois qu’il apportait une idée, un désir avec lui, il fallait s’en saisir et lui permettre de le mener à son terme. Alors dans ce rôle de l’art-thérapeute qui consiste à être un facilitateur, un accompagnateur nous l’avons aidé à recouvrir le sol de papier kraft. Thibault a trouvé du kraft gommé qu’il a entortillé pour en faire une ficelle, qu’il a accrochée à la palette. Et de fil en aiguille Thibault s’est saisi de son désir pour le réaliser. Cela lui a permis de créer une œuvre sur un très long format en diversifiant sa technique humide habituelle. Production qu’il a fièrement accrochée au mur pour la regarder de plus loin, la montrant ainsi à tout le monde.

 

Pour tous ceux qui connaissent le grand D.W. Winnicott il ne leur aura pas échappé que la notion de ficelle apparaît dans son livre Jeu et réalité. La ficelle comme un lien, un moyen de garder le contact avec l’autre. Winnicott explique que « La ficelle peut être considérée comme une extension de toutes les autres techniques de communication. (…) permet d’unir, mais elle aide aussi à envelopper des objets et à maintenir ensemble des matériaux distincts. (…) a donc, pour tout individu, une signification symbolique ; une utilisation excessive de la ficelle peut indiquer l’instauration d’un sentiment d’insécurité ou l’idée d’une absence de communication. » (p.55)

 

Thibault demandait-il tout simplement à communiquer avec nous ? N’avait-il trouvé que ce moyen-là ? Etait-ce une façon de garder un lien avec nous ? De vérifier qu’il y avait bien un lien ? Lorsque Thibault a expliqué son projet, dans mon esprit se sont formées deux images : celle du petit enfant qui traîne son doudou derrière lui et celle du jeu de la bobine de Freud. Image de l’enfant cherchant à faire des liens, vérifiant que la bobine revienne bien après qu’elle soit allée au loin tout comme la mère qui disparaît quelques minutes pour revenir ensuite : permanence des objets/ permanence de la mère,

apparaître/disparaître/reparaître. Un hasard voulait que nous lisions Winnicott pour un cours et cela m’a tout de suite évoqué cette notion de mère suffisamment bonne. Face à cette demande de Thibault une réponse s’imposait. Il fallait y répondre, il fallait lui permettre de faire cette expérience du lien au travers de la médiation mais aussi avec l’art-thérapeute. Etre présente, accompagner, aider m’a paru être la meilleure solution. Faire office de mère suffisamment bonne. Savoir trouver la bonne dose. Ne pas aller au-devant des désirs du petit enfant mais ne pas le nier. Trouver le juste équilibre. Lui permettre de faire ce lien entre dehors et dedans, intérieur et extérieur, la continuité et la rupture.

 

De cette première production en a découlé une autre plus en rapport avec son travail précédent : des expérimentations autour de la gouache et de la dilution à l’eau. Il s’empare d’un élément comme base et travaille sur la limite, le cerne. Suite à cette production il exprime un certain mécontentement posant un regard critique sur son travail. Il décide donc de retravailler sa production à l’éponge afin d’estomper les éléments. Au final il dit être dérangé par une couleur et explique vouloir jeter son travail. Il accepte de le garder jusqu’à la prochaine séance et décide de ne plus le jeter.

 

Lors de cette séance suivante il s’approprie l’aquarelle mais est toujours insatisfait et a beaucoup de difficulté à exprimer son ressenti. Thibault se situe dans l’intellectualisation, comme s’il refusait de livrer quelque chose de lui. Il n’est peut-être pas anodin qu’il soit dans l’utilisation d’une ficelle comme une mise à distance de son propre moi par rapport à la médiation.

 

Me trouvant confrontée à cette problématique de la limite et aussi de la séparation nous avons décidé de proposer à Thibault un travail en binôme. Dans ce cadre deux consignes lui sont données successivement. Le travail consiste donc d’abord à partager une feuille en deux en la pliant. Chacun choisit ses couleurs de gouache, ses pinceaux et un gobelet d’eau. Nous avions choisi de travailler avec la technique de Thibault afin de ne pas trop le déstabiliser. Thibault a eu le temps de faire son rituel de préparation du thé habituel et d’échanger avec les autres. Chacun a investi son espace, Thibault a pris beaucoup de temps dans le choix des couleurs mais par la suite il a peint de manière autonome. Le  résultat final a été très surprenant : chacun de nous avait investi sa partie sans aller dans celle de l’autre. Une frontière bien délimitée apparaissait : quelques millimètres du côté de l’art-thérapeute et quelques centimètres du côté de Thibault. Ce fut assez étonnant ! Côté thérapeute nous avions eu la sensation d’un travail seul qui aurait pu être fait en individuel. Par contre du côté de Thibault sa réaction fut plus inattendue : il parle en effet d’un accompagnement de la part du thérapeute et dit être satisfait de sa production, il exprime même un commentaire vis-à-vis de la création de l’art-thérapeute : « désordonnée ».

 

Dans un deuxième temps et à la demande de Thibault une autre consigne est donnée. Il s’agit cette fois-ci d’utiliser le pastel gras et la gouache, la feuille étant commune aux deux protagonistes. Il s’agit de choisir chacun un pastel gras et de poursuivre le trait tracé par la personne en le continuant là où il se terminait. Le patient doit décider de la fin de cette phase et ensuite chacun choisit une couleur de gouache. Avec cette gouache, chacun à son tour remplit  les surfaces, puis le patient décide à nouveau de la fin du travail. Ce travail d’un type plutôt ludique, pouvant amener les deux participants à établir une véritable complicité et être un moment de plaisir, ne semble pas avoir été perçu de cette façon par Thibault.  Ainsi lorsque nous évoquons le jeu d’échec, dans un certain esprit, Thibault pense plus à un combat. Il met beaucoup de temps à choisir l’emplacement de sa couleur et ressent toujours le besoin de savoir où a été posé le dernier coup de pinceau. Il ne semble absolument pas dans le plaisir. Avec ce type de consigne, pour la première fois, apparaissent des traits se refermant sur eux-mêmes pour former deux cœurs, éléments très basiques, évoquant les dessins de cahier d’écolier. Par la suite il forme des gribouillis. Il existe réellement un temps de réflexion très long entre ses choix de couleur. Il explique simplement qu’il ne pourra pas utiliser sa technique de la feuille qu’il bouge, mais s’en accommode et, faisant preuve de capacité d’adaptation, ne se dévalorise pas cette fois-ci. Thibault s’interroge beaucoup sur le but de l’exercice, mais il semble rassuré par nos explications.

 

Lors de la séance suivante Thibault arrive avec du retard pour un problème de réveil. Par la suite il prend son café, bavarde et commence réellement la mise au travail à 11h30, ce qui suscite de nombreux traits d’humour de sa part comme de la mienne. Thibault ce jour-là évoque d’ailleurs des « problèmes de coordination avec des déplacements inutiles ». Il semble parfois se perdre dans les méandres de ses réflexions et nécessite des recadrages constants. Cette séance est consacrée à un travail seul « comme un grand », ce qui est relevé par Thibault et le fait sourire.

Finalement il  réalise une production et éprouve de la difficulté à terminer ce qui nécessite de poser une limite. Il finit par ranger son matériel.

 

Après deux absences de Thibault, un travail en binôme est à nouveau proposé avec Emmanuelle, notre stagiaire. Un travail à partir d’un « squiggle » est donné dans un premier temps. Production réalisée aux pastels gras puis reprise à l’essence de térébenthine et à l’huile de lin. Dès le début Thibault semble attendre pour se mettre à produire, en le questionnant nous réalisons qu’il n’avait pas compris tout à fait la consigne. Il reparle de la précédente consigne, tout comme il reparle parfois de la manière de travailler de son ancienne art-thérapeute. Thibault se noie dans des questionnements sans fin. Il semble avoir d’énormes difficultés à lâcher prise tout en prenant plaisir  à peindre par moment. Thibault semble pris au jeu malgré lui.Par la suite il finit le travail seul. Il trouve la réalisation confuse, ne voyant que des détails, n’arrivant pas à y trouver d’unité. Il explique qu’il éprouve beaucoup de difficultés à se concentrer tant dans sa vie quotidienne que dans notre atelier mais aussi dans un atelier poterie en ville.

 

Aujourd’hui Thibault arrive à l’heure. Il sort sa pochette de peintures et décide de les regarder. Il accroche les deux productions faites en binôme. Il explique avec beaucoup d’humour que les zigzags sont typiquement des graphismes d’art-thérapeute. Nous lui répondons par l’humour en évoquant les œuvres désordonnées des art-thérapeutes ce qui l’amuse. Lors de ce moment de bilan et de retour sur sa création, Thibault dit qu’il y a de belles choses et semble satisfait de son travail. Dans sa réalisation il utilise un système de pochoir jouant ainsi sur les transparences et les chevauchements de couleurs. Finalement il utilise l’eau pour estomper les formes. Thibault semble avoir de la difficulté avec la notion de netteté, rendant souvent les formes floues, de quelque chose de net surgit ainsi de l’indéfini.

 

De cette séquence de prise en charge une ligne de conduite s’est petit à petit dessinée. En effet il nous a semblé important de proposer une prise en charge structurée qui se calquerait sur un modèle de « mère suffisamment bonne » de Winnicott. Cela nous a semblé correspondre à un besoin actuel de Thibault, un accompagnement de Thibault à la place où il se situait. Au travers de son attitude, de son travail plastique il semble être dans une phase de régression, se replaçant dans une place de petit enfant. Le protocole suivant lui a été proposé : alterner les moments de travail en binôme soit avec l’art-thérapeute, la stagiaire ou encore un autre participant et les moments de travail seul afin de développer cette capacité à être seul. Il lui a été clairement dit que même seul il était entouré par l’art-thérapeute, la stagiaire comme ressources potentielles. Le travail à deux a été donné dans l’optique d’une réassurance, afin de lui permettre de cheminer en diminuant son anxiété. Il ne s’agit à aucun moment de faire à sa place mais plutôt de s’adapter et de lui permettre de prendre de l’autonomie. Le but escompté est une capacité progressive à faire tout seul et à entrer en création de plus en plus tôt après son arrivée dans l’atelier. Il s’agit donc de créer un sentiment de continuité tout en amenant la rupture par moment. Il s’agit aussi pour Thibault de créer à partir de ce qui est présenté au préalable mais sans qu’il ait à se poser la question, tout comme l’enfant pense avoir créé le sein que la mère en fait lui présente. Tout ceci dans le but de développer sa capacité à jouer, créer afin qu’il puisse en bénéficier aussi dans sa vie quotidienne.

 

Aujourd’hui Thibault, face à une autre participante de l’atelier qui semblait dans une impasse lui a donné une liste de possibilités de création. Cela semble démontrer qu’il connaît les ressources, les possibilités mais qu’il n’est pas en mesure de les appliquer. D’où une interrogation sur cette impossibilité. Si cette difficulté découle d’un trouble de la concentration et non d’une fuite de la création quelle conduite devons-nous adopter ? Comment remédier à ce trouble ? Mais si ce trouble était en fait une rationalisation, autrement dit un moyen pour Thibault d’expliquer un problème d’ordre psychologique par un problème qui serait d’ordre somatique la question de l’aide resterait ouverte.

 

Dans cette prise en charge nous semblons dans une sorte d’expectative, une confusion, sans doute due à la demande floue de Thibault. Il semble donc important de mettre en place notre propre capacité à jouer et d’être un médium malléable (Marion Milner) afin d’offrir à Thibault plusieurs possibilités et de lui permettre de définir clairement sa demande. Le fil se déroule donc, il se tricote, se tisse au fur et à  mesure et le résultat semble encore indéfini !

 

 

Delphine Ohl, Art-thérapeute.

   

2008