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Ne pas en faire un acte de violence 


Je viens de déménager. Je m’apprêtais à préparer cette intervention quand je me suis rendu compte que je ne savais plus dans quel diable de carton pouvait être le programme de la journée et ce que l’on attendait de moi. J’ai pesté contre mon inorganisation chronique. Je me souvenais que je devais parler de l’isolement. Ca tombait bien, je quittais une contrée où l’on passe son temps à attendre Godot pour habiter un village où le seul commerce est un salon de coiffure. L’isolement, ça me connaît. Enfin, je connais mon propre isolement. L’isolement, comment vous dites, thérapeutique, je connais moins. Il faut dire que depuis trois ans je travaille dans une unité d’entrée où nous n’utilisons pas ce genre de psychothérapie. Evidemment, je pourrais vous raconter comment nous nous y prenons pour ne pas isoler, enfermer. Mais je risque un effet de “dissonance cognitive ”. C’est humain. On élimine, on rejette, on minimise les informations qui contredisent trop fortement nos croyances habituelles. On ne peut prêcher qu’auprès de convaincus. Si vous êtes contraints à utiliser l’isolement comme technique de contenir, où si vous avez la sensation de l’être, je peux bien raconter ce que je veux, je n’ai que très peu de chances de vous faire changer d’avis.
Ne perdons pas notre temps.
D’autant plus que ce n’est pas là que se situe la question.
Sous un prétexte futile, j’ai téléphoné à Mme Wacogne, du Comité d’Organisation, comité que je remercie de m’avoir invité à cette journée consacrée à l’éthique en psychiatrie. Mme Wacogne m’a parlé de réservation d’hôtel, de repas, et à la fin de la conversation, je lui ai dit  “
donc j’interviens sur l’isolement ... Trois points de suspension pour qu’elle puisse rajouter quelque chose.
-    Oui, comment ne pas en faire un acte de violence 
-    Oui, oui, c’est ça. C’est une sacrée question. ”
Sauvé. J’étais sauvé. J’allais me demander comment ne pas faire de l’isolement un acte de violence. Tranquille, j’avais déjà écrit sur ce sujet. Tout était prêt. Pas de dissonance cognitive. Sauf que. Je ne sais pas comment elle a prononcé sa phrase. Je ne sais pas comment je l’ai entendu mais une petite voix dans ma tête m’a susurré  “ Et pourquoi ne pas en faire un acte de violence  ” De fil en aiguille, j’en suis arrivé à poser que la seule légitimité de l’isolement était d’être un acte de violence.
Parvenu à ce point, il va me falloir exécuter quelques contorsions pour susciter à nouveau votre intérêt.
Quand je ne sais pas, je cherche dans mon réservoir à histoires cliniques et j’en déplie une. Donc l’histoire de Mortimer. C’est une histoire sur laquelle j’ai déjà travaillé et que certains ont pu déjà lire.

Je broie du noir à me ronger les doigts

“ 

Voilà maintenant un an que je suis enfermé dans cette putain de chambre d’isolement. Alors, ça commence à bien faire. J’en ai ras le bol, je me demande quand ça finira ... Dans cette chambre, je broie du noir à me ronger les doigts. Des fois, je me donne des coups de tête contre les murs pour en finir ... Je me demande quand j’en sortirai et quand je reverrai le jour. Même à Cadillac, c’était pas si sévère. Quand on faisait l’imbécile on nous mettait [juste] une heure en chambre d’isolement ... ”
Au moment où M Léchodet écrit ces mots, sa vie est strictement cadrée par un “de prise en charge ”, le seul du genre dans l’unité, resté, à quelques variantes près, nous le verrons, le même depuis deux ans  trois autorisations de sortie de la chambre d’isolement, une pour la toilette et le petit déjeuner, une autre pour le déjeuner, enfin, une dernière pour le goûter, qui s’étale de 16h jusqu’au repas du soir. 20h30  coucher. “ S’il y a le moindre problème pour le retour en chambre à 20h30, retour aux anciens horaires pendant trois jours ”, c’est à dire aucune autorisation de sortie en dehors du matin pour faire sa toilette. Les cigarettes sont comptées “ 4 par période de sortie, données au maximum 2 par 2 par l’infirmier qui le fait sortir le matin, et 6 à 8, pour l’après-midi ”. Si la conduite de Monsieur Léchodet est satisfaisante, il est autorisé à “ assister aux activités et aux sorties thérapeutiques ”, dans des limites précisées par le protocole le concernant. C’est ainsi qu’il peut participer à la réunion soignant/soigné du lundi matin, à un “dessin ” le lundi après-midi, à “atelier revue de presse ” le jeudi après-midi et à “atelier musi-corporel ” le vendredi. Il est prévu qu’il seà l’atelier dessin, situé en dehors du pavillon, habillé et accompagné. Dès son retour, il est remis en pyjama puis en chambre. Pour les autres ateliers, il n’a pas l’autorisation de s’habiller avec ses effets personnels. Deux médecins sont référents de ce patient et doivent le recevoir le vendredi, en présence d’un infirmier. Il est prévu également que “ lorsque l’effectif ne le permet pas (2 agents en service), Monsieur Léchodet reste en chambre fermée ”. Dernier point  “ En cas de problème majeur  passage en chambre d’isolement dans l’unité d’accueil ”, où la chambre répond aux normes de sécurité.

Mortimer en voit de toutes les couleurs 

Dans cette chambre, Mortimer “broie du noir à se ronger les doigts ”. Des fois, il se donne des coups de tête contre les murs pour en finir.ça n’en finira pas. Les critères sont respectés. Les écarts avec la norme sont reconnus comme acceptables. L’hôpital sera accrédité. Mais qui accréditera Mortimer  Accréditer, en vieux françois n’est-ce pas faire confiance 
Faire confiance ...
On peut faire confiance à Mortimer pour ne pas respecter le protocole, pour chercher par tous les moyens à le transgresser. Vous respecteriez, vous, une existence régie, ordonnée, organisée, planifiée, ponctuée par les cigarettes tétées, le nettoyage obligé, et cette suite d’habillage/déshabillage  Mortimer, lui, n’a pas supporté.
“ On m’en fait voir de toutes les couleurs. Si ça continue, je vais faire comme mes deux frères et ma mère qui sont décédés. Je vais aller les rejoindre, parce que je n’ai pas peur de la mort. Si c’est pour vivre une vie comme celle-ci, je préfère me suicider ”.
Non, Mortimer n’a pas supporté.
Le protocole a été abandonné, faute de combattant, après ce qui a été nommé “l’accident ”. Monsieur Léchodet, a importuné une patiente pour lui subtiliser des cigarettes.
“ 
En cas de problème majeur ” disait une des variantes du protocole. Il a été enfermé. Pas dans la chambre d’isolement de l’unité d’entrée, cela aurait probablement été trop compliqué à justifier, mais dans celle de son unité.
“ 
Je préfère me suicider, si c’est ça que vous cherchez. Je me tape la tête contre les murs, je vais en finir. Moi, qui aimerais vivre une vie commune, comme vous, une vie comme tout le monde. Je vous demande de prendre une décision. Pour combien de temps j’en ai, parce que ça va pas tarder à éclater. Je vous serais très reconnaissant de me rendre ma liberté. Je vous remercie humblement.
Il a caché sur lui un briquet et s’est immolé.
Monsieur Léchodet est revenu au bout de six mois d’absence. D’abord, trois mois d’hospitalisation dans un service de grands brûlés. Ainsi que l’écrit Didier Anzieu, dans ces services spécialisés “
les soins sont douloureux, pénibles à donner et à recevoir. Une fois tous les deux jours ... le blessé est plongé nu dans un bain fortement javellisé, où l’on procède à la désinfection de la plaie. Ce bain provoque un état de choc, surtout s’il est fait sous une anesthésie partielle qui peut s’avérer nécessaire. Les soignants arrachent des lambeaux détériorés de peau afin de permettre à celle-ci une régénération complète ... La régression du malade à la nudité sans défense du nouveau né, à l’exposition aux agressions du monde extérieur et à la violence éventuelle des grandes personnes, est difficile à supporter, non seulement par les brûlés, mais par les soignants, dont un mécanisme de défense consiste à érotiser par leurs propos les relations qu’ils ont entre eux, un autre mécanisme étant le refus de s’identifier à des malades privés d’à peu près toute possibilité de plaisir.
La brûlure réalise un équivalent de situation expérimentale où certaines fonctions de la peau sont suspendues ou altérées et, où il est possible d’observer les répercutions correspondantes sur certaines fonctions psychiques. Le Moi-Peau, privé de son étayage corporel, présente alors un certain nombre de défaillances
 ”. 1) Monsieur Léchodet, ne supportant pas ces soins douloureux, a été plongé dans un coma, dont il a été difficile de le retirer le moment venu. La rééducation fut longue et pénible, et les séquelles qu’il garde sont aujourd’hui encore très lourdes. Il est extrêmement handicapé pour se mouvoir aisément et subit régulièrement des opérations chirurgicales pour diminuer les rétractions provoquées par ce long coma. Par ailleurs, il porte dans sa chair les traces du dit accident  en dehors du visage, du sexe et des fesses, il est tout entier fibreux. Il ressemble à un écorché, couleur jaune, pâle et séreux. C’est comme s’il n’avait pas de peau, juste un voile opaque, qui laisse voir par transparence son dessous ou son dedans, en tout cas, ce qu’on ne devrait pas voir.

Mortimer, le retour 

Monsieur Léchodet est revenu au bout de six mois, dans le même service, sans que jamais “accident ” n’ait été repris avec le malade et les soignants présents ce jour là. La vie a repris, mais non plus tout à fait comme avant. Il apparaît chaque jour, ne serait ce qu’au moment de la toilette, comme un reproche vivant à l’équipe négligeante. En suivant Anzieu, on pourrait presque dire que c’est elle qui a eu sa peau.
Dans un premier temps, le protocole s’est assoupli. Il n’a plus été enfermé à longueur de journée mais a bénéficié d’une liberté malgré tout très surveillée. Il lui arrivait régulièrement de se faire encore “ 
boucler en chambre , selon l’expression consacrée.

La violence

L’histoire de Mortimer montre qu’à certains moments de leur existence, certaines institutions subissent une telle violence de la part des personnes qu’elles accueillent qu’elles semblent totalement organisées à partir de celle-ci. On assiste, ainsi que le remarque Paul Fustier, “ à un processus d’emballement ; les soignants et les éducateurs disent être sidérés par leur propre violence, comme s’ils ne se reconnaissaient plus, comme s’il y avait en eux une “ête capable de tout ” qui aurait en quelque sorte chassé leur “ humanité ”  désir de meurtre, envie de destruction, peur de perdre le contrôle des affects ... la violence que l’on ressent alors chez les usagers, eux-mêmes “éshumanisés ” dans la représentation que l’on a d’eux. ”(2)
Quand les comportements violents des personnes accueilles est abordé en réunion clinique, ils ne sont en général pas décrits comme intentionnels ou comme visant tel ou tel individu en particulier. Ils sont décrits comme des “ agirs sans destinataires ”.
Dans de telles situations, remarque Fustier, on a l’impression que la représentation spontanée que les soignants ont des patients est construite à partir de ce que Bergeret nomme “
violence fondamentale ”.(3)
Bergeret propose une distinction essentielle entre “ 
l’agressivité qui vise à nuire de façon très spécifique à l’objet, éventuellement à le détruire, surtout à le faire souffrir ” et la violence fondamentale dans laquelle “ le statut et le sort de l’objet extérieur ne revêtent qu’une importance secondaire. ” (3)
On peut rencontrer en institution cette impression ressentie par les professionnels qu’ils ne sont pas les destinataires de la violence, qu’ils ne sont visés ni directement, ni même au titre d’objets externalisés qu’il s’agirait de détruire.
“ 
La violence fondamentale, poursuit Bergeret, parce qu’elle reposerait sur un fantasme fondamentalement narcissique primaire, pose simplement la question  l’autre ou moi  Lui ou moi  ... Il s’agirait d’un instinct de survie, peu différent de la pulsion d’autoconservation. ” (3) Ce langage binaire est le langage de la vie et de la mort. La violence primitive ne cherche pas à détruire l’objet ; si elle le détruit c’est par mesure de protection ; dans une situation qu’il ressent comme porteuse d’une extrême dangerosité, l’individu cherche à se préserver, à se maintenir vivant, et non pas à nuire à un objet extérieur clairement différencié. En ce qui nous concerne, des personnes dont le psychisme est mu par la violence fondamentale vont rencontrer des soignants, salariés d’une institution spécialisée. “ A certaines situations intolérables pour eux, les personnes accueillies réagissent en se protégeant contre la peur d’être détruits, par des comportements violents en direction notamment des professionnels de l’institution. Un geste, une remarque, une critique même anodine suffisent à déclencher ces comportements  la vie au quotidien fourmille “occasions ” pour ces manifestations. ” (3)
La violence fondamentale, lorsqu’elle sature certains comportements, génère un système particulier d’interactions puisqu’elle rencontre alors des vis-à-vis réels qui devront nécessairement réagir et s’en protéger. Quand il s’agit de soignants, la violence en retour est l’objet d’un interdit. Quand cet interdit est normalement respecté (quand les soignants ne sont pas pris eux-mêmes dans la violence), ce sont les conduites d’autoconservation qui viennent alors en réponse.
C’est ce que l’on observe de façon courante dans les réflexions de fin de journée. “
on a survécu ”, “on a bien gagné notre journée ”. Ainsi, toute une série de “techniques de survie ” sont mises en place pour résister à la violence, quand on ne veut pas y répondre dans un échange parallèle. Faudrait-il considérer la mise en chambre d’isolement comme une de ces techniques de survie  (2)
Les tâches de survie et d’autoconservation se développent aux dépens des tâches primaires de l’institution (soigner pour ce qui nous concerne). Cela signifie que plus la satisfaction (ou le soulagement) est déterminée par le sentiment d’avoir survécu, moins les soignants sont en situation d’exécuter des tâches professionnelles pour en tirer satisfaction et bénéfices narcissiques. Au plaisir de soigner se substitue celui plus archaïque d’avoir survécu. Les dangers dont il est question sont bien “
réels ”  être frappé physiquement ou être détruit psychiquement.
Dans ce registre de survie, Fustier note un glissement des règlements de type “
un ” vers ceux de type “deux ”. Les réglementations de type “ un” expriment, concrétisent et donnent figure à une règle fondatrice à partir de laquelle l’institution se met en place. On peut les résumer par trois mots  “accueillir, écouter, soigner ”. Les réglementations de type “deux ” sont construites pour servir de défense contre l’expression de la violence ; elles ne sont pas la transcription institutionnelle d’un interdit de violence, mais plutôt des mesures préventives dont l’objectif est d’essayer d’empêcher les manifestations violentes en diminuant les occasions qui en permettent l’expression au quotidien. La mise en chambre d’isolement apparaît ainsi comme émanant d’un règlement de type deux. Il ne s’agit pas normalement de punir un patient violent mais de diminuer les occasions où il pourrait l’être. (2) Tout ce que nous énonçons d’aspect thérapeutique de l’isolement va dans ce sens : diminuer les stimuli, effet pare-excitations, etc. Les limitations en cigarettes vont dans ce sens. On distribue les cigarettes au compte-gouttes pour éviter que le patient se retrouve sans cigarettes et donc violent en raison de cette privation. Ce contrat “cigarette ” peut également être dépassé de quelques unités pour contrôler les risques de dérapage.
Lorsque la violence fondamentale n’est pas au centre de la vie institutionnelle, les règlements de type un sont au premier plan, et la question des règles fondatrices est présente. Lorsque la violence est centrale, ce sont les règlements de type deux qui l’emportent. Il s’agit alors essentiellement de mesures de protection, pour se défendre de façon préventive et de façon punitive contre les effets de cette violence.
On observe l’existence d’un “scénario catastrophe ” toutes les fois qu’une équipe ne se sent plus en état de “contenir" un trop plein de violence sans rationalité, comme si elle était envahie, débordée par ces éléments qui évoquent les éléments bêta dont parle Bion. On assiste alors à une crispation réglementaire de type deux ; une équipe met en place et renforce toute une série de règlements défensifs comme si la prolifération de ceux-ci pouvait réduire la crise en colmatant toutes les brèches par où les manifestations de violence pouvaient s’introduire. Il se met en place un idéal d’institution incassable. Il s’invente un scénario défensif selon lequel tous les événements, tous les débordements, toutes les crises sont prévus, désignés, gérés à l’avance selon des modalités administratives ou protocolaires qui s’appliqueraient automatiquement, réglant les problèmes avant qu’ils ne produisent une confrontation violente. Le protocole “proposé" à Mortimer est de ce point de vue exemplaire.
Lorsque l’angoisse devient moins forte, cet ordre bureaucratique défensif s’atténue. Le flou peut de nouveau apparaître. Les règlements de type deux disparaissent au profit des règlements de type un.

Ca se discute

Violent, incendiaire, M. Léchodet apparaît vraiment comme un malade difficile. Nul ne contestera le bien-fondé de son isolement. Le trouble qu’il présente correspond bien aux indications. L’isolement n’apparaît pas contre-indiqué Il existe cependant un certain nombre de facteurs de risques  c’est un incendiaire, il a une épilepsie que son traitement ne permet pas de contrôler. L’isolement devrait donc impliquer des éléments de surveillance particulière ce que préciserait un protocole de prise en charge qui prendrait en compte le risque d’incendie ou d’état de mal. “Pendant ces horaires de sortie, surveillance très stricte de M. Lechodet ” La surveillance porte ainsi non pas sur la période où le patient est isolé, mais sur la période où il ne l’est pas. Vous avez dit paradoxe  Or de 20 h 30 à 8 h 30, de 10 h à 11 h 30, et de 13 h à 15 h, M. Lechodet ne bénéficie d’aucune mesure de surveillance particulière. Le protocole permet aux infirmiers de retourner à l’isolement plein temps, mais même dans ce cas de figure il ne précise pas davantage les éléments de surveillance à mettre en place. Autrement dit, pendant ces périodes de trois jours, les infirmiers n’entrent dans sa chambre que lorsqu’ils y pensent, que lorsqu’ils sont disponibles. Si l’effectif ne permet pas de sortie, il reste dans sa chambre. Dans ce cas de figure, quel est le rythme des visites infirmières  Le protocole précise par contre le nombre de cigarettes qu’il peut avoir. Une telle précision apparaît hallucinante. Tout est organisé pour qu’il persécute l’infirmier distributeur de cigarettes jusqu’à obtenir ce qu’il demande. L’infirmier apparaît ainsi comme celui qui enferme, qui rationne les cigarettes. Pour un patient qui attente constamment aux limites, il s’agit du cadre rêvé. Il suffirait par exemple d’appliquer d’une façon stricte ce règlement “pénitentiaire ” pour que M. Lechodet réagisse agressivement à la frustration et soit donc enfermé trois jours. S’agit-il d’une mesure thérapeutique ou d’un dressage  Comment imaginer qu’aucun médecin ne le voit au cours de ces trois jours  Et annule éventuellement la mesure  Et reprenne avec lui l’incident ayant motivé l’isolement plein temps  Qu’entend-on par “moindre" problème  Est-ce que dire qu’on en a marre d’être isolé peut être considéré comme un “moindre problème  Le protocole peut apparaître comme la réglementation d’une mesure punitive et en aucun cas comme une mesure thérapeutique. Qu’il faille isoler M. Léchodet, pourquoi pas  Mais pourquoi fallait-il que ce soit dans une chambre d’isolement  Dans sa chambre, Mortimer a ses disques qu’il a patiemment accumulé tout au long de sa vie. C’est sa fortune, son luxe à lui. S’il était enfermé par séquences dans sa chambre, vivrait-il l’isolement de la même manière  Mettrait-il le feu à sa chambre au risque de brûler sa précieuse collection ? Probablement pas. On mettrait une limite de la même façon. On pourrait peut-être réguler sa présence au monde à défaut de réguler ses absences épileptiques. Alors pourquoi l’isoler en chambre d’isolement  C’est simple, et cela illustre bien qu’en aucun cas l’isolement n’a été imaginé comme une mesure thérapeutique. “cela lui ferait trop plaisir ” disent certains membres de l’équipe. Il s’agissait bien de le punir contrairement à ce qu’écrit son médecin. Et si on ne lève pas l’HDT c’est bien parce qu’il fallait pouvoir continuer à justifier l’enfermement, et par conséquent le maintien de la punition.
Mortimer a-t-il raison lorsqu’il hurle qu’on veut le tuer, que l’équipe est peuplée de sadiques  Qu’est-ce qui peut amener une équipe à vampiriser ainsi un patient  Comment peut-on se laisser prendre à cette escalade symétrique  Comment ne pas s’y laisser prendre 
Robert le bon objet, Marie et quelques autres vont y réfléchir.

Rendre figure humaine à Mortimer

Il faudrait travailler sur le lien intersubjectif. Mais, nous dit Fustier, l’imaginaire de l’équipe est dans ces cas là pris dans un fantasme, celui de considérer que ces patients sont des êtres faits de violence et de dangerosité, prenant figure de monstres ou de fauves, et dont il faut avant tout se protéger. (2)
Robert, Marie, Lydia vont tenter de redonner figure humaine à celui qui ne l’a pas encore. Elles vont essayer, pour elle, pour lui, de le faire reconnaître comme un possible semblable. Dans le cas de la rencontre avec la personne violente, c’est la propre violence de celui qui accompagne qui est réactivée, comme un objet que l’on a en soi et qui pourtant ne nous appartient pas, comme une sorte de corps étranger ; avoir l’autre en soi et pouvoir le reconnaître est probablement une condition pour qu’en retour, figure humaine soit reconnue à la personne violente. C’est donc un travail sur cette forme très particulière “d'inquiétante étrangeté que Fustier nous invite à réaliser.
Il serait facile ainsi que je l’ai fait dans ma présentation subjective de l’histoire de Mortimer de tirer sur l’équipe, de dénoncer les mauvais, les violents, responsables de ses brûlures. Les médecins et les cadres peu aguerris y succombent souvent pour se protéger eux-mêmes de leur propre violence.
Il faut arriver à comprendre que des effets de soin peuvent se produire chez les personnes violentes, toutes les fois qu’elles rencontrent une institution et des professionnels qui persistent malgré tout, à ne pas être détruits dans la réalité par les attaques dont ils sont l’objet.
Fustier évoque le modèle winicottien de l’objet “détruit-trouvé ”. L’objet serait toujours en train d’être détruit. C’est dans le fantasme qu’il est ainsi attaqué et détruit ; mais cette expérience dépend de la capacité qu’à l’adulte de survivre. Et “survivre ne signifie ne pas exercer de représailles ”. Donc, il importerait que le soignant accepte d’être atteint par la violence, de la reconnaître et de reconnaître qu’il y est sensible tout en survivant, en restant permanent et stable, sans se laisser détruire par les attaques en provenance du patient.
Les représailles signifient que celui qui les exerce n’existe pas de façon autonome, mais que ses agirs sont déterminés par l’autre  il a besoin de s’en venger. Dès lors, celui qui se venge ne se constitue pas comme objet extérieur mais comme un effet de la toute puissance de la personne violente. (2)
Aider les équipes dans ces situations difficiles suppose que l’on montre de la considération pour les conduites d’autoconservation (sans représailles) qu’elles manifestent ; le déploiement de l’autoconservation serait une condition nécessaire (mais non suffisante) pour que puisse se construire une relation d’objet chez les personnes accueillies. Résister à la destructivité dans le réel serait déjà permettre l’amorce d’un changement. Par ailleurs reconnaître et donner sens aux conduites d’autoconservation devrait permettre un assouplissement des positions professionnelles chez les soignants.
Robert, Marie, Lydia vont donc s’atteler à la tâche de rendre à Mortimer figure humaine et pour cela vont faire retour à sa biographie. A son histoire, pas à son anamnèse. L’anamnèse ne lui rendrait pas figure humaine. Elle montrerait en quoi il est malade, violent, bestial. C’est toute son histoire qu’elles vont revisiter et qui va nourrir leur travail de pensée.
“Jusqu'en 1990, son parcours est le parcours classique des personnes atteintes d’épilepsie qui souffrent de troubles dits caractériels. Les états de mal se succèdent, les passages à l’acte sont fréquents jusqu’à la stabilisation du dit-traitement. La plupart du temps ces personnes cessent d’être hospitalisées et se bricolent une petite vie plus ou moins tranquille, avec des hauts et des bas. Pour Mortimer, il n’en va pas de même. Sa violence est-elle exceptionnelle  Même pas. A aucun moment, n’est évoqué un état de fureur épileptique. Tout cela semble très banal.
Tout s’accélère en 1990 avec la mort de son frère, puis celle de sa mère qui s’occupait de lui. Son père l’abandonne progressivement. Le second frère meurt. Comment Mortimer a-t-il métabolisé ces deuils successifs  L’a-t-on aidé à intégrer ces pertes  A-t-il pu se rendre à l’enterrement de sa mère  De ses frères  A-t-on accompagné son père qui a dû faire face aux mêmes disparitions  Père et fils auraient pu se rapprocher. Après tout, ils sont les seuls survivants de la cellule familiale initiale. Non, rien de tout cela n’a été fait. On a isolé Mortimer du monde. On l’a isolé de son père. On a isolé ce père de son fils. Certes il refusait l’épilepsie de son fils. Mais est-ce une raison  N’aurait-on pu aider ce père à découvrir ou à redécouvrir ce fils raté, cet enfant épileptique qui est tout ce qui lui reste 
Trompe-la-mort c’est ainsi qu’on l’appelle dans l’unité. D’état de mal en brûlure au troisième degré. Il a tellement flirté avec elle que plus rien ne peut lui arriver. Porterait-il toutes les morts du monde, toutes les morts de sa famille, et pourquoi pas toutes les morts des membres de l’équipe  Trompe-la-mort. ”
Tout un plaisir de pensée qui renvoie au règlement de type un est redécouvert autour de Mortimer.
“il est clair que si M. Lechodet d’une carrure impressionnante, autrefois, a longtemps terrorisé les soignants et les patients il n’est plus aujourd’hui qu’une loque. Il n’en reste pas moins en chambre d’isolement et en HDT même si le sacro-saint protocole s’est assoupli. Tout se passe comme si, malgré ses blessures, malgré ses cicatrices qui attestent du combat qu’il a mené et qu’il mène encore, M. Lechodet était resté identique. Prêtons attention à ce qu’écrit Anzieu  “ 
Si la mère, par indifférence, par ignorance, par dépression, ne communique habituellement pas avec l’enfant, la douleur est peut-être le va-tout que joue celui-ci pour obtenir son attention, pour être enveloppé de ses soins, des manifestations de son amour ” (1). Après la mort de sa mère qui le protégeait envers et contre tout, que restait-il à M. Lechodet sinon cette équipe qui ne le protège qu’en l’isolant  A-t-il joué là son va-tout  Si c’est le cas, le résultat apparaît peu probant. Ses blessures, ses infirmités sont systématiquement déniées. Ses séances de kiné  Qu’il y aille à pied. “ Pour aller piquer des clopes dans les autres services il y va à pied ”. Ses problèmes sphinctériens  “ Il le fait exprès. C’est pour nous emmerder.. On lui signifie qu’il a “é ” au lit, et on exige de lui qu’il refasse son lit tout seul, sans se demander s’il a réellement senti qu’il avait uriné, sans reconnaître que son handicap physique pourrait nécessiter qu’on l’aide. Tout se passe d’une façon telle que reconnaître ses limitations reviendrait à reconnaître la responsabilité d’équipe.
Il existe une autre hypothèse. En brûlant le Mortimer violent, par la greffe d’une nouvelle peau, Mortimer aurait été en quelque sorte au bout de lui-même. Cette mise à mort symbolique, cette gestation qu’implique le coma provoqué par la greffe aurait permis la mise au monde d’un nouvel Mortimer  ”
Il est certain que le travail accompli par Robert, Lydia, Marie, Béatrice et Florence et les autres autour de son histoire accompagne ce renouveau. Aujourd’hui Mortimer n’est plus isolé. Lors de la représentation théâtrale annuelle du secteur, il incarnait Jean Valjean. S’il est certain que le plus misérable n’est pas celui que l’on pense, il nous montre une jolie rédemption.
Peut-on ne pas faire de l’isolement un acte de violence  Je ne suis pas sûr que là soit la question. La principale violence que l’on puisse faire à quelqu’un, c’est probablement de se laisser manger par sa violence, de substituer à la réflexion commune un ensemble de règles qui évitent de penser, de laisser sa violence nous coloniser et penser pour nous.


Dominique Friard


D’après un texte publié sur le site Internet serpsy et dans la revue Santé Mentale.
MILLARD (R), RAJABLAT (M), FRIARD (D),
Trompe la mort, in Santé Mentale, n°48, mai 2000, pp. 14-19.


Bibliographie

1- ANZIEU (D), Le Moi-Peau, Dunod, Paris, 1985, page 205.
2- FUSTIER (P), Le travail d’équipe en institution. Clinique de l’institution médico-sociale et psychiatrique, Dunod, Paris, 1999.
3 - BERGERET (P),
La violence et la vie, La face cachée de l’oedipe, Bibliothèque Scientifique Payot, Paris 1994.