Que sais-je de cette nuit, de cette reine qui enveloppe soignants et soignés dans un même cocon ? Je n'ai pratiquement jamais travaillé de nuit. Qu'est-ce qui m'autorise à prendre la parole à ces journées ? Le fait d'être un spécialiste de la chambre d'isolement ? Mais la nuit, tous, soignants comme soignés ne sont-ils pas comme une île perdue au milieu d'un océan ouaté ?
J'ai donc pris mon canot de chercheur et suis allé à la rencontre des spécialistes.
Rendez-vous était pris à 22 heures.
La tempête soufflait sur Déjerine
La tempête soufflait sur l'unité Déjerine. Jérôme, l'infirmier de "jour" achevait la transcription d'un entretien d'accueil pendant que Philippe, son collègue de nuit prenait soin de l'entrant. Edmond, l'infirmier de Falret venait aux nouvelles pour voir s'il pouvait rendre service. Pris dans une accélération brutale, les quatre collègues présents dans les trois unités ont trouvé le temps de s'excuser de ne pas pouvoir être plus disponibles pour répondre à mes questions. Qu'importe, moi aussi avec ces quelques mots, je m'étais senti attendu, accueilli ... comme l'entrant.
Après la tempête, le calme. Michel, a accepté de me servir de guide.
" La nuit, m'a dit Michel, c'est notre isolement qui est au cœur de notre activité. Moi, je suis souvent seul. J'aime bien être seul. "
Etymologiquement, " isoler " c'est rendre quelqu'un comme une île. Michel est un Robinson qui connaît chaque recoin de son île. Il s'y repère les yeux fermés. L'isolement, il s'en délecte même si çà n'est pas toujours simple d'être seul pour accompagner les nuits de 18 malades. Il connaît la plupart des patients. Quelques années au centre d'Accueil et de Crise ont forgé des réflexes. Lorsque Thérèse arrive agitée en pleine nuit, elle reconnaît Michel. Même la nuit, même isolé, Michel transporte avec lui des bribes de la vie extérieure. Thérèse est rassurée. Elle est arrivée à bon port. Elle va pouvoir se coucher, puis s'endormir malgré l'angoisse de morcellement qui émiette son corps.
Un secteur, çà vit aussi la nuit
Extra-hospitalier, intra-hospitalier, c'est un, çà rassemble, c'est le secteur et un secteur çà vit aussi la nuit.
Philippe et Edmond ont travaillé longtemps en extra-hospitalier. Ils effectuaient des visites à domicile. Lorsque Marie arrive dans l'unité, elle reconnaît Edmond, c'est un peu comme si elle retrouvait un vieux complice, c'est Edmond qui l'a aidée à transporter son canapé, c'est lui qui écoutait quelques minutes de France-Musique avec elle rompant ainsi une solitude auprès de laquelle la nuit de l'asile n'est rien. Lorsque Pierre vient demander son cachet pour dormir et qu'il rencontre Philippe, çà n'est pas n'importe quel infirmier qui lui offre le sésame pour le monde des songes, c'est celui qui est venu le visiter deux fois par semaine pendant trois ans.
Et vous voudriez que je vous parle de Chambre d'isolement ?
Michel, Edmond, Philippe sont trois infirmiers de nuit qui ont encore la poussière des rues du douzième arrondissement sur leurs chaussures. Les hasards des choix professionnels et personnels ont doté notre secteur de trois marchands de sable qui préparent au sommeil comme personne.
N'allez pas imaginer que dans notre secteur il faut avoir exercé trois ans en extra-hospitalier pour pouvoir travailler de nuit. La preuve, moi je travaille le jour et je n'ai travaillé de nuit que sur le secteur.
N'empêche que çà aide.
L'isolement la nuit, ce n'est pas seulement ce que racontent Michel, Philippe et Edmond. Cette nuit là, hasards du planning, tous trois veillaient. L'isolement la nuit, c'est aussi celui des infirmières.
C'est le lendemain après-midi, autour d'une réunion portant sur la démarche de soins que j'ai rencontré Gaëlle, Francette, Eliane.
Gaëlle et Francette ne sont pas des monstres d'expérience comme mes trois grognards. Elles éprouvent parfois un sentiment d'insécurité surtout lorsqu'elles sont seules. Chaque changement d'unité est déstabilisant. Les bruits inconnus deviennent facilement inquiétants. La chambre d'isolement les inquiète. Elles ne sentent pas en situation d'accompagner pleinement le patient isolé. Pour entrer dans la chambre, il leur faudrait appeler le collègue de l'unité voisine. Peut-on assurer la sécurité des patients quand on se sent soi-même en état d'insécurité ? Francette râle. " C'est pas une chambre d'isolement, c'est un foutoir. Les patients ont des livres, des crayons, des feutres qui traînent partout, parfois des cigarettes." Voyons Francette, certains de ces patients ne sont isolés que la nuit pour éviter qu'ils ne perturbent le sommeil des autres patients. D'autres sont isolés pour avoir des limites qui leur éviteront de se disperser, pour contenir des états maniaques pas tout à fait contrôlés.
" N'empêche l'équipe de jour ne fait pas son travail. "
Francette a raison, le poids de l'institution est plus fort le jour. Il est plus présent, plus pénible mais il a aussi quelque chose de rassurant qui manque parfois la nuit. L'équipe de nuit doit être soudée. Les soignants doivent avoir confiance les uns dans les autres. C'est cette confiance qui leur permet de tenir, de soutenir, voire de porter certains patients difficiles. Si Michel, Edmond, Philippe se connaissent, connaissent leur limites; leurs collègues plus jeunes, elles, doutent parfois. Ont-elles fait ce qu'il fallait faire ? Ont-elles su réagir à ce que disait, à ce qu'exprimait le patient ? L'expérience des collègues plus chevronnés peut être un repère.
L'infirmier de nuit arrive, trois à quatre infirmiers sont présents, certains patients viennent vérifier que les soignants de nuit sont bien arrivés, élaborent une stratégie pour la nuit selon le soignant présent puis vont se coucher après avoir qui regardé le film, qui fumé une dernière cigarette, qui terminé sa tisane. Il n'y a plus qu'une personne, plus qu'un gardien de phare qui veille sur le sommeil de tous, plus qu'une lumière pour percer les ténèbres de la psychose, pour dissiper les angoisses nocturnes, pour rassurer, contenir tout ce que la vie psychique peut avoir d'obscur.
"C'est la nuit
Vous arrivez elle se lève
Elle c'est dans le noir qu'elle voit
C'est dans l'ombre qu'elle commence à glisser sur les tuiles des toits."
Je me souviens de ma première nuit au Centre d'Accueil et de Crise. Tout cet univers que je croyais bien connaître me devenait soudainement étranger. Il me fallait faire un travail d'apprivoisement, apprendre les sons, les associer à une personne, à une situation, apprendre à les reconnaître. Benoît vient de se brosser les dents, c'est son lavabo qui coule. Reconnaître le pas lourd de Djamel, reconnaître la façon que Jacques a de faire claquer ses chaussons, reconnaître la respiration haletante d'Hoceyne qui descend l'escalier. Tout un monde de sons peuple la nuit. Un monde de sons et d'odeurs. Il faut aussi apprivoiser les odeurs. Apprendre à différencier la bonne odeur du dormeur tranquille de celle du dormeur agité, tout prêt de se réveiller. Chaque corps a son identité olfactive.
Les premières nuits provoquent une sorte d'hypervigilance anxieuse.
Se laisser envelopper par la nuit
La nuit enveloppe. C'est comme si l'on faisait partie de la nuit, comme si on était doté d'antennes qui réagissent à chaque vibration. Dans un Centre d'Accueil en ville, il y a en plus tous les bruits de la ville : les rires des fumeurs de haschich qui se réunissent sous l'escalier, près de la bibliothèque municipale, les querelles de S.D.F. qui se disputent un emplacement pour dormir, rue du Colonel Rozanoff, le passant qui promène son chien en sifflant. Il faut repérer le monde du dedans et celui du dehors. Toutes ces perceptions que la nuit développe, toutes ces sensations fugitives sont inconnues des infirmiers de jour, elles ne pourraient en tout cas pas s'inscrire dans un recueil de données.
" Il faut se sentir à l'aise, précise Michel, connaître l'organisation du service, les petites habitudes de chaque patient. Il faut savoir répondre à la routine pour pouvoir mieux répondre à l'imprévu. Il faut s'organiser pour faire face à l'imprévu. C'est une question d'habitude, çà vient progressivement. Si on accepte de se laisser envelopper, pénétrer par la nuit. On n'utilise pas les mêmes sens. On développe une sorte de sixième sens. On ressent ce qui se passe d'une façon plus affinée. On perçoit à la fois l'ambiance générale, et puis l'ambiance individu par individu. Tu connais toutes les petites manies de chacun, les pas, la toux, la voix, les rites d'endormissement. Çà permet de gérer sans stress. C'est une impalpable mémoire sonore, comme le radar des chauve-souris qui te permet de réagir si quelque chose dans l'atmosphère se modifie. Il faut développer une sensibilité à l'environnement humain. On doit se fondre dans le groupe. On est dans une identité avec le groupe. On fait corps avec le pavillon, ce volume. C'est l'obscurité qui enveloppe. "
Et vous voudriez qu'il se serve de la chambre d'isolement, mais Michel est tout sauf isolé !
"C'est la nuit
La grande, la belle
Ma complice et ma seule compagne
Mon Isabelle
C'est la nuit."
La nuit, les patients respectent davantage le soignant : " On ne veut pas vous déranger ". "Ils voient davantage l'être humain que la fonction même si certains nous considèrent davantage comme un veilleur que comme un infirmier." Mais après tous, veilleurs n'est-ce pas ce que nous sommes ? Nous veillons sur eux, sur leur sommeil. Nous prenons soin d'eux. Nous contribuons à les rassurer. Ils savent que quel que soit ce qui arrive nous sommes là. Nous veillons sur eux comme une mère veille sur le sommeil de son enfant. Est-il plus belle mission ?
Nous avons aussi une plus grande liberté de ton avec les patients. On sort du cadre habituel. On n'est pas dans leur quotidien. On peut parler de tout et de rien. La relation n'est alors qu'une simple relation de civilité au cours de laquelle les patients expriment leur normalité. Il s'établit souvent une relation de confiance qui leur permet parfois de se décharger de fardeaux trop lourds. C'est d'autant plus aisé que la nuit nous avons le temps. La relation est parfois plus riche voire plus forte, même si nous notons peu de choses sur un plan psychopathologique. L'infirmier est souvent vécu comme une sorte d'ange-gardien.
La Chambre d'Isolement ne pose pas vraiment pas de problème. La plupart du temps, elle a été décidée le jour, un protocole a été mis en place, les infirmiers de nuit s'inscrivent dans une continuité de soins. La porte a été fermée avant l'arrivée de l'infirmier de nuit, elle sera ouverte après son départ. "
" Nous ne le vivons pas comme une sanction, précise Michel. C'est une sécurité pour le patient, pour le soignant, mais c'est un risque pour tous. Elle implique donc une surveillance importante. "
Mais cette surveillance doit être discrète. Le sommeil d'un patient en état maniaque est par exemple une chose tellement importante, tellement précieuse qu'il faut être vigilant à ne pas le réveiller. S'il se réveille parce que l'on a ouvert la porte de la Chambre pour vérifier s'il dormait, la nuit peut être compromise non seulement pour lui mais aussi pour tous les patients de l'unité.
La lampe électrique est un outil aussi important la nuit que la clé le jour. " Il faut surveiller sans réveiller ". Cette nécessité de surveiller sans réveiller est pour Michel un vrai problème. L'architecture et l'aménagement des unités sont rarement pensés en prenant en compte les problèmes posés par la surveillance la nuit.
Quand les patients ont le sommeil léger et que les portes font du bruit, c'est vraiment problématique, surtout lorsqu'il s'agit d'une chambre à plusieurs lits alignés les uns à côté des autres. C'est avec les chambres seules que cette surveillance est la plus facile.
Depuis qu'il est infirmier de nuit, Michel a appris à ouvrir les portes sans les faire grincer. C'est tout un art.
Apprendre à connaître ses limites
Si cela est nécessaire et qu'il n'y a pas de problème de violence particulier, Michel entre seul dans la chambre. Il pense que son assurance va faire tomber la réticence. S'il n'est pas sûr, il appelle évidemment un collègue de l'unité voisine.
L'arrivée d'un entrant peut être source de difficultés. Si le patient est coopérant, ce qui est le cas le plus fréquent, tout se passe bien. Une fois qu'il a été accueilli, qu'il a vu le médecin de garde, que l'unité lui a été présentée, le patient trouve sa place dans l'unité. Si le patient est agité, s'il est délirant, s'il ne consent pas aux soins, s'il pense arriver en prison, la situation est infiniment plus complexe. " C'est " l'irruption de la violence extérieure " qu'on reçoit nous en pleine figure, image Michel. " La nuit en est comme déchirée. Il faut appeler des renforts pour conduire le patient en Chambre d'Isolement. Cette Mise en Chambre d'Isolement s'effectue évidemment toujours sur prescription médicale. Elle implique toujours la mise en place d'un rythme de surveillance qui sera respecté et donnera lieu à une transmission infirmière.
Il est rare que les autres patients viennent nous dire " Faites quelque chose ", ils s'enferment en général dans leur sommeil.
La situation la plus difficile à gérer pour Michel, c'est lorsque le patient est à la limite du passage à l'acte, lorsque le traitement est insuffisant. On sait que souvent, la situation sera pire si le patient est isolé. Il frappera contre la porte de la Chambre d'isolement et perturbera le sommeil de tous les patients. Dans ces cas là, Michel gère. Il gère l'agressivité sans s'enfermer, sans enfermer le patient. " On est tous les deux face à face, à s'observer. C'est épuisant physiquement, psychiquement. " L'infirmier doit alors être d'une vigilance extrême, faire appel à toute sa connaissance clinique du patient. Toute son expérience antérieure est mobilisée là pour contenir le patient, pour le rassurer, pour le canaliser. La parole doit être rare. Il ne s'agit pas de s'abrutir de mots. Il faut contenir par sa simple présence. Il n'est pas simple d'accepter qu'un patient vous suive comme un chien jusqu'à trois heures du matin.
" On apprend ainsi à connaître ses limites, précise Philippe. Par rapport au jour, on repousse les limites, nos limites. On supporte plus longtemps. On s'autorisera éventuellement à pratiquer un entretien. On prendra aussi le temps de remplir le recueil de données. "
" Il faut accepter qu'il puisse se passer quelque chose, reprend Michel. Sinon on ne peut pas s'en sortir. On est sans arrêt sur le qui-vive et on s'épuise. La nuit, nous avons deux risques majeurs : le feu et le suicide. Il faut affronter le risque et accepter que cela puisse arriver. On a des consignes, on surveille les patients qui semblent plus fragilisés, plus délirants, plus dépressifs. Mais c'est parfois, ce patient silencieux qui semble aller mieux, ne plus délirer qui va passer à l'acte et se tuer. "
"C'est la nuit
La grande la belle
Ma complice et ma seule compagne
j'passerai ma vie à côté d'elle
C'est la nuit."
Repousser ses limites, se connaître, savoir comme Michel, qu'après sa nuit on pourra se reposer autant qu'on voudra, être à l'écoute de ses cycles est certainement une façon d'aborder plus sereinement le travail de nuit, d'être plus disponible à ce qui peut arriver.
Infirmiers, veilleurs, il s'agit toujours de prendre soin du sommeil des patients, de veiller sur la qualité de leurs nuits. Cet objectif unique conditionne l'ensemble des actes du soignant, sa réflexion, ses perceptions. C'est ainsi que l'infirmier de nuit est souvent le seul qui évalue son action. Qu'il s'agisse de distribuer un somnifère prescrit si besoin, d'écouter un patient en proie à une angoisse nocturne, d'aider un patient qui lutte contre le sommeil , de réaliser un entretien infirmier parce que la situation l'exige, de tenir, de contenir par sa seule présence un patient agité, le résultat du soin est le plus souvent décrit. L'équipe du matin et le médecin sauront ainsi si le traitement prescrit a été efficace et à quelle heure le patient s'est endormi, à quelle heure le patient angoissé s'est réveillé et ce qu'il a expliqué au soignant.
Le soin infirmier la nuit est un soin véritablement exigeant qui mobilise tous les savoirs du soignant, toute son expérience. Mobilisé autour du sommeil, l'infirmier de nuit ne se réfère pas forcément à la démarche de soins. Il n'empêche que si l'infirmier n'a pas pu ou pas su veiller sur le sommeil de Pierre, Eugènie ou Jacques, la démarche de soins élaborée par l'équipe de jour n'aboutira pas. S'il est vrai que le jour prépare la nuit, il n'en est pas moins vrai que la nuit prépare le jour.
Texte présenté par Dominique Friard au colloque organisé par ERAP Formation :"Le service de nuit dans tous ses états"12,13,14 mai 1998 à Paris.