Pr. G. LANTERI-LAURA :
Le Docteur Windisch m'a demandé de parler, non pas de l'historique de l'isolement, ce qui serait énorme mais, de façon plus restreinte et plus modeste, de préciser comment ce problème s'est posé à l'origine de la psychiatrie moderne, c'est-à-dire, au moins en France, à la fin du XVIIIème siècle et au début du XIXème.
En y mettant le moins de pédanterie possible, je commencerai par vous énoncer trois citations d'Esquirol qui sont précisément tirées d'un Mémoire sur l'isolement, et qui permet de voir comment nos illustres prédécesseurs envisageaient cette question.
Il dit :
" L'isolement des aliénés, séquestration, confinement, consiste à soustraire l'aliéné à toutes ses habitudes en l'éloignant des lieux qu'il habite, en le séparant de sa famille, de ses amis et de ses serviteurs, en l'entourant d'étrangers, en changeant toute sa manière de vivre. L'isolement a pour but de modifier la direction de l'intelligence et des affections des aliénés c'est le moyen le plus énergique et ordinairement le plus utile pour combattre les maladies mentales."
Il dit un peu plus loin :
"L'isolement est une vérité pratique, dont la nécessité et l'utilité sont mieux senties surtout si l'on est persuadé que l'aliéné n'est privé ni de sensibilité, ni d'intelligence."
Et enfin, " J'ai vu des aliénés et particulièrement des mono-maniaques dont l'impatience et le délire s'exaspéraient par l'exagération des soins de leurs parents, 'Ah ! Ma mère, que vous me tourmentez, jamais je ne guérirai prêt de vous' répétait souvent un sujet impatienté par les questions perpétuelles de sa mère qui, à chaque instant demandait à son fils des nouvelles de sa santé, et l'incitait à être docile au régime et au traitement qui lui étaient prescrits. "
Ces brèves citations sont destinées à rappeler un peu ce qu'était l'esprit du temps et en particulier, à titre introductif il faut quand même que nous nous rendions compte que cet isolement n'est pas n'importe quelle sorte de contrainte et que ce n'est pas non plus n'importe quelle sorte de privation de la liberté individuelle et ça se pose à ce moment là dans un contexte tout à fait précis.
En effet, fin XVIIIème, début XIXème, en 1790, la constitution abroge la lettre de cachet, et prévoit quelques mesures pour savoir ce que l'on va faire des insensés qui sont encore enfermés, En 1793, à l'automne, Pinel qui est un girondin, est nommé à Bicêtre par la Commune de Paris qui est montagnarde. Entre 1799 et 1814, c'est le Consulat et l'Empire qui fonctionnent comme vous le savez dans le plus grand mépris de la liberté individuelle et des Lois. En 1810, c'est l'article 64 du Code pénal et aussi l'article 341 qui, lui punit la séquestration.
Et enfin, en 1838, c'est la Loi que nous connaissons bien.
Ce qui veut dire qu'entre l'abrogation des lettres de cachet, en 1790 et la Loi de 1838, il y a une espèce de vacuum juris, où on prive les gens de liberté sous prétexte que c'est indispensable pour les traiter, mais, sans aucune espèce de base juridique sérieuse, si ce n'est les lieux, variables, où l'on va exiger l'interdiction avant d'avoir
Cette pratique de l'isolement, on ne peut pas la comprendre si on ne connaît pas ce qui forme les paradigmes fondamentaux de la pensée psychiatrique à cette époque.
L'un d'entre eux c'est l'idée de l'aliénation mentale qui est une maladie et cela rompt avec les domaines de la police et de la Justice, c'est une maladie unique distincte de toutes les autres maladies de la médecine, d'ailleurs la référence est faite là à la médecine du siècle des Lumières et pas du tout à l'Ecole de Paris, c'est une maladie idiopathique, ce qui l'exclut de tout ce qui est de l'ordre du sympathique ou de l'ordre du symptomatique, elle doit être traitée exclusivement dans des établissements spécifiques, ce qu'on va appeler un peu plus tard des asiles mais ce n'est certainement pas ni dans les Hôtel-Dieu ni dans les hôpitaux et par une thérapie unique que Pinel va appeler le "traitement moral de la folie" avec des perspectives qui sont extrêmement optimistes.
Et les plus grands statisticiens de l'époque pensaient que pourvu que les troubles ne fussent pas trop anciens, ils disaient 6 mois à peu près, et qu'on ne les ait pas mal traités dans les hôtel-Dieu, les pourcentages étaient très optimistes.
Dans cette conception de l'aliénation mentale, il y a des aspects étiologiques qui nous intéressent tout à fait directement, quand on voit les listes proposées aussi bien par Pinel qu'Esquirol ou que Georget, on constate que tous les aspects, physiques, tout autant que moraux y sont mélangés, aussi bien les coups sur la tête, l'abus des plaisirs vénériens, qu'une éducation trop relâchée, ou au contraire trop stricte ...
Tout cela renvoyant à la notion de matière vivante qui est fondamentale à l'époque, et qui mettra du temps à disparaître, qui est un espèce de lieu, pour parler comme Cabanis, où à la fois le physique et le moral vont se recouper l'un et l'autre.
Tous remarquent que cette aliénation mentale, quelle que soit sa forme, va être soit causée, mais toujours aggravée par les préoccupations du monde.
Il est vrai que le monde de cette époque est fort agité, et que donc ces grands événement qui touchent tout le monde, entraîneront et aggraveront chez les individus fragiles, l'aliénation.
Il y a des changements, des questions d'intérêts, le tumulte des familles, et tout un ensemble d'aspects considérés comme des aspects ayant des répercutions tout à fait considérables.
Il suffit de penser à ce que pouvait représenter dans certaines familles, l'émigration de certains, et, le maintien dans la République et dans l'Empire des autres.
Et il y a tout un tas d'histoires que rapportent nos prédécesseurs, retraçant des épisodes de vie tout à la fois généraux et singuliers, en particulier au niveau des familles en ce qui concerne les revenus, et les professions, font qu'effectivement il y a là quelque chose qui est repéré comme ayant une valeur très négative et comme aggravant l'aliénation de façon tout à fait considérable.
C'est là qu'en effet apparaît la notion d'isolement.
Cet isolement n'est pas du tout présenté comme une mesure coercitive, il ne s'agit pas de contraindre ou de punir, mais d'une pratique directement à visée thérapeutique et pour les raisons étiologiques susmentionnées.
Pour des raisons thérapeutiques car voilà là un moyen de mettre à l'abris l'aliéné de tous les soucis de l'extérieur, et surtout l'importunité de ceux qui viendraient le lui rappeler.
D'où l'importance de lui épargner les visites des membres de la famille, qui peuvent être des membres hostiles mais aussi des individus empressés comme dans l'exemple cité plus haut mais qui incontestablement ne peuvent être que maladroit, et desquels il faut se maintenir loin pendant un temps.
Pinel comme Esquirol mettent l'accent sur l'importance de la durée de la convalescence et sur la nécessité pendant la convalescence, alors que l'aliéné est entrain de sortir de son aliénation, de le mettre à l'abri de ces sollicitations importunes, qui vont le faire risquer de rechuter, d'où d'ailleurs le danger des sorties prématurées.
Ceci est tout à fait en rapport avec l'un des esprits du traitement moral, qui bien entendu sont d'abord du domaine de la relation interindividuelle soignant/soigné, mais qui sont aussi, dans une perspective venue directement de Condillac qui consiste à mettre l'aliéné dans un monde parfaitement raisonnable.
Il est entendu qu'il a perdu une partie importante de sa raison, et que si on le met dans une institution parfaitement raisonnable, sous l'autorité d'un seul, c'est le petit gouvernement de Pinel, si on le met dans un monde où tout a son sens, où tout est prévisible, où rien n'est improvisé, et bien peu à peu, la raison, du dehors vers le dedans va lui revenir d'où le rôle de cet isolement qui lui permet d'être seulement dans un monde totalement rationnel, alors qu'on sait bien que le monde extérieur n'est pas rationnel du tout; et que les visites importunes risqueraient de lui ramener de l'irrationnel venant du monde extérieur.
Comment cela s'est-il fondé du point de vue Juridique ?
Donc cette mesure n'est ni une mesure punitive ni de coercition, mais une mesure thérapeutique.
Elle renvoie d'avantage au despotisme éclairé qu'à un système légal précis, et parfaitement justifié de toutes parts.
Et à cet égard, il existe une légende créditée par le fils de Pinel, disant que son père bien qu'ayant des positions politiques très modérées avait demandé à la Commune de Paris, en 1793, de venir, autorisé à enlever les chaînes et Gouton, un grand personnage de la terreur, arrive, c'est un paraplégique, donc on l'amène, il s'entretient avec deux ou trois aliénés et trouvant tout cela absurde, il aurait dit à Pinel, "Va, je te les abandonne".
Même si tout cela est parfaitement légendaire, ça signifie que les règles du Droit s'arrêtent à l'entrée de ce qu'était l'hospice et que ce qui se passe hors les murs de Bicêtre est régie par la Convention et que ce "Va, je te les abandonne" est en quelle que sorte la démarcation du gouvernement, de l'asile.
Cet aspect de l'isolement montre que ce n'est pas un espèce de bricolage pour répondre à des situations difficiles, d'urgence, mais il s'agissait de quelque chose qui se tenait, dans une conception théorique générale de l'aliénation mentale et qui était un des éléments indispensables du traitement moral de la folie, avec derrière lui l'idée de l'optimisme thérapeutique.
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