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Les pommes de terre sautées




De retour du pays du nursing réel, de ce pays où fleurissent la démarche de soins et les plans de soins, Marie Rajablat et moi-même ramenons une ample moisson d’informations qui feront grincer quelques dents. Tant mieux. Ce texte a été présenté au sein du sein, devant une quarantaine d’infirmières membres de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Quebec. Les discussions engagées autour nous ont permis de nous rendre compte que le soin tel que nous le pratiquons en France non seulement tient la route mais peut même influencer la pratique de nos consœurs du Québec. Contrairement à ce qui se passe dans la plupart des établissements hospitaliers à Montréal, en France seuls quelques culs de basse fosse utilisent la contention. J’ai essayé de répondre à la question, comment faisons-nous dans l’unité " Provence " au Centre Hospitalier Laragne pour ne pas isoler ?

Donc, comment éviter d’isoler ? En fait, je n’en sais rien. Quand je m’interroge sur comment on fait, je ne trouve pas de réponse. J’ai la sensation que tout ce que nous faisons contribue à éviter d’isoler. Que j’oublie un détail et rien ne fonctionne. En fait, ce serait une affaire de détails qui pris " isolément " sont insignifiants mais qui reliés les uns aux autres font la différence. C’est un travail constant sur soi, sur la relation avec les collègues, sur la relation soignant/soigné. Il s’agit constamment de lier, relier, rassembler et penser.

Je vais essayer de répondre à cette question en partant de l’entrée de M. Dugarry dont j’ai évidemment changé le nom.

Nous sommes le mercredi 3 novembre, il est dix-sept heures, Mustapha, le médecin généraliste de garde vient de nous annoncer l’arrivée imminente d’un patient en Hospitalisation d’Office (hospitalisation sous contrainte demandée par le maire de la ville). Le peu que nous savons est qu’il s’agit d’un jeune patient toxicomane qui consomme régulièrement du LSD et de l’ectasy, et qu’il est sorti la veille de l’hôpital général situé à 42 km. Cela fait deux heures qu’il alterne les phases auto et hétéro-agressives. Dans de nombreuses unités en France, il serait isolé Comment allons-nous nous y prendre pour ne pas l’enfermer ?

1 – Quelques principes autour de l’isolement

Cinq grands principes guident notre réflexion sur l’agressivité et la violence :

1er principe : L’agressivité et la violence sont des comportements normaux. Il n’existe pas d’institution sans agressivité, ni violence, ce qui peut être pathologique, et de ce point de vue, c’est une question adressée à l’institution, c’est la fréquence de ces comportements.

2e principe : De tout ce qu’un soignant peut être conduit à faire à un soigné, la maîtrise de l’agressivité et de la violence est l’intervention la plus complexe à gérer, celle qui implique le plus le soignant et pourtant c’est celle pour laquelle il est le moins formé.

3e principe : Soin et mise à l’index s’excluent mutuellement. Ce n’est qu’en rompant l'isolement, qu'en établissant un dialogue avec un patient considéré comme sujet, qu'on peut lui permettre de se soigner.

4e principe : La Mise en Chambre d’Isolement ne saurait donc être considérée comme une mesure thérapeutique. Elle est la manifestation d’une limite, d’un intolérable, d’un insupportable. Elle est une privation de liberté rendue nécessaire par notre incapacité à gérer l’état du patient et la sécurité de l’environnement humain.

5ème principe : Il n’est pas possible de limiter ces comportements violents et les réponses destructrices qui leur sont parfois opposées sans effectuer un travail collectif sur le fonctionnement de l’institution.

Un peu de géographie

A 21 heures 15, M. Dugarry arrive dans l’unité, couché et attaché sur un brancard porté par quatre pompiers qui ont l’air à bout. Quatre autres les accompagnent. Huit hommes en bleu dans l’unité, ça se remarque. D’autant qu’il est plus de 21 heures. Immédiatement, les autres patients s’attroupent et chuchotent.

Avant même de rencontrer un médecin, M. Dugarry rencontre l’institution et son organisation. Cette organisation est d’abord marquée par la géographie et son retentissement sur les hommes. L’établissement où je travaille est situé au cœur des montagnes, dans les Hautes Alpes. Nous accueillons toute la population du département exception faite du Canton de Briançon (ville la plus haute d’Europe), trop éloigné, entouré de routes souvent impraticables l’hiver.

Sauvage, tourmenté, notre paysage de montagnes nous enseigne le temps. Ici, on se souvient encore qu’autour du village d’Embrun, il n’y a pas si longtemps, l’hiver, on ne pouvait enterrer les morts à cause du gel, aussi les conservait-on couverts de neige, sur le toit de la maison en attendant le dégel.

Nous préférons prendre le temps. Nous savons bien qu’il faudra attendre le retour du soleil, la fonte des neiges pour rétablir les communications. L’isolement fait partie de notre réalité hivernale. Que nous allions au village d’Embrun, de Guillestre, ou de Saint Firmin, nous ne sommes jamais certains d’arriver à destination, il suffit d’une route verglacée, d’un camion en travers du chemin pour que nous soyons obligés de renoncer. Les montagnes nous enseignent les saisons, la vanité des choses humaines qu’une avalanche suffit à balayer. Une certaine forme d’humilité nous oblige sans cesse à nous référer à notre environnement, à composer avec lui. Je ne suis pas rousseauiste, je sais aussi que dans ces chalets sévit parfois l’inceste, qu’existent des situations de très grande pauvreté, de très grande solitude. Notre monde est un monde dur, impitoyable. Dur à la souffrance, dur à l’autre parfois.

C’est en raison de cette géographie montagneuse que M. Dugarry arrive dans notre secteur. Son hôpital de référence est situé à 140 km. Les routes sont sinueuses. Il faut plus de deux heures pour y aller. Les pompiers seraient mobilisés près de quatre heures. Dans nos villages mobiliser huit pompiers pendant tout ce temps est un luxe.

C’est en raison de cette géographie montagneuse que les hospitalisations sous contrainte sont rares. Les médecins de l’hôpital de Briançon ont pris l’habitude de nous adresser, hospitalisés sous contrainte, les patients/clients qui leur posent problème. En réaction, les médecins du secteur ne confirment qu’exceptionnellement ces mesures. L’habitude prise profite à tous les patients/clients du secteur, qu’ils viennent de Briançon ou non. M. Dugarry ne restera donc pas hospitalisé en H.O. plus de 24 heures. Dès le lendemain, il pourrait sortir dans le parc de l’hôpital.

L’institution

L’accompagnement du patient agité ou susceptible de le devenir, donc, commence bien avant son entrée. Il est précédé par l’élaboration d’un projet de soin institutionnel pensé et discuté par chaque membre de l’institution.

L’élaboration du projet de service est un de ces temps de construction du projet de soin. Les soignants, toutes disciplines confondues s’y projettent pour les cinq ans à venir. Chacun le prépare en réalisant un bilan des cinq ans écoulés. Ce bilan discuté et argumenté collectivement, prend en compte aussi bien ce qui a fonctionné que ce qui n’a pas fonctionné. Il s’appuie sur les moyens ou l’idée que l’on peut se faire des moyens qui seront alloués au secteur. Il est l’occasion de redéfinir la philosophie de soins. Au cours de ces échanges formels et informels les grandes orientations de soins sont définies. C’est ainsi que le refus d’aménager des chambres d’isolement a été discuté collectivement. Chacun est en quelque sorte porteur de ce projet. De l’infirmier au médecin-chef en passant par le médecin généraliste. L’absence de chambre d’isolement fait partie, d’une certaine façon, de la carte de visite de l’hôpital Je me souviens ainsi que lors de la visite de collègues irlandais, Kader, un autre médecin généraliste insistait pour que j’explique en anglais qu’à Laragne il n’y avait pas d’isolement, ni de contention.

Le projet de soin se tisse des relations entre les soignants, de la façon dont les rapports hiérarchiques sont vécus, parlés et pensés. Il se nourrit de la place occupée par chacun, soignants comme soignés dans la vie institutionnelle. Tout cela participe de l’atmosphère, de l’ambiance du lieu de soin. La qualité de l’accueil du patient dans l’unité en dépend. Les médecins généralistes accueillent systématiquement les personnes qui entrent. Tous trois sont des fervents partisan de l’autonomie infirmière. Ils encouragent les infirmières à réaliser des entretiens, ils prennent toujours le temps d’expliquer, de commenter ce qui leur semble être en jeu avec le patient/client, y compris dans sa dynamique psychique. Loin d’avoir un avis tranché, ils prennent le temps d’écouter les infirmières, en modifient parfois leurs décisions thérapeutiques. Ils sont d’une disponibilité exemplaire tant vis-à-vis des patients que des soignants qui savent qu’ils peuvent toujours compter sur eux. Les sept psychiatres se partagent un département dans lequel les structures de soins sont très éloignées les unes des autres. Cet éparpillement des structures de soin intra et extra-hospitalières contribue puissamment à développer un certain morcellement des prises en charge. Les infirmiers sont en quelque sorte les plaques tournantes du soin. Ils assurent l’indispensable travail de liaison impliqué par cet éparpillement. L’autonomie infirmière est un élément important de la qualité du soin à Laragne.

Quelles que soient nos différences, nos sensibilités, nous nous accordons sur un certain nombre de points.

S’il est relativement facile d’enfermer le patient dont l’agressivité ou la violence posent problème, de pratiquer des ECT à la chaîne, il est plus difficile de maintenir une atmosphère qui soit à la fois vivante et soignante, contenante et accueillante. Cette volonté d’ouverture est une exigence de tous les instants qui implique un dispositif institutionnel clairement repéré et conçu pour accompagner des soignants confrontés à la violence, au passage à l’acte, à l’immobilisme, à l’activisme, à l’échec et à la culpabilité qui en découle parfois, sans autres outils qu’eux-mêmes et leur capacité à penser le soin.

L’enjeu est de taille, il s’agit de proposer des soins ouverts sur la vie, sur la communauté. Il s’agit d’éviter de briser les liens noués par le patient avec un environnement, avec un entourage dont les possibilités de soutien ont été momentanément ébranlées. Ce n’est pas parce que M. Dugarry n’est pas du secteur que nous changerons nos habitudes. C’est ainsi que nous rencontrons la mère de M. Dugarry qui l’accompagne et que dès l’entrée, nous essayons d’établir une relation de qualité avec elle. Lorsque le lendemain soir, son père qui est en déplacement et vit séparé de son épouse nous téléphone et nous demande s’il lui serait possible de venir voir son fils le matin alors que les horaires de visite sont de 13 heures à 20 heures, nous acquiesçons. Avec l’un comme avec l’autre, nous posons qu’il faudra un suivi. La mère veut placer son fils contre son gré dans un centre de post-cure. Nous insistons sans vraiment le connaître pour que sa volonté à lui soit respectée. M. Dugarry a des parents présents auprès de lui, peut-être trop, qui se rassemblent autour de lui, peut-être uniquement pour lui. Des hypothèses naissent dans notre esprit Tout un travail de pensée qui va conditionner notre prise en charge Certaines hypothèses seront confirmées, d’autres non. En tout cas, nous essaierons de collaborer avec la famille de M. Dugarry.

Chez d’autres patients, dont le nombre va sans cesse grandissant, les liens ont été tellement distendus, disloqués que plus rien ne tient, et que toute perspective de relation leur est une violence insupportable. Il s’agit alors de leur rendre supportable l’hospitalisation et la dépendance à l’autre qu’elle implique, de les amener à nouer progressivement des relations tolérables avec des soignants, puis enfin, mais là n’est pas le plus simple, de les aider à accepter la séparation. Ces patients tendent à attaquer constamment le cadre de soin. Les sorties sans autorisation, les ruptures de soins, les prises de toxiques, les tentatives de suicide, les automutilations, les réactions agressives ou violentes sont alors nombreuses. Il nous faudra cependant nouer avec chacun une relation significative qui l’amène à investir le lieu, puis certains soignants, puis d’autres. Il nous faudra leur permettre de se délester de ce qui les rend malade et enfin les aider à se séparer de nous en ayant acquis une meilleure compréhension d’eux-mêmes et une capacité plus grande à supporter la solitude. Il s’agit là d’un projet global adaptable à de nombreux patients. La toxicomanie de M. Dugarry, ses passages à l’acte lors des prises de toxique ou ce qui est décrit par sa mère comme une réaction au manque masquent peut-être une entrée dans la schizophrénie. Nous serons peut-être confrontés à des passages à l’acte auto-agressifs, à une mise en échec de nos soins, des traitements proposés. Nous serions ainsi soumis à rude épreuve. Un dispositif institutionnel qui nous enveloppe, qui nous permette d’élaborer à partir de nos contre-attitude inévitables apparaît alors comme indispensable.

Une unité ouverte est une unité où les soignants sont ouverts, où ils ne sont pas enfermés dans les murs de l’hôpital ou de leur unité. Certains d’entre nous ont un temps de détachement sur d’autres structures, ainsi l’unité d’hospitalisation n’est pas leur seul lieu d’investissement soignant. Delphine participe aux réunions de l’association d’entraide, Nathalie travaille au Centre d’Accueil et de Crise situé dans la ville de Gap. Alain et Christian animent l’atelier thérapeutique, chacun deux jours par semaine. Geneviève, le cadre-infirmier fait partie de la cellule d’accompagnement post-traumatique. Il n’est pas nécessaire que ce temps soit supérieur à deux ou trois heures par semaine. Ces soignants constituent ainsi un lien naturel entre dedans et dehors. La relation établie par M. Dugarry avec un ou des soignants repérés par lui comme référent, pourra être ainsi un moteur d’intégration.

Ce fonctionnement " éclaté " implique évidemment un travail de liaison très serré et donc des réunions formelles et des rencontres non formelles régulières. Le travail en Unité d’hospitalisation doit s’étayer sur une armature de réunions seul dispositif susceptible de lier la réflexion collective, de permettre aux inévitables et souhaitables conflits de s’exprimer, de se travailler étant entendu que ces conflits sont souvent le reflet du fonctionnement interne du patient. Cette élaboration collective est d’autant plus essentielle que le patient est suivi par un grand nombre d’intervenants et qu’il navigue d’une structure de soins à l’autre. Ainsi l’assistant de médecine générale et le psychiatre pourront-ils confronter leur point de vue : schizophrénie, confusion liée à la prise de toxique, effets de l’ectasy ? Quels sont les éléments en faveur de l’une et de l’autre ? Quelle marge de liberté le prescripteur a-t-il avec l’ulcère de M. Dugarry ? Quels examens peut-on envisager pour lui faire courir un minimum de risques ? Que la confusion ne cède pas, que l’un ou l’autre tienne à son diagnostic et les échanges deviendront plus animés ; que d’autres diagnostics les aient opposés et nous rentrerons dans une spirale d’affrontements qui devront être tranchés car à leur tour les infirmières prendront partie pour l’un ou l’autre selon leurs affinités, selon l’histoire de leur relation à l’un comme à l’autre.

La supervision est un élément essentiel de la prise en charge des patients. Il est inconcevable de soigner sans pouvoir déposer une part de ce qu’ils projettent sur nous, sans faire retour sur ce que cela provoque en nous d’agressivité, de démobilisation, de mécanismes de rejet, de culpabilité, de peurs parfois et ainsi de le transformer en quelque chose de cliniquement supportable. En nous désintoxiquant de ces éléments délétères, en les travaillant, en les transformant, nous avons la possibilité de les restituer au patient d’une façon acceptable par lui. Ainsi, ferons-nous part de nos doutes après un entretien. Les deux psychologues qui animent ces séances relanceront nos questions. Le but n’est pas d’arriver à la vérité du cas mais de mieux percevoir l’enjeu relationnel de ce que nous rapportons, comment cette prise en charge nous engage et comment nous sommes sourds ou aveugles à ce que le patient nous dit ou nous montre. Ainsi lorsque je vois M. Dugarry, je pense à M. Marie. C’était un jeune homme qui a décompensé une schizophrénie suite à une prise de toxiques. Persécuté par son entourage, il se méfiait de tout et de tous. Son aspect massif, son regard impénétrable, la bizarreté de ses propos, ses menaces inquiétaient fortement une partie de l’équipe qui ne percevait que l’aspect psychopathique de ses propos et de ses comportements et craignait sa violence latente. Le mot perversion était de plus en plus souvent prononcé. Une autre partie de l’équipe avait commencé à travailler avec une famille morcelée où les repères générationnels étaient absents. M. Marie leur apparaissait donc davantage schizophrène que psychopathe. A la faveur de ces rencontres avec la famille, des relations privilégiées étaient en train de naître. Si rien ne se passait, tout était rassemblés pour que ces différences de perception entraînent un clivage de l’équipe susceptible de favoriser le déclenchement de cette violence latente. Un peu comme une prédiction qui se réalise pour certains membres de l’équipe.

L’écart entre les perceptions des uns et des autres était tel que le psychologue auquel ces collègues ont rapporté leurs inquiétudes s’est interrogé sur le sens de ces différences. Que craignions-nous réellement en fait ? Qui était pervers ? M. Marie, son oncle/père qui se comportait en chef de famille ou son père/oncle effacé abandonné par une épouse qui se prostituait ? A quoi ça nous renvoyait cette confusion des générations ? A nous-mêmes évidemment et à nos propres conceptions de la famille. A notre propre famille. Pour certains au spectre de la maladie mentale chez un jeune frère. M. Marie incarnait alors la matérialisation de l’horreur absolue ou une possibilité de réparer une famille mal en point. Ces points aveugles nous empêchaient de percevoir la réalité psychique de M. Marie.

Autour de ce travail commun, de l’investissement différent des uns et des autres, M. Marie a pris une autre épaisseur qui a permis aux uns de mieux le comprendre et aux autres de voir sa réelle tentation psychopathique. Evidemment rien n’avait été tranché, nous étions en mouvement

Lorsque nous recevons M. Dugarry, tout cela est présent en nous, cela fait partie de notre bagage clinique. D’avoir éclairci certains éléments de nos investissements auprès de jeunes patients nous permet de mieux l’entendre, de moins projeter sur lui. Sans supervision, le soin n’est au mieux qu’activisme. Face au rythme trépidant d’une unité d’entrée, face à ces entrées et ces sorties qui se succèdent sans lien apparent, la supervision est une façon de se poser, de prendre du recul, de réfléchir la relation soignant/soigné.

La Formation Continue est une autre façon de travailler sur la prévention des comportements violents. A Laragne, les deux tiers des infirmiers se sont formés aux entretiens infirmiers, et à la démarche de soins que je suis chargé de mettre en place. Au cours de ces formations, le quotidien hospitalier est revisité, réinterrogé à partir de références théoriques diverses telles que la théorie des rôles, les théories systémiques, la psychanalyse, les mécanismes de défense, etc. Chaque année plus de quarante parcours de patients sont interrogés dans ce cadre par les soignants. Il y sera certainement question de la démarche de soins élaborée avec M. Dugarry. Les infirmiers y font l’expérience d’un plaisir de penser, et de partager leurs questions entre pairs.

Parallèlement à ces formations existe l’Association Laragnaise d’Exploration en Démarche de Soins (ALEDS), un groupe de recherche en soins qui se mobilise autour de problèmes concrets liés à la démarche de soins et qui regroupe près de 24 infirmiers. Ses pistes de recherche tournent autour de la question des écrits infirmiers, de l’écoute du patient et de la difficulté de l’aider à fixer ses propres objectifs de soins.

La réunion de synthèse longitudinale est une autre façon de prendre du recul. Il s’agit de mettre en commun, de rassembler les informations recueillies autour d’un patient, de lier, de relier ce que chacun vit avec ce que le patient a vécu, de penser autour de son parcours. Une synthèse hebdomadaire rassemblant toutes les personnes mobilisées par la prise en charge, pour peu qu’elle soit préparée est un extraordinaire levier thérapeutique. En se rassemblant, en échangeant, en préparant cette synthèse, en découvrant les différentes œuvres produites par le patient dans les activités proposées, en voyant autre chose de lui que sa pathologie, en faisant apparaître les conflits souterrains qui les opposent les soignants construisent un projet de groupe mais rassemblent également les morceaux épars d’un patient souvent morcelé. Dans une atmosphère suffisamment détendue, les soignants peuvent faire l’expérience d’un réel plaisir de penser. Le patient n’est ainsi plus seulement celui qui pose problème mais celui qui chauffe la pensée, la titille, suscite les hypothèses les plus hardies. Nous sommes là proches d’une activité de recherche. Ce temps est essentiel dans la création de l’atmosphère de l’unité. Il est encore trop tôt pour préparer la synthèse de M. Dugarry qui vient d’arriver. Cet exercice d’écriture hebdomadaire, cette recherche des éléments pertinents, cette reconstruction régulière de ce qui vit et s’échange au quotidien modifient notre perception du patient, des interactions soignants/soignés, notre écriture même. Nous sommes les premiers lecteurs, les premiers utilisateurs de ce que nous écrivons et nous élaborons à partir de ces écrits. La relation avec M. Dugarry, ses rares paroles, l’évolution de son état, les éléments extérieurs à la pathologie, sa façon d’être avec ses proches, tous ces éléments, signifiants ou non, sont pris en compte, détaillés et décrits. Notre regard, notre écoute de M . Dugarry y gagne en acuité.

Si le soin s’élabore collectivement et d’une façon pluridisciplinaire, la démarche de soin infirmier est la traduction infirmière du projet de soin global. Elle intègre ce qui s’est travaillé en supervision, et en réunion de synthèse dans le quotidien. Le quotidien hospitalier devient ainsi le support du soin, le levier à partir duquel le projet thérapeutique va pouvoir se concrétiser La démarche de soin ne peut s’élaborer qu’avec le patient. Elle s’articule sur la perception que le patient a de sa maladie et implique donc une proximité relationnelle et une individualisation du soin tant du côté du soigné que du côté de l’infirmier. Régulièrement réajustée, elle permet de faire exister une temporalité souvent absente.

Si le soin est individualisé, les soignants et les soignés n’en constituent pas moins un collectif. Cette vie collective suscite des conflits qui ne se résument pas tous à la pathologie. La réunion communautaire est l’outil de gestion de cette vie de groupe. Elle permet au patient d’être acteur de l’organisation de la vie institutionnelle. Elle met au second plan les plaintes individuelles et permet au groupe de se constituer, à l’unité d’accueil d’être un lieu socialisé avec ses règles élaborées en commun. Il s’agit d’un outil thérapeutique irremplaçable, y compris pour prévenir l’agressivité et la violence. M. Dugarry va y exister en tant que membre d’un groupe. Il pourra interroger les soignants sur les différents points qui l’inquiètent. Il pourra s’opposer à certains soignants et soignés, nouer des alliances avec d’autres. Il s’agit pour nous de réguler la violence inhérente à la vie collective pas de pacifier l’unité. La réunion communautaire est également un espace où nous donnons de l’information aux patients, où nous expliquons selon leurs demandes leur traitement, les modalités d’hospitalisation, les maladies mentales, les symptômes. Ce travail de groupe est évidemment relayé au niveau individuel par des explications plus ciblées sur chacun.

Une armature de soins individualisés

La notion d’accueil est d’autant plus importante que l’hospitalisation apparaît comme un moment privilégié dans le parcours d’un patient qui naviguera dans différents lieux de soins. Elle doit constamment être interrogée. Lorsque M. Dugarry est arrivé, nous l’attendions. Mustapha nous avait prévenu, nous en avons parlé. Nous avons réfléchi de concert pour savoir qu’elle était l’unité la plus adaptée à ce que nous pouvions percevoir de son histoire. Nous lui avons choisi une chambre, au rez-de-chaussée près de la pharmacie, que nous avons préparé pour lui. Nous avons enlevé table et chaises pour ne laisser que le minimum. Nous n’isolons pas mais des précautions sont tout de même à prendre. Avant même son arrivée, il a commencé à exister pour nous. Il a été au centre de nos pensées Nous échangions avec nos collègues de nuit au sujet de son entrée quand il est arrivé. Il est d’une certaine façon " déjà là ".

Si chaque patient doit bénéficier d’un entretien médical à l’entrée, il doit également bénéficier d’un entretien infirmier d’accueil, effectué à distance de l’entretien médical. Il est la première rencontre formalisée avec l’équipe infirmière. Il permet une mise à distance des symptômes. Il favorise une personnalisation du soin et permet d’énoncer les premiers éléments de la démarche de soins à partir de la demande ou de la non-demande de soin du patient. En invitant le patient à raconter son histoire afin que nous puissions mieux nous connaître, alors que le patient est hospitalisé depuis deux ou trois jours, alors qu’une relation est déjà ébauchée, les infirmières invitent le patient à se raconter, à énoncer sa perception de ce qui lui arrive. Il s’agit d’entendre sa vérité On pourra toujours ensuite l’analyser, la décortiquer, faire des liens, il n’empêche que sa parole aura été entendue. Il sera ensuite plus facile d’arriver à lui proposer une alliance thérapeutique, une collaboration pour l’aider à remonter la pente ou au contraire à la descendre. Nous partirons ainsi de ce que le patient nous a confié et non pas de notre perception des éléments pathologiques. Il ne s’agit pas de proposer une démarche de soins clé en main mais d’amener un mouvement à peine perceptible, juste une ébauche de changement. Et quand j’écris changement, je suis très présomptueux. Il en va ainsi pour le patient délirant comme pour le patient mélancolique.

A partir de cet entretien d’accueil, en lien avec la démarche de soins, d’autres entretiens formalisés, avec des objectifs précis sont programmés. Leur contenu est évidemment repris si nécessaire en supervision et contribue à enrichir la réflexion collective lors des réunions de synthèse. Ces entretiens doivent donner lieu à un compte-rendu écrit. Ils constituent un temps fort du travail infirmier. Il est souhaitable que chaque patient puisse repérer trois infirmiers plus particulièrement mobilisés par sa prise en soins et chargés de faire le lien entre les différents intervenants qui gravitent autour de lui.

Mais M. Dugarry n’en est pas là. Il vient d’arriver dans l’unité. Les pompiers l’ont détaché, puis couché sur le lit qui l’attend. Delphine, l’infirmière de nuit est avec eux. Mme Dugarry, sa mère a inspecté les lieux, " senti " l’ambiance. Immédiatement, on entend des cris. Comme des rugissements de fauve blessé. Mustapha, le médecin de garde a échangé avec les pompiers. La violence qu’ils décrivent est au moins à 7 sur l’échelle de Richter. Il s’est fracassé une bouteille de bière sur la tête, il les a menacé avec le goulot de la bouteille. Palabres sans fin, menaces, puis confrontation directe ont permis de le ceinturer. Les huit pompiers n’étaient pas de trop.

Mustapha rassure, cadre, recadre, prend le temps mais plus il parle plus M. Dugarry s’agite. Il semble, par ailleurs, que la présence de sa mère ne contribue pas à détendre l’atmosphère. Il prescrit donc un traitement sédatif injectable que M Dugarry accepte et qui le calme rapidement. Les 8 pompiers sont restés là, au cas où ; ils savent de quoi M. Dugarry est capable. Grâce à leur présence, j’ai pu aller vers les autres patients, inquiets de ce déploiement de force. On plaisante, on présente à demi-mots celui qui vient d’arriver. Il s’agit de rassurer, de valider leurs perception. Oui, c’est inhabituel. Mais souvenez-vous quand vous-mêmes êtes arrivés, ce n’était pas simple non plus. Oui, oui, vous vous êtes enfuie dans le parc Et vous vous êtes arrêté parce que personne ne vous courrait après. Quelques minutes à peine. Trois fois rien. Un tout petit moment hors soin où chacun se souvient de son entrée à lui et de l’atmosphère de la rencontre. C’est aussi l’occasion de mesurer le chemin parcouru depuis. Pour moi, c’est l’heure de quitter l’unité.

Le lendemain, lorsque je rentre du Tribunal de Gap où j’ai accompagné un patient qui passait en procès, j’apprends que M. Dugarry s’est agité vers une heure du matin, qu’un traitement sédatif injectable lui a été administré, qu’il a été vu par le psychiatre le matin et qu’il faut poursuivre le traitement mais en adaptant à son état. Kader, le médecin généraliste vient le voir à 17 heures avant de quitter sa garde. Mustapha qui lui succède, commence sa garde par lui. Nous n’avons toujours pas réussi à communiquer avec M. Dugarry. Il s’agite, prononce quelques paroles dont nous ne pouvons apprécier la cohérence, a un traitement sédatif et dort. Sa mère est venue le voir mais elle n’a pu lui parler car il dormait encore. Mustapha, nous demande d’essayer d’entrer en contact avec lui autour du repas. Si nous n’y arrivons pas, il faudra le perfuser, ce qui risque de ne pas être simple.

M. Dugarry, qui s’appelle Mickaël se réveille pour le repas. Nous savons parce qu’il tolérait la présence de sa mère au plus fort de sa tempête qu’il supporte d’établir une relation avec une femme. C’est donc Sylvie qui s’occupe de tout ce qui concerne le repas pour lui. Elle l’enveloppe de petites attentions, mais sans en faire trop. Mon collègue Michel et moi-même restons à distance. Sylvie le sert, s’assoit à ses côtés, essuie ses remontrances. Evidemment rien ne va. M. Dugarry émerge du sommeil sans rêve des neuroleptiques. Il a complètement oublié la journée d’hier, comme si elle n’avait pas existé. La bouche est pâteuse, l’articulation défaillante. Il se focalise sur sa mère. C’est de sa faute, s’il est là. Il serait possible à ce moment là de le contrer, de lui dire qu’il a été amené par les pompiers. Nous n’en faisons rien. M. Dugarry émerge, on respecte cela. La relation qu’il établit avec Sylvie risque de vite devenir conflictuelle. Elle me passe le relais en douceur à la faveur d’un plat de pommes de terre sautées que je suis allé chercher pour lui. De toute façon, il faut qu’elle parte. L’équipe est systématiquement renforcée d’une infirmière jusqu’au dîner. M. Dugarry est encore tellement endormi qu’il n’arrive pas à manger. Je m’assois donc à mi-distance. Michel s’occupe de deux autres patients deux tables derrière. Je me représente. Il réagit à peine et me prend à témoin que la bouffe est dégueulasse. Les pommes de terre sautées lui conviennent mieux. Il commence à grignoter non sans les avoir copieusement arrosées de sel.

" Où je suis ?

La voix est un plus ferme, les gestes un peu plus assurés. Il me raconte sa copine. J’écoute. Je ne lui fais pas répéter quand je ne comprends pas. Plus tard. Ce qui compte là, c’est le chemin qui est train de s’ouvrir.

" Et le match ! J’espère que je vais pouvoir voir le match.

Retour tranquille sur la journée oubliée.

" Bordeaux a fait match nul contre les Hollandais, O-O. Ils sont 2ème de leur poule.

On ponctue le temps tranquillement sans y toucher. La relation tient. On continue comme cela en parlant football, qualité de joueurs, etc. J’apprends qu’il est bien dans la réalité, qu’il se tient au moins au courant de l’actualité footballistique, qu’il a des collègues supporters, qu’il assiste à des matchs de foot. Toute une vie sociale apparaît qui ne se limite pas à la seule prise de toxiques.

" Dominique, à la télé, il y a quelqu’un qui s’est évadé d’ici.

Sandrine est une adolescente hospitalisée dans l’unité depuis quelques jours. Elle est hospitalisée en raison d’un manque de limites, de difficultés relationnelles avec sa famille d’accueil. Elle est en quête de semblables, de patients jeunes comme elle avec lesquels échanger, faire les 400 coups, s’opposer, se repérer. Ma présence auprès de M. Dugarry l’autorise à tenter une approche. Evidemment, elle s’y prend de telle sorte que la question du cadre de l’hospitalisation est immédiatement posée. Sur un strict point relationnel, lors d’une précédente hospitalisation, nous avons monté un sketch où nous faisions les clowns. Elle a entrepris cette fois-ci de réactualiser mon stock d’histoires drôles et me signale donc toute chose étonnante qui se passe dans l’unité. Elle a bien sûr repéré que j’étais en plein travail d’accueil, elle-même a été accueillie. Ma présence autorise donc le rapprochement. Mais la manœuvre n’aboutit pas. M. Dugarry, trop fragile, menacé peut-être, par une jeune femme kabyle, réagit agressivement.

" Je sais que j’ai un pyjama bleu. J’aime pas qu’on se moque de moi.

Sandrine retourné à la télévision. M Dugarry mange toujours. Ses gestes sont de plus en plus précis. Sandrine revient. Ce jeune homme à la tête rasée est le seul de son âge.

" Dominique, c’est vrai que la famille d’accueil ne veut plus me reprendre ...

Evidemment, introduire ainsi Sandrine dans une relation naissante se discute. Mais je sais que de toute façon, elle ira à la rencontre de Mickaël. Je sais également que l’accueil à l’hôpital repose autant sur les soignants que sur les soignés. Je sais, par ailleurs, que Sandrine a besoin de se sentir utile pour quelqu’un. Que je sois présent lors de ces tentatives d’approche de Sandrine me permettra ensuite de les reprendre. Plutôt que d’expliquer à M. Dugarry, le type d’aide qu’il peut espérer de nous, ce que j’ai tenté de faire au début de la rencontre, en vain, je préfère qu’il s’en rende compte par lui-même. Il faut simplement que je sois vigilant à ne pas aller trop profond, à ne pas renvoyer à Sandrine de choses qui risqueraient de la déstabiliser. L’idée que j’ai est que tous deux ont des points communs, et que M. Dugarry pourra s’étayer sur ce que dit Sandrine pour avancer pour son propre compte.

" Je suis allé dans ma chambre. Je me sentais vide, comme un trou noir. J’ai pris un couteau et je me suis coupée les veines. Il y avait du sang partout. Regarde, pourtant, c’était pas profond, mais ils ont eu peur.

Mickaël réagit au discours de Sandrine. Il nous raconte sa première tentative de suicide à lui et la réaction de son meilleur ami qui lui a mis deux claques. Ce geste et le discours qui a suivi l’ont marqué et il n’a, dit-il plus jamais recommencé. Ainsi, apprivoisons-nous petit à petit Mickaël Ainsi, Mickaël, nous apprivoise-t-il, Sandrine et moi. Ainsi, j’augmente mon panier de données. Je le raccompagne à sa chambre, il titube encore. J’appelle Mustapha.

" Il a mangé des pommes de terre, un peu de soupe et bu un verre d’eau. Il a emmené un yaourt dans sa chambre. Faut-il le perfuser ?

Lorsque je vais voir Mickaël, Sandrine est dans sa chambre, il ne l’a pas assommée, ils papotent comme de vieux amis. Je demande à Sandrine de sortir en lui expliquant que M. Dugarry a besoin de se reposer. Il a mangé son yaourt, changé son oreiller de place, il n’est plus face à la porte. Il prend confiance petit à petit. Il accepte son traitement sans problème une fois que je lui ai expliqué ce que contenait le verre et les effets attendus. Je le quitte, et lui précise que je serai absent quelques jours, Delphine et Sylvie dont il a fait la connaissance seront présentes l’une ce soir, l’autre demain.

Il ne sera pas nécessaire de l’isoler.

M. Dugarry, tout comme moi, va aller à la cueillette des données. Très vite, les autres patients vont lui donner des informations sur le fonctionnement de l’unité, sur chaque soignant, sur ce qu’il peut en attendre, sur leurs limites. Il va entrer dans le système proposé par les soignants, il va être façonné par lui, mais il va aussi le façonner de telle sorte qu’il puisse être habitable pour lui. Il va cheminer dans l’unité et découvrir les activités proposées.

L’unité d’accueil pour être un lieu où il y a de la vie doit proposer un certain nombre d’activités individuelles ou de groupe. Ces activités liées à la démarche de soin ou prescrites par le médecin sont l’occasion de mieux connaître le patient, permettent de lui proposer une médiation qu’elle soit corporelle (relaxation, bains bouillonnants, gymnastique, ping-pong, randonnée, etc.), culturelle (arts plastiques, poésie, jeux de rôle, etc.) ou sociale (accompagnements divers, entraînement aux divers actes de la vie quotidienne, etc.). Elles ont pour but de maintenir le lien social, de soutenir la relation soignant/soigné (le patient est invité à projeter sur un objet plutôt que sur le soignant), de créer un espace de parole voire d’élaboration ou tout autre objectif contenu dans le projet de soins ou dans la démarche de soin infirmier. Elles impliquent des comptes-rendus écrits, individualisés et collectifs. Elles sont régulièrement évaluées et contribuent à enrichir les synthèses. Ainsi, Nathalie, ma collègue infirmière va-t-elle inviter M. Dugarry à participer à la relaxation, ainsi la kinésithérapeute l’incitera-t-elle à venir à l’approche corporelle. Ainsi, M. Dugarry, se découvrira-t-il peut-être, écrivain dans un groupe écriture. Pourquoi attendre que les patients soient pratiquement guéris pour leur proposer des activités ? Pour les occuper ? A quoi ça sert qu’ils fassent de la poterie quand ils ne délirent plus ? A quoi ça sert de les confronter à l’objet quand l’objet n’est plus menacé, quand ils ne sont plus menacés par l’objet ? Les activités psycho-sociothérapiques plus c’est tôt, mieux c’est. S’il s’agit de mobiliser leurs ressources psychiques, leur capacité d’expression et de réaction, autant le faire précocement. On leur offre ainsi un espace d’expression, et de " jeu " à investir.

Il ne s’agit pas de remplir le temps de telle sorte qu’aucune place ne soit laissée au manque, au vide. C’est une question d’équilibre, de désir et de démarche de soins. Il faut des pleins et des déliés.

Nous allons parallèlement " veiller " sur lui. " Veiller " sur lui et non pas le " surveiller ". S’agit-il simplement d’un jeu sur les mots ? Non. Lorsque l’on surveille, on contrôle, on laisse le moins de distance possible à l’autre. Il pourrait nous échapper, échapper à notre regard. Nous nous sentirions responsables, fautifs, coupables, d’où une pression supplémentaire qui ne pourrait que rejaillir sur M. Dugarry. Notre unité est ouverte. M. Dugarry peut donc en franchir le seuil et poursuivre ses déambulations dans le parc, voire même en sortir. Certains le font. Mais c’est parce qu’ils le font, et qu’ils savent qu’ils peuvent le faire qu’ils reviennent. Ils fuguent. Et alors ? Combien de fois a fugué Michel la personne que j’ai accompagné au tribunal : dix, quinze, vingt ? N’empêche que lorsqu’il a voulu se préparer pour affronter son jugement, il a demandé à être hospitalisé et a commencé à travailler sur son vécu avec l’équipe.

Par acquis de conscience, j’appelle mes collègues avant de quitter la France. M. Dugarry va bien, il collabore aux soins. Ses parents sont venus le voir et sont désireux de s'associer à nous. J'annonce à Sylvie que je vais raconter au Canada l’entrée de M. Dugarry pour illustrer comment nous nous y prenons pour ne pas isoler.

" Euh ! Il a été enfermé dans sa chambre jeudi matin deux heures et une heure l’après-midi. Vous étiez tous partis et j’étais toute seule. De toute façon il dormait. "

Evidemment je râle.

Mais cet incident montre bien combien tout cela est fragile, comment un accompagnement imprévu peut remettre en cause les équilibres les mieux huilées. J’entends bien que parfois l’équipe supporte mal mes absences. Je cours à gauche, à droite. En Suède, à Montréal. Je porte leur parole, leur travail. Mais peut-être préférerait-il m’isoler en chambre pour que je partage davantage leurs difficultés, que je les aide à porter certains fardeaux. Peut-être préféreraient-ils que je sois moins de passage. L’infirmier que je suis doit réfléchir sur lui-même, sur ce qu’il induit dans l’équipe, sur ce que l’équipe induit en lui. Tout cela sera travaillé, repris, élaboré de telle sorte que plus aucun Mickaël ne soit isolé.

Mais ....

Dominique Friard