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LA LEVEE DE CORPS

Chaque fois que Virginie est hospitalisée (toujours sans son consentement), c’est le même problème. Son état d’incurie est tel qu’il faudrait d’emblée la déshabiller, laver ses hardes, puis la plonger dans un bon bain et la laisser tremper. Il y a plus sympathique comme accueil, surtout pour une femme dont les parents sont morts dans les chambres à gaz.

Catherine et Jocelyne, respectivement éducatrice et ergothérapeute rapportent à l’équipe infirmière qu’elles risquent de ne plus pouvoir accompagner les patients à la piscine en raison de l’incurie de Françoise. Les infirmières leur expliquent qu’elles ont tout essayé : Françoise refuse de se laver avant la piscine alors qu’elle demande un bain le lendemain comme si elle avait besoin d’être sale pour supporter cette activité et pouvoir prendre plaisir à la pratiquer.

A l’hôpital de jour, à la réunion institutionnelle, les places autour de Simon sont systématiquement désertées ; soignants comme soignés préfèrent rester debout plutôt que s’asseoir à ses côtés. L’odeur est décrite comme insupportable. Simon vient d’arriver à l’hôpital de jour, l’obliger à se laver compromettrait son intégration.

Jean-Pierre a progressé, il ne refuse plus de se laver. Il a su imposer avec le temps un rituel dont il semble impossible de le faire sortir. Le lundi, il se lave les bras, le mardi les jambes, le mercredi le tronc, le jeudi les cheveux, le vendredi le sexe, le samedi bain complet et le dimanche repos. Cette inscription corporelle du temps lui permet de supporter la toilette et de participer aux activités à un rythme régulier.

Virginie, Françoise, Simon, Jean-Pierre. Tous ont en commun de négliger leur hygiène corporelle et de mettre à rude épreuve leur entourage. Loin d’être exceptionnel, cet apparent désintérêt est extrêmement fréquent chez les patients atteints de schizophrénie. Il s’agit même d’un des symptômes négatifs de la schizophrénie. Ces troubles du comportement, pour anodins qu’ils puissent paraître dans une première approche, s’avèrent extrêmement difficiles à prendre en charge. Leurs conséquences ne sont pas minces. Ils contribuent à favoriser toutes les infections, toutes les parasitoses, à créer des caries qui transforment des dents saines en chicots noircis responsables de troubles digestifs. Ils participent puissamment au rejet social de sujets déjà stigmatisés par une décompensation et une hospitalisation en psychiatrie à tel point qu’il apparaît illusoire de vouloir réinsérer ces patients si cette difficulté n’est pas en partie résolue.

Face à un tel tableau, contraindre ne sert à rien, il faut éduquer. Chaque fois que j’écris le verbe " éduquer " j’entends une petite voix qui me dit : " Eh Du con ! " et retentit le rire mécanique de Michel.

Une évaluation rapide montre que la personne atteinte de schizophrénie n’a pas vraiment de raison physique de ne pas se laver, qu’elle ne manque pas, en général, de connaissances sur l’hygiène mais qu’elle rencontre des difficultés d’ordre psychologique ou social. Autrement dit le trouble ne porte pas sur le corps-objet mais sur le corps-sujet. Lorsque nous contraignons un patient psychotique à se laver, nous n’apportons aucune vraie réponse à ses difficultés psychiques ; nous ne faisons que répondre à nos propres difficultés ou à celles des autres patients (ce qui est parfois légitime) ; nous nettoyons ce qui de son corps, est objet de soin et nous nous désintéressons de ce qu’il ressent de son corps, de sa façon de le percevoir, de ce dont il se défend en ne se lavant pas. Le manque de soin apporté à sa personne, la crasse, les mauvaises odeurs pourraient avoir pour mission de protéger le sujet de l’éclatement, de la néantisation. C’est ainsi, par exemple, que Michel lorsque ses pauvres défenses menacent de s’effondrer commence par ajouter des couches de vêtement les unes aux autres. Il se constitue ainsi un blindage qui le protège de toute intrusion. L’odeur qui finit très vite par se dégager de ces couches de vêtement lui donne la sensation d’exister. Nous sommes ainsi face à une stratégie inconsciente qui a pour but d’éviter le morcellement.

Eduquons donc.

Mais comment faire l’éducation sanitaire d’un sujet qui n’a pas de peau, pas de frontière entre dedans et dehors, qui ne connaît de " soins corporels " que l’intrusion d’une mère parfois possessive, parfois maladroite ou angoissée, qui se sert de la crasse pour échapper à l’intrusion de l’autre dans son dedans ?

La réhabilitation psycho-sociale fournit un certain nombre de réponses que nous ne développerons pas ici. Nous, nous sommes des poètes. Alors ...

Une campagne de pub

D’abord, il y eut la réunion communautaire hebdomadaire où soignants et soignés échangent autour du fonctionnement institutionnel. Un groupe de patients prend les soignants à partie.

" Cette unité est dégueulasse. Quand on reçoit des visites, on a honte.

Les infirmiers présents ne disent rien. Ils sont en harmonie avec le groupe. C’est vrai que l’unité " Provence "  est le week-end un immonde taudis. Ils ont bien essayé de demander des ASH mais l’administration est sourde. Chaque fois qu’une famille se plaint, ils conseillent d’écrire à la direction de l’hôpital. Maintenant que la commission de conciliation est en place, ils auront un interlocuteur. Le groupe change de discours.

" Je ne mange plus à côté de Jean-Pierre, c’est trop ! 

L’idée est adoptée avec enthousiasme. Deux jours de la semaine vont être consacrés au collage. On va chercher des revues. Delphine et Dominique, les infirmiers, vont accompagner le groupe. On va feuilleter, discuter, découper, coller, échanger pour réaliser des messages percutants. La salle à manger retentit de rires, d’arguments, de contre-arguments. Certains dévient. Aline et Michel vont s’égarer du côté de la nourriture. Mais, çà avance tranquillement. C’est pas si facile que çà de découper un corps sans déborder. Il faut suivre les contours. Quand l’image de son propre corps est chaotique, on craint les ratés. Delphine et Dominique prêtent leurs doigts. La colle déborde. Entre contenant et contenu, diverses stratégies sont testées. On en a plein les doigts. Ca pègue. Choisir une image, la découper, organiser son espace, coller l’image. Sans échanger de paroles c’est autour du corps que nous travaillons. Les posters sont affichés un peu partout. Le lendemain, les soignants sont un peu surpris. Certains n’apprécient pas. Evidemment, les femmes sont nues (le bain c’est rarement habillé), un patient homosexuel a même collé deux hommes nus sous une même douche. " Du moment qu’ils prennent des préservatifs, a rétorqué Dominique, conscient de l’importance de sa mission d’éducation sanitaire.

Jean-Pierre a pris cette campagne très au sérieux. Il a découpé une femme en robe de chambre, pieds nus, près d’une piscine. En dessous il a écrit : " Quel dommage qu’elle ne se lave pas les pieds ! ". Le lendemain, il apparaît douché, dans la même tenue. Il obtient un certain succès dans la salle à manger. Quelque chose est en train de bouger.

Il ne s’agit là encore que d’un hors d’œuvre.

La levée de corps

Toujours mobilisé par la campagne de pub, Dominique propose au groupe de poètes d’écrire sur le thème de la toilette. Chacun propose un mot en lien avec l’hygiène. Il faut ensuite trouver une rime à ce mot. Nous avons ainsi tout un stock de mots qui devront terminer chaque vers. On échange autour, on plaisante. Et chacun se met à écrire à son rythme. Les rapides écrivent sans respirer comme si leur vie en dépendait, comme si l’inspiration coulait en eux et les abreuvait. Les hésitants écrivent un mot, puis raturent, puis écrivent. D’autres copient les mots imposés et rêvent, attendant que le texte se compose tout seul. A chacun sa stratégie.

Ensuite chacun lit son poème et l’offre à l’écoute des autres, à l’écoute et à ses remarques.

Le titre de cette présentation est la levée de corps. Ca résonne morbide. C’est comme un corps mort que l’on met au cercueil. C’est le titre du poème de Daniel. La levée de corps, c’est son lever du matin et tout ce qu’il décrit pour les autres de soins à apporter à soi. La levée de corps, c’est son réveil mais pour lui, ce qui se lève, c’est son corps, pas lui. Lui reste couché. Il ne s’habite pas.

Le matin ce qui me réveille c’est le besoin d’aller aux W.C.

Ensuite j’actionne la chasse d’eau

Afin d’évacuer mes déchets et d’effectuer ma toilette.

Pour prendre ma douche, j’utilise le savon

Avant de me rincer complètement

Et d’effectuer un shampooing

En deux lavages successifs.

Pour mieux me frotter et me laver,

J’utilise le gant de toilette.

Avec le dentifrice, je me lave les dents

Et finit en me rinçant la bouche.

Le style est aussi sec que le thème est humide. Daniel décrit. Pas une émotion ne filtre. Le plaisir ne passera pas. Tout est nommé, raconté. Quels déchets évacue-t-il ?

Alain lui délire sur l’eau. Il craint d’être empoisonné. Il ne boit que de l’eau minérale. Comment se laverait-il ? Lui, prend le problème par un autre bout que Daniel.

Après ma journée de travail

Après une dure journée,

J’ai la joie d’abord d’aller aux W.C

Chasser

Laver

Rincer.

Je vais prendre une douche

Puis me touche

Avec le gant

Tout le corps.

Je prends le shampooing

Dans le poing

Puis je me lave

Tous le savent.

Ensuite je me brosse les dents

Constamment

Puis je me fais les ongles.

Après la douche

Je me couche.

Chez Alain comme chez Daniel, tout commence par une halte aux W.C. Besoin chez Daniel, " joie " chez Alain. On commence par expulser, par faire le vide. Chasser, laver, rincer, des verbes d’action masquent les rituels. Plus c’est bref, plus c’est long. Alain ne se lave pas, il se touche avec le gant. Comme s’il vérifiait son intégrité, comme s’il vérifiait qu’il existe réellement. Ce n’est qu’avec le shampooing qu’il se lave. Tous le savent. Même les soignants. Pourquoi est-il si important que tous le savent. Les dents, c’est constamment qu’il se les brosse, c’est-à-dire : souvent ou pas souvent ?

C’est maintenant que le travail commence. Il ne s’agit pas d’éduquer mais d’écouter, d’interroger. Que sait-il sur la toilette ? Que lui a transmis sa mère ? Et son père ? Quelles sont ses croyances en matière de toilette ? Nous recueillons là des indices. Tout cela existe en même temps que les autres activités proposées.

Le titre du poème de Gilles, c’est

L’hygiène

Après m’être chassé des W.C

Je prends mon long savon.

Nous nous lavons sans poing

De ce long shampooing.

Je me lave les dents sans gant.

Mon onguent me lave

De cette douche.

Après ce poème louche

Je me couche dans cette bouche.

L’hygiène me touche

Comme cette douche

Où il n’y a rien de louche.

Comme ces W.C

Où rien n’est respecté.

La vie demande à être respectée.

Mais dans la vie

On demande aussi

De se poser des questions

Sur ce problème.

L’hygiène, oui, mais se coucher dans cette bouche ; l’hygiène, oui, mais la vie demande à être respectée. Gilles, lui, entend des voix qui lui disent que ses parents sont morts Il est hospitalisé depuis quinze jours lorsqu’il participe à cette séance. Ecrire, participer à un groupe lui demande encore beaucoup d’efforts. Après s’être chassé des W.C il prend son long savon. Quelle représentation a-t-il de lui-même ? Que chasse-t-on des W.C ? Les excréments ? Qui le chasse des W.C ? Lui ? Sa mère ? En tout cas l’hygiène le touche tant qu’il a besoin de se laver de cette douche.

Le poème nous offre une porte d’entrée à partir de laquelle commencer à interroger chacun, son rapport à la toilette, à l’hygiène. Les patients parlent alors peu de toilette mais de ressenti, de relation avec leur mère, de ce qui s’est transmis à la fois dans le registre des soins du corps, de l’éducation à la propreté qui revient dans chaque poème. Si le thème est induit par la contrainte, c’est que le mot a été choisi par un des patients ravi/effrayé de son audace. Ils retrouvent ainsi des petites tranches de vie.

Le travail qui s’esquisse ainsi va bien au delà de l’éducation sanitaire. Il s’agit de réfléchir ensemble sur la distance à l’autre, à la mère, aux infirmières, de dessiner quelques aspects de son image du corps, de se constituer des morceaux, des tous petits morceaux qui serviront éventuellement de Rustine. Ce faisant, il est facile de poser, là, quelques jalons sanitaires, mais c’est de surcroît.

Je me souviens des ordres de maman :

" Brosse-toi les dents !

Tu es passé aux W.C ?

Rince ton gant ! "

Je sais maman

La crasse, la saleté

Il faut les chasser.

Mais, je suis grand

Maintenant,

Maman.

J’aime me laver,

Je prends le morceau de savon

Je le fais mousser, c’est bon.

J’aime quand c’est long,

Quand la mousse me monte au menton.

Aux œufs le shampooing.

Zut ! Le savon s’échappe de mon poing.

Je n’aime pas les gants

Ni les brosses à dents.

J’aime les onguents

Ces crèmes qui pénètrent lentement.

Hum ! C’est du nanan.

Quand je prend une douche

J’ouvre la bouche,

C’est louche.

Et quand ma belle me touche

Je la suis dans notre couche.

Comment ne pas se souvenir que pendant très longtemps le seul soin en psychiatrie a été la douche glacée, le bain ? De quelle contamination cherchions-nous à nous protéger ? Quelles sont nos représentations autour de la toilette, autour de la folie, de la souillure ? Chacun de nous ne doit-il pas s’interroger avant d’imposer un bain ou une douche ? En lavant M. Aramis qui laves-tu ?

Ce russe n’est-il pas ton frère ?

S’il est russe, il est slave. Si s’lave, y s’nettoie, si s’nettoie, c’est donc ton frère.

Au secours, j’ai mal à la tête.

Eh Ducon, qui t’a éduqué ? Comment as-tu été éduqué ? Que portes-tu autour de ce savoir que tu transmets sans jamais l’interroger ?

Dominique Friard.