D.Friard, A.M. Leyreloup, M.Rajablat, infirmiers de secteur psychiatrique, Groupe de Recherche en Soins. Service du Dr. Windisch (94).
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Dans ce texte, trois "je" infirmiers réfléchissent à la ligne de partage entre l'aspect technique d'un soin banal : la toilette et ce en quoi elle s'inscrit dans le sacré à travers trois grands moments, trois passages importants : la naissance, la maladie et la mort.
Les Moira, filles de Zeus et de Thémis, les Parques romaines disposaient du fil de la vie de chaque Un. Clotho tenait la quenouille, et filait la destinée au moment de la naissance. Lachésis tournait le fuseau et enroulait le fil de l'existence. Atropos coupait le fil et déterminait la mort. Nul ne pouvait défaire ce qu'elles avaient filé, ni les dieux, ni les hommes.
File Clotho et ne lâche pas ta quenouille, tourne ton fuseau Lachésis, enroule ton fil, attend Atropos, pas tout de suite, ne coupe pas encore.
Ce qui donne un sens au monde" "Prendre soin" de la vie pour qu'elle puisse demeurer et se perpétuer ... pour survivre, rester en vie ... et à nouveau donner naissance est une nécessité vitale. Cette nécessité est tellement vitale, non seulement pour la survie de l'individu, mais pour celle du groupe que "les façons de faire" élaborées autour des pratiques du corps et des pratiques alimentaires ont donné lieu à des rites, c'est-à-dire qu'elle ont été investies d'un caractère sacré. ...
Le sacré c'est ce qui donne un sens au monde, un sens qu'il ne possédait pas par lui-même à l'origine. C'est ce qui fait subir à la nature et aux relations humaines une transfiguration ... 3 C'est ce qui relie les hommes entre eux par l'intermédiaire d'une adhésion à un sens, à une dimension symbolique."
File Clotho et ne lâche pas ta quenouille, tourne ton fuseau Lachésis, enroule ton fil, attend Atropos, pas tout de suite, ne coupe pas encore.
La naissanceLe premier de tous les seuils, celui qui entraîne tous les autres est la naissance, point de départ de tous les soins dans toutes les sociétés du monde.
Un ventre rond.
Des vagues dans cette rondeur qui font creux et bosses tel un passage du Cap Horn.
Des moments de fous rires devant ce ballon bosselé.
S'adapter à ce nouveau corps, s'adapter à cette venue. Et puis se laisser guider vers un accouchement qui se veut sans danger pour la mère comme pour le bébé.
La future maman est enveloppée dans un environnement aseptisé, avec des professionnels multiples qui la guident et la conseillent tout au long de ces neuf mois.
L'accouchement est programmé mais c'est le bébé qui a choisi la date et l'heure de son arrivée.
Le cordon est coupé.
A peine le temps de la voir, que déjà la petite nana est partie, enlevée par des mains expertes mais inconnues.
Elle est à la Toilette/Aspiration/Désinfection/Vérification.
Un mur nous sépare déjà.
J'avais eu le temps de voir ma première fille, de la toucher, de l'embrasser. Elle était restée sur mon ventre ... longtemps, tendrement posée, toute douce et toute chaude. C'est une chaleur particulière celle du nouveau-né, une chaleur que l'on ne peut pas oublier car c'est un partage entre les deux corps, chacun donnant et prenant de l'autre sa puissance. On donne encore un peu de vie à ce moment là.
Déjà au XVIIIème siècle, en Languedoc, on remettait près de sa mère l'enfant qui venait de naître pour ne pas l'éloigner de la chaleur d'où il était censé renaître. On l'enveloppait auparavant dans une chemise appartenant à son père pour que celui-ci ne soit pas absent de cet instant.
Pour ma deuxième fille, c'est bien différent.
Elle est loin ... si loin derrière le mur en face de moi. Je ne connais ni sa chaleur, ni son odeur. Je l'ai si peu vue que je me sens frustrée.
Et voilà qu'elle ne reviendra pas ce soir : elle a froid, elle a été mise en couveuse pour qu'elle se réchauffe. La couveuse est un appareil programmable qui maintient chaleur, oxygène et humidité à un degré constant. Mon corps ne peut pas rivaliser ... Dans les campagnes, à la fin du XVIème siècle, le père tuait un mouton, dont la chair servait au repas de fête et dont la peau enveloppait l'enfant. Ainsi, il n'avait pas froid.
Je me rattraperais demain pour son premier bain.
Premiers soins, premiers bains ... Ici, c'est la puéricultrice qui s'en occupe.
Une symbolique de survieLa puériculture traditionnelle, selon F. Loux 4, est un mode de prévention orienté vers une symbolique de survie. Les pratiques et les croyances se sont ainsi élaborées pour permettre à un petit homme de devenir vigoureux et productif. Après la révolution pasteurienne, les pratiques de soins d'hygiène aux enfants vont subir de profondes transformations.5 On observe alors un décalage important entre d'un côté la société d'origine rurale qui perpétue la puériculture traditionnelle avec ses rites et ses croyances, et la médecine hygiéniste de l'autre qui ne décode plus le sens, le symbolisme et la protection de cette médecine traditionnelle. Les médecins, les professions paramédicales et les instituteurs vont soutenir le discours hygiéniste. Les représentations du corps, les usages, les croyances, et la notion d'intimité vont s'en trouver modifiées. Les règles de puériculture sont désormais enseignées dans des écoles et sont devenues modélisantes. Ainsi le Catéchisme de puériculture pratique et moderne du Dr Demirleau, paru en 1920, prétendait enseigner la puériculture comme le catéchisme pour le croyant, celle-ci étant pour lui une somme de règles, de savoirs et de dogmes d'une vérité entière et première.
Je demande à assister à sa toilette, ce sera en fait le dernier jour avant la sortie. On vient nous chercher toutes les deux. Mon bébé dort. Réveil un peu musclé pour une toilette minutée : déshabillage avec les conseils qui vont avec, savonnage et rinçage en technique (le rinçage se fait sous le jet d'eau d'un lavabo), séchage vigoureux, soins au cordon, on montre à la maman, habillage. Le bébé hurle mais c'est normal, c'est une tonique. Retour à la chambre.
Retour aux eaux maternellesPour ma première fille, aidée d'une puéricultrice, dès le premier jour, on pouvait si on le désirait faire les soins et la toilette de son bébé. A la sortie, on est souvent seule et pour conjurer quelques petites angoisses ce n'est pas si mal d'essayer sous des yeux experts.
Ce premier bain, sorte de retour aux eaux maternelles qui l'ont bercées, va être préparé comme un cérémonial. La salle de bains est attenante à la chambre. Une petite baignoire à hauteur calculée pour le dos des mamans, l'eau est un tout petit peu au-dessus de 37°. On parle à mi-voix, j'ai l'impression de partager un mystère d'une grande importance et je suis très émue. Le bébé est déshabillé, pas très adroitement, j'ai le souvenir d'une certaine appréhension, peur de faire mal, de casser ...
J'enveloppe le bébé dans mes bras, le gauche dessous, la main sous les fesses, le bras tenant le dos et son épaule, la droite par dessus en arrondi qui va soutenir la tête et l'autre épaule. Je le porte au dessus de l'eau puis très lentement, on s'enfonce tous les deux dans l'élément liquide. La pesanteur diminue, le bébé n'a pas l'air surpris, son corps se détend totalement. Mes mains ne servent plus à grand chose, la gauche laisse libre le petit corps et vient prendre la place de la droite pour tenir la tête. Et pendant un long moment, mon bébé va barboter, au rythme de l'eau. Ses yeux, très noirs, profonds, vont s'ouvrir. On se noie toutes les deux dans un amour sans fin. Puis, l'eau rafraîchissant, un léger rappel à l'ordre de la puéricultrice nous font revenir à la réalité.
Un lavage léger avec un produit qui sent la sauge, une caresse douce sur tout le corps, je te visite. Puis, c'est la sortie de l'eau, pas trop vite pour que la pesanteur ne soit pas trop dure à supporter. Enveloppement dans une serviette chauffée sur le radiateur. J'apprends à te sécher, il faut vérifier les recoins, les fentes, les creux, j'ai l'impression de faire un inventaire. Tout est là, en place, seul le cordon ou plutôt ce qu'il en reste garde la trace de ton passage de moi à toi.
La puéricultrice me donne la bouteille de parfum, une friction pour l'énergie, et je t'habille.
Tu "sens bon". Tu sens la sauge, le parfum, l'odeur des vêtements.
Il me semble pourtant qu'hier en te tenant dans mes bras, tu avais une autre odeur, la tienne.
Dans l'ère hygiéniste, l'odeur doit être parfum, sinon elle devient tabou.
Une maman, deux bébés, deux premières toilettes à quelques années d'intervalle, deux méthodes. Une toilette lavage efficace et rapide, rituelle, imposée à l'enfant, il est propre, astiqué mais ne participe pas. Une autre, toilette plaisir, où le temps est annexé sur le refroidissement de l'eau du bain, prétexte à une relation sensuelle et physique entre la mère et le bébé, moment propice à la détente où le bébé va être partie prenante du soin. Toutes les deux seront une toilette inventaire, qui, avec une technique différente, permettra d'affirmer l'intégrité de ce nouveau corps, sa conformité aux attentes de la mère, du médecin, de la société. Premières toilettes. Vont-elles augurer des autres, de toutes les autres qui suivront jusqu'à la dernière ?
File Clotho et ne lâche pas ta quenouille, tourne ton fuseau Lachésis, enroule ton fil, attend Atropos, pas tout de suite, ne coupe pas.
Un matin d'hiver, le Maire de la commune nous téléphona pour nous demander de l'aide. "Il y a une gamine, retranchée dans une vieille bâtisse de la rue de l'Ayguade, derrière la halle. Le garde champêtre y est allé. Il a pas pu l'approcher, elle veut rien entendre. Y faut faire quelque chose sinon, elle va mourir c'te petite. Ils annoncent de la neige !;"
Ses odeurs l'avaient trahiesUn aréopage de notables, de bigotes et d'anciens tenait conseil au pied de la bicoque. Gendarmes et ambulanciers se tenaient prêts à intervenir. Nous sommes montés, le psychiatre du Centre, le Maire et moi. Elle était recroquevillée dans le coin d'une pièce murée. Elle ne voulait ni voir ni entendre. Elle se balançait sauvagement d'avant en arrière dès que nous cherchions à l'approcher. En fait, elle se terrait dans ce taudis depuis plusieurs semaines ou plusieurs mois, sans que nous le sachions. Ses odeurs l'avaient trahies. Elle ne semblait pas en détresse physique majeure. De plus, elle semblait nous écouter lorsque nous lui parlions. Nous pouvions peut-être commencer les soins là, maintenant, en nous gardant d'intervenir de manière autoritaire. Il fut convenu que le garde champêtre lui apporterait un duvet en attendant qu'elle accepte de nous suivre. La matrone de l'auberge du village se chargea personnellement de lui mitonner deux petits plats par jour et de les lui apporter. Le médecin généraliste nous proposa de venir l'ausculter dans la semaine. Quant à moi, je vins la voir chaque jour, sans parler, sans bouger. Pour pouvoir l'atteindre, pour pouvoir la toucher, chaque Un d'entre nous a tissé autour d'elle une enveloppe d'attentions, de chaleur humaine, de gestes et de mots. Nous avons façonné une coque, maintenante et contenante, gorgée de tous nos "bons soins". Sans déchirer sa peau, sans violer son âme, nous avons réussi à ce qu'un jour elle accepte de nous suivre à l'hôpital. Avec Noa, nous l'appellerons ainsi, nous fîmes un grand voyage de sens dessus dessous. Dans un premier temps, toutes les tentatives de relation verbale ne provoquaient qu'une extrême agitation, renforçant ce que nous cherchions à limiter : son angoisse de morcellement et de dépersonnalisation. Dès que nous lui parlions, elle fermait les yeux et se bouchait les oreilles. Ce qu'elle montrait à chaque un de nous, laissait penser qu'elle cherchait à éviter que les mots des autres n'entrent dans sa tête. Elle mangeait à peine et refusait de se laver de peur que nourriture ou eau n'envahissent son corps et le fasse exploser. De longs jeux de main et d'eau nous ont permis dans un premier temps de "parler" ensemble. Elle nous autorisait à nous approcher de plus en plus près d'elle, sans pour autant nous permettre de la toucher. Or, elle ne se lavait toujours pas ! Autant la bonne odeur est fugace et quelquefois nostalgique, autant la mauvaise odeur, elle, pue l'intimité d'autrui. Remugles fétides d'urine et de fèces, mais aussi de menstrues. Nous étions, les uns et les autres, saisi dans notre corps propre. Nous ne pouvions pas ne pas voir, ne pas sentir, ne pas ressentir. Odeurs humaines qui dérangez en titillant nos sens à propos de sexe, de péché et de mort !...
Comme nous aurions aimé la plonger dans une bonne et belle eau, tiède et moussante. Nous rêvions de ce moment béni où elle accepterait un bain. Nous l'aurions savonnée doucement. Nous l'aurions tenue dans nos bras pour la bercer dans l'eau ... Nous l'aurions débarrassée de cette vielle peau crasseuse et répugnante, triste témoin d'histoires sans doute sordides.
Pour l'heure, elle n'acceptait que l'eau. L'Eau, source de vie, centre de régénérescence et moyen de purification ... L'Eau qui révèle le sacré de toute chose et manifeste ce qui nous transcende ...
La dernière forteresseHumbles mortels, nous cheminons durant tout notre vie sur son bord. Le bain fait partie des scènes de la vie quotidienne à l'asile. C'est un rituel d'entrée dans un service, peut-être un rite de bienvenue, notre manière à nous d'accueillir le voyageur ou le pèlerin de la folie. C'est peut-être aussi un rite de préservation sanitaire, évitant la contagion ou encore un rite purificatoire, destiné à nettoyer "l'égaré" de ses fautes, de son passé, de sa folie. En tous cas, cet acte est une cérémonie. Les Prêtres ou les Sages utilisaient l'encens pour symboliser la fumée du sacrifice, et son parfum pour rendre tolérable les odeurs trop humaines. Nous aussi, infirmiers, officions avec des substances purificatrices : des savons liquides, des bains moussants et des eaux de Javel. Nous devions patienter, alors que nos limites semblaient atteintes. Laver quelqu'un peut être une forme de "vandalisme", au même titre qu'une effraction de domicile. D'ailleurs, la puanteur reste parfois la dernière forteresse pour préserver un espace intime, béant sur le trottoir. La cohésion et le dynamisme de l'équipe commençaient à s'effriter. Les médecins nous avaient lâché depuis longtemps. Seules, la psychomotricienne et la psychologue sentaient, elles aussi, la jeune fille se détendre peu à peu sur le plan corporel. Convaincues des progrès et devant la difficulté (ou peut-être l'impossibilité) de symbolisation, les bains se sont imposés comme les seuls médiateurs possibles entre elle et nous. L'eau, pas plus que nous-mêmes, ne l'ayant envahie, Noa a pu cheminer.
Jeux d'eauCes jeux d'eau ont eu une valeur psychothérapique qui lui ont permis de sortir de sa forteresse, de venir à nous, de se laisser apprivoiser. Et c'est ainsi, qu'au cours d'un bain, apparemment comme les autres, les choses ont basculé. Elle a commencé à taper l'eau avec ses doigts. Moi, je rêvassais au soleil, aux îles, à la mer, aux tam-tams de son pays ... Alors, j'ai répété les mêmes gestes qu'elle, en accélérant le rythme, en amplifiant le mouvement. Nous avons joué cette musique longtemps, très longtemps, jusqu'au moment où, elle a tapé si fort dans l'eau, qu'elle m'a aspergée. Je devais avoir l'air bien penaud car c'est elle qui m'a relevée en riant... C'était la première fois qu'elle touchait l'un d'entre nous et qu'en échange, l'un d'entre nous pouvait la toucher. Cette histoire est une goutte d'eau dans la mer, ou encore une goutte qui fait déborder le vase. Une toute petite gouttelette qui perle au robinet, qui s'enfle, qui s'arrondit puis s'étire et se détache. Une toute petite gouttelette qui nous éclabousse alors, éclat d'eau dont le souvenir pérenne, parfois fonde l'événement et insuffle l'énergie pour poursuivre l'aventure du soin.6
File Clotho et ne lâche pas ta quenouille, tourne ton fuseau Lachésis, enroule ton fil, attend Atropos, pas tout de suite, ne coupe pas encore.
Lucienne est quelqu'un d'important dans ma vie professionnelle. C'est autour de ce que je pouvais percevoir de son vécu et de la façon dont elle était perçue, exprimée, écrite par le groupe soignant que j'ai rédigé mon travail de fin d'études d'infirmier, qui s'appelait alors joliment un "vécu". C'est Lucienne qui m'a assisté lors de ma pratique du diplôme.
Lucienne est morte il y a près de quinze ans. Après une vie toute entière passée à l'hôpital, que reste-t-il de Lucienne ? Même pas un nom sur une tombe. Après avoir perdu son vieux père, Lucienne était seule, seule au monde, seule avec l'institution. Ses restes reposent dans une quelconque fosse commune. Les morts n'ont pas de troubles du comportement. Ses restes pouvaient être mélangés à ceux des pauvres, des exclus, des sans tombe, des sans inscriptions symboliques.
Lucienne était atteinte d'une maladie rare qui associe rétinite pigmentaire, débilité et comitialité. Après avoir passé toute son enfance dans diverses institutions, Lucienne atterrit dans une unité psychiatrique. Ses troubles caractériels y firent merveille.
Un jeu entre Lucienne et moiLorsque, jeune élève-infirmier j'arrivais dans cette U.F., la situation était devenue folle. De nombreuses crises d'épilepsie avait impliqué la prescription de traitement anti-comitiaux que Lucienne refusait de prendre. Chaque prise de traitement donnait lieu à des scènes de violence et de contre-violence inouïes. Convaincue de la nécessité de ces prises l'équipe écrasait les médicaments, pinçait le nez de Lucienne pour l'obliger à les accepter. Lucienne pesant une petite centaine de kilos, cette prise de force était plutôt sportive. On ne comptait plus les accidents de travail : épaule démise, fracture des phalanges, etc. Toute la prise en charge de Lucienne se résumait à cette épreuve de force.
Il est évident que dans un tel contexte, il n'y avait plus rien de soignant et que seuls primaient les bénéfices secondaires de Lucienne et des membres de l'équipe. L'observateur extérieur que j'étais ne pouvait que percevoir ce cercle vicieux et chercher à éviter une épreuve de force aussi perverse qu'inutile.
Le manque de personnel aidant, je me retrouvais vite seul pour infliger son traitement à Lucienne. Plutôt que d'écraser les cachets, je les laissais entiers et proposais à Lucienne de prendre son traitement. Celle-ci m'ayant envoyé me faire pendre ailleurs, je posais la coupelle sur une table et lui dis qu'elle pouvait faire ce qu'elle voulait, c'est elle qui faisait des crises d'épilepsie pas moi et lui tournais le dos. Dix minutes plus tard, Lucienne me ramenait la coupelle vide.
Après quelques péripéties qu'il est inutile de rappeler ici, l'équipe cessa d'imposer un traitement que Lucienne acceptait. Il en est resté un jeu entre Lucienne et moi. Celle-ci venait me voir avec un sourire aux lèvres et me disait: "Je prendrais pas mon traitement. Faudra me le donner de force!" et nous rejouions la même scène.
Le rôle des femmesLucienne s'est éteinte d'un arrêt cardiaque quatre ans plus tard, en 1983. Les formalités légales accomplies, il fallut faire la toilette mortuaire. Je n'en avais jamais réalisé. A aucun moment la sublime formation psychiatrique qui m'avait été infligée ne lavait mentionné. Je n'en connaissais l'existence que par les traditions familiales de ma Bretagne natale. On y mourrait encore chez soi. La toilette mortuaire ? J`en savais que c'était le rôle des femmes, de celles qui mettent les enfants au monde. Maintenant que la matrone n'existe plus, c'est souvent à l'infirmière que revient ce rôle. A l'infirmière oui, mais à l'infirmier ?
Heureusement, ma collègue, tout aussi bretonne que moi mais plus expérimentée me proposa de s'en charger.
"Avec votre relation, çà sera trop difficile pour vous ... Je vais le faire.;"
Exquise délicatesse, conviction que " pour mettre à distance la mort, il fallait avoir assez de force - ce qui était impossible à celui qui était trop impliqué affectivement." 7 ou sensation d'un sacrilège ?
"Comme la matrone, l'infirmière est une femme censée posséder des savoirs sur le corps. La différence importante est d'ordre symbolique : la matrone était déléguée par la communauté villageoise, l'infirmière est une professionnelle. Aussi peut-elle accomplir les gestes techniques relatifs à la mort, mais elle ne peut – d'elle-même - leur donner une dimension symbolique."8 Les femmes accompagnent la mort comme elles accompagnent la naissance. Les soins et les rites de la mort sont une transposition inversée des soins et des rites de la naissance. Les signes s'alternent. C'est tout ce qui est appris, découvert, compris autour de la vie qui éclôt et s'éveille, qui sert à apprendre, comprendre, savoir accompagner la vie qui diminue et s'achève vers un au-delà mystérieux. Aussi est-il impensable de pouvoir donner des soins aux mourants sans avoir été initié à donner des soins à la mère et à l'enfant. On ne peut impunément entourer de soins le dernier grand passage de la vie sans avoir connu, donné, procuré les soins autour de la naissance.
Quelque chose en moi s'est cabré. J'aurais du être soulagé de ne pas avoir à tremper mes mains dans ce qui m'apparaissait comme une corvée. Il me semblait, à ce moment là, que je devais participer à cette dernière toilette, que je devais accompagner Lucienne jusqu'à cet ultime moment, que d'une certaine façon je ne pourrais plus être infirmier si je me défilais. Il me fallait dire non à cette mort médicalisée, prise en charge par des professionnels, à cette mort réduite à un corps d'où le social était absent. Il me fallait être là pour le rituel, parce que j'étais la seule personne à pouvoir l'incarner.
"
Des rituels comme la toilette du mort sont destinés à séparer le corps, à mettre le mort à sa place, à permettre au travail de deuil de s'accomplir. Sans traitement du corps, peut-il y avoir un travail du deuil ?"9
Je participais donc à la toilette mortuaire de Lucienne. Pour être honnête, ma collègue accomplit l'essentiel des gestes qu'elle n'aurait pu de toute façon effectuer seule vu le poids de Lucienne. Dernière toilette effectuée dans les règles de l'art infirmier : toilette du visage, des mains et du corps selon la technique du bain de lit pour éviter que la morte ne soit découverte : ultime respect de sa pudeur, abandon du corps naturel et préparation du corps culturel, civilisé, cérémoniel, exempt de toutes atteintes, prêt à être exposé aux membres de la famille, en passe de devenir un élément de la lignée familiale et de la mémoire collective. Quelle lignée, quelle mémoire ? Il n'y avait que ma collègue et moi.
Expulsion du corps naturel par la toilette. L'eau ne sera pas jetée dans l'évier, mais sur le parterre de fleurs, car elle contient encore un peu de Lucienne. Mélange de rituel immémorial et de savoir technique. Obturer les orifices naturels avec du coton cardé, ramener les avant-bras et croiser les mains sur la poitrine. Tirer légèrement sur les bras pour éviter la raideur qui gêne pour passer les manches. Ramener les deux côtés du drap sur le cadavre et le replier de la tête aux pieds.
A ce moment là, nous sommes les seuls vivants autour de Lucienne, nous sommes sa communauté, nous sommes l'humanité qui enterre et pleure ses morts.
Jamais café pris dans un service de soin ne fut plus nécessaire, jamais café ne fut plus ritualisé.
"C'est mieux pour elle, commence ma collègue, elle n'a pas souffert.
- Avec son emphysème et sa bronchite chronique, c'était écrit."
Nous évoquons nos souvenirs de Lucienne. Les siens ne sont pas les miens. Lucienne qui chante à la réunion soignants/soignés, Lucienne qui se bat avec Fatima et lui arrache sa prothèse de jambe, Lucienne qui dicte un texte pour le journal, "J'ai la conviction que Lucienne joue la comédie. Elle ne mérite aucune indulgence.", délire infirmier sur le cahier de rapport. Lucienne surdosée, dans le coma, Lucienne qui sort du coma quand je rentre de vacances, Lizziane, mon ex-collègue qui, le jour de son départ, menace Lucienne de lui casser la figure. Lucienne, presque belle, avec son air de gros chat ronronnant, au petit bal de l'unité. Lucienne qui prend des airs de stars pour me séduire. Transfert/contre-transfert. Emotions dans une vie de réclusion qui en a eu peu.
Atropos tranchera aussi le fil de nos viesOn pensait autrefois que les morts revenaient sur terre à certains moments (Noël, la Toussaint), on les accueillait en réservant pour eux un couvert au repas.
"C'était un retour rituel, organisé pour que le reste du temps ils ne quittent pas leur place, pour éviter qu'ils ne deviennent des revenants, tout comme la révolte organisée du carnaval permettait, dans la vie quotidienne, le maintien d'un consensus social. Maintenant, le culte des morts a perdu cet aspect, on refuse aux morts de revenir même dans un temps ritualisé; leur retour est alors laissé à l'espace individuel, quasi clandestin de la voyance. Qu'en est-il, alors, de la place des morts dans le souvenir individuel ou collectif ? Qu'en est-il aussi de l'angoisse par rapport à la mort puisque, envisagée ainsi, elle représente une séparation définitive, le silence et l'oubli de la part des vivants ?10N'est-ce pas nous, qui d'une certaine façon, sommes morts ?
File Clotho et ne lâche pas ta quenouille, tourne ton fuseau Lachésis, enroule ton fil, Atropos, coupe le fil.
Nos mains continueront à apaiser, stimuler, relaxer, nos voix à chanter, nommer, bercer, nos cœurs à accueillir, écouter, aimer. C'est la quenouille de Clotho, le fil d'Achésis, nous oublions ainsi qu'Atropos tranchera aussi le fil de nos vies.