Les refus de médicaments
Définir le médicament comme une substance destinée à combattre un trouble ou une lésion est insuffisant. Ainsi que l'écrit B.Lachaux :
" Une définition plus large du médicament tiendra compte de l'ensemble de ses interactions, car le médicament est une substance prescrite dans un cadre et incarne la représentation symbolique d'une demande (patient) et d'une intention (médecin). "
(1)
Autour de la prescription, de la distribution du produit, il y a tout un domaine symbolique et imaginaire, individuel et collectif qui se trouve manié tout autant que les aspects pharmacologiques, réalisant ce que Marie-Cardine nomme "une véritable synthèse psycho-chimique" (2)
Le médicament est un objet symbolique proposé à l'investissement du médecin, du pharmacien, de l'infirmier et bien évidemment du patient.
Il est impossible d'évoquer les refus de traitement sans rappeler ces évidences, d'autant plus que la psychiatrie n'a pas le monopole du refus de traitement.
Attardons nous sur le titre de cet article. Que refuse en fait le patient ? Une substance chimique ? Le médecin et l'équipe soignante ? Un signifiant? La définition médicale et sociale de la maladie ? Une sorte de guérison qui contribue à faire de lui un zombie ? La tentative de mordre sur son délire, et donc de normaliser ce qu'il a tenté de dresser contre l'anéantissement psychique? Quelles sont les représentations du patient à propos du médicament, de la maladie, de la santé ?
Une question de politique institutionnelle
Le terme "refus de médicaments" ne peut qu'être polémique, opposer soignants, soignés et juristes. Les expressions non-observance médicamenteuse ou non-compliance lui seraient probablement préférables, notamment sur un plan clinique. Le refus de traitement serait alors une des modalités, la plus extrême de la non-observance médicamenteuse. Sur un plan politique, il faut pouvoir assumer cette opposition, les intérêts des soignants et des soignés sont naturellement divergents. Les soignants, quelle que soit leur capacité à se remettre en cause ne peuvent qu'épouser le fonctionnement institutionnel et veiller à sa pérennité. Il faudrait nuancer ce constat en évoquant la psychothérapie institutionnelle qui tend à travailler cette opposition, et à la rendre thérapeutique. Les soignés, situés du côté de l'institué, sont nécessairement éloignés des intérêts institutionnels et ne peuvent que viser sinon à sa transformation du moins à un aménagement qui leur permette d'exister en tant qu'individus.
Définir la non-onservance médicamenteuse
Les théoriciennes anglo-saxonnes des diagnostics infirmiers ne se préoccupant pas de ces subtilités définissent la non-observance médicamenteuse comme un " refus en toute connaissance de cause d'adhérer au traitement recommandé ". (3)
Cette définition se réfère à un sujet maître de lui-même, informé sur sa maladie, sur le traitement prescrit, sur les conséquences de ses décisions. La non-observance procède alors d'un choix éclairé qu'il semble difficile de remettre en cause tant pour des raisons thérapeutiques qu'éthiques. Le sujet, et notamment le sujet qui dénie sa pathologie, n'est pas nécessairement informé, et n'a pas forcément la capacité psychique de traiter cette information.
C'est pour cette raison que nous avons défini cette non-observance comme "une résistance plus ou moins marquée, exprimée ou non, vis à vis du traitement prescrit, entraînant soit des prises irrégulières, soit l'abandon de tout traitement." (4) La prise en charge du patient non-observant portera sur sa résistance, elle aura pour but de lui donner la possibilité d'effectuer un choix éclairé.
Pour les théoriciens anglo-saxons du diagnostic infirmier, il est difficile de traiter les causes de la non-observance en raison de l'ambiguïté même du terme. Si le personnel soignant perçoit la non-compliance d'une façon négative, le patient conçoit, lui, le refus de traitement comme un droit. Se devant de respecter les décisions du patient, l'infirmier devra rechercher avec lui d'éventuels autres moyens d'atteindre les mêmes objectifs.
Le droit à refuser son traitement ?
Qu'en est-il, en France et en psychiatrie, de ce droit au refus de traitement?
L'article L-326-2 stipule que toute personne hospitalisée pour troubles mentaux avec son consentement dispose des mêmes droits au respect de ses libertés individuelles qu'un patient hospitalisé pour une autre cause. L'article L-326-3 du Code de la Santé Publique précise que la restriction des libertés individuelles doit être limitée à celles nécessitées par l'état de santé du malade ou par la mise en oeuvre de son traitement.
L'hospitalisation Libre des malades atteints de troubles mentaux, définie par le critère unique du consentement du malade aux soins, doit être la règle et l'hospitalisation forcée l'exception.
Autrement dit, le patient a dans ce cadre le droit de refuser son traitement. Ce droit est la plupart du temps respecté, notamment pour tous les patients suivis dans les structures de soins extra-hospitalières. La reconnaissance de ce droit oblige psychiatres et infirmiers à constamment négocier la prescription médicamenteuse avec le patient.
Loin de regretter cette nécessité de nombreux soignants l'estiment dynamique. Ce droit est reconnu à l'immense majorité des patients suivis en psychiatrie. Nous n'avons de toute façon pas le choix.
Tout se complique lorsque le patient non-compliant peut être dangereux pour lui-même ou pour les autres, ou lorsqu'il est hospitalisé sous contrainte. Susceptible d'être dangereux, le patient sera alors hospitalisé sous contrainte (c'est le péril imminent, article L.333.2). Dans ces deux cas de figure le traitement sera administré au patient contre son gré.
Nous entrons là dans le cadre plus général du soin sans consentement.
Ainsi que le note M.Windisch : "c'est par délégation de la société que l'état oblige l'équipe soignante à assurer les soins au patient dangereux pour lui-même et pour la sécurité des personnes. Obliger un patient à prendre son traitement c'est porter atteinte à sa liberté. Nous sommes les seuls avec le juge à posséder de tels pouvoirs. Cette privation de liberté s'autorise de l'aspect thérapeutique d'une contrainte inscrite dans le cadre d'un contrat de soin. L'objet du contrat de soin est le corps du patient, et la maladie est une cause licite d'intervention sur le corps humain." (5)
La responsabilité de l'équipe soignante est considérable.
Pour accepter un traitement, le patient doit assimiler un nouveau rôle (celui de personne malade), disposer de l'information et de modèles de comportement qui l'aideront à accepter ce nouveau rôle; être encouragé par son entourage dans cette démarche; s'évaluer et évaluer les autres par rapport au nouveau rôle. (6)
Le premier terme fait obstacle.
Enjeux psychiques du refus de traitement
Il est impossible de ne pas évoquer le fonctionnement du psychisme et le clivage. Le déni de la réalité est liée à une perception désagréable qui demeure consciente et reconnue mais qui s'associe en même temps - et de manière contradictoire- à une méconnaissance, à un refus de reconnaître cette perception désagréable. Le déni implique donc un clivage du Moi, faisant exister deux attitudes psychiques vis à vis de la réalité extérieure : l'une tient compte de la réalité, l'autre la refuse et met à la place une production du désir. Ces deux attitudes cohabitent sans s'influencer réciproquement. Et c'est bien là qu'est le problème tant pour le soignant que pour le soigné.
Dans l'urgence (patient agité, ivre, délirant ou paranoïaque), il n'y a donc pas plus de consentement éclairé du patient que d'information qui lui parviennent avec clarté et intelligence. La charte des droits du malade conduit le médecin et l'équipe à informer le patient, mais il ne s'agit pas de communication.
Ainsi que l'écrit Pharo : "Consentir, c'est vouloir ce que veut l'autre. Vouloir ce que je veux moi-même, ce n'est pas consentir. C'est simplement vouloir. Vouloir ce que personne ne veut, même pas moi-même ce n'est pas vouloir. Or consentir sans vouloir, ce n'est pas consentir." (7)
La non-observance est due à un déni de la maladie, à des difficultés relationnelles avec le médecin ou avec l'équipe soignante, aux effets secondaires importants des neuroleptiques et aux stéréotypes sociaux relatifs au médicament.
La psychopathologie montre comment le sujet participe à son trouble, y est partie prenante aussi bien par le consentement que par le refus.
S'il est essentiel de protéger le patient de lui-même, il ne faut pas que l'administration forcée d'un traitement I.M. vienne compromettre définitivement la relation avec l'équipe soignante, rendant impossible tout suivi ultérieur.
" Je prendrais pas mon traitement "
Lucienne était atteinte d'une maladie rare qui associait rétinite pigmentaire, débilité et comitialité. Après avoir passé toute son enfance dans diverses institutions, Lucienne atterrit dans une unité psychiatrique. Ses troubles caractériels y firent merveille. Lorsque, jeune élève-infirmier j'arrivais dans cette U.F., la situation était devenue folle. De nombreuses crises d'épilepsie avait impliqué la prescription de traitement anti-comitiaux que Lucienne refusait de prendre. Chaque prise de traitement donnait lieu à des scènes de violence et de contre-violence inouïes. Convaincue de la nécessité de ces prises l'équipe écrasait les médicaments, pinçait le nez de Lucienne pour l'obliger à les accepter. Lucienne pesant une petite centaine de kilos, cette prise de force était plutôt sportive. On ne comptait plus les accidents de travail : épaule démise, fracture des phalanges, etc. Toute la prise en charge de Lucienne se résumait à cette épreuve de force .
Il est évident que dans un tel contexte, il n'y avait plus rien de soignant et que seuls primaient les bénéfices secondaires de Lucienne et des membres de l'équipe. L'observateur extérieur que j'étais ne pouvait que percevoir ce cercle vicieux et chercher à éviter une épreuve de force aussi perverse qu'inutile.
Le manque de personnel aidant, je me retrouvais vite seul pour infliger son traitement à Lucienne. Plutôt que d'écraser les cachets, je les laissais entiers et proposais à Lucienne de prendre son traitement. Celle-ci m'ayant envoyé me faire pendre ailleurs, je posais la coupelle sur une table et lui dit qu'elle pouvait faire ce qu'elle voulait, c'est elle qui faisait des crises d'épilepsie pas moi et lui tournait le dos. Dix minutes plus tard, Lucienne me ramenait la coupelle vide.
Après quelques péripéties qu'il est inutile de rappeler ici, l'équipe cessa d'imposer un traitement que Lucienne acceptait. Il en est resté un jeu entre Lucienne et moi. Celle-ci venait me voir avec un sourire aux lèvres et me disait: "Je prendrais pas mon traitement. Faudra me le donner de force." et nous rejouions la même scène.
Avoir la clé pour comprendre
Chaque infirmier, chaque psychiatre peut évoquer des scènes de ce genre. Chacun peut montrer comment un mot plus ou moins involontaire, un geste décalé contribue à rassurer le patient, à transformer l'épreuve de force en un moment intense qui s'inscrit alors dans l'histoire d'un sujet et fait sens pour la suite de la prise en charge.
Nous n'avons pas toujours la clé pour désamorcer, le mot pour le dire.
Il s'agit alors d'abord de comprendre ce que le patient refuse : la maladie, le psychiatre, le traitement, tel petit cachet bleu qui vient calfeutrer son plexus solaire, les états d'âme de l'infirmière qui ne supporte rien ce matin, qui n'a pas le temps de ... , le flunitrazepam qui n'est pas la même chose que le rohypnolâ , un changement de prescription qui ne lui a pas été signifié par son médecin prescripteur, des effets extrapyramidaux d'autant plus importants qu'il est réticent à toute prise médicamenteuse.
Ce travail de réflexion suppose un minimum de pré-requis : des réunions centrées sur la clinique au moins hebdomadaires où chaque membre de l'équipe pluridisciplinaire puisse mettre en commun ce qui se vit avec le patient et le groupe de patients dans la séquence de soins ou d'accompagnement dont il a la responsabilité, la possibilité réellement offerte à chacun d'exprimer ses difficultés avec un patient donné et d'être suffisamment écouté, suffisamment entendu pour élaborer autour de ces difficultés, l'utilisation de démarches de soin infirmier à la fois rigoureuses et imaginatives.
Cette réflexion qui enveloppe chaque acte soignant donne une assise à l'infirmier qui agit non pas seul mais au nom d'un projet thérapeutique, au nom d'une pratique réellement différente.
Il s'agit ensuite (c'est aussi avant, pendant et après), d'expliquer, de négocier ce qui peut l'être, et enfin, si rien ne peut l'être, si la situation nous semble exiger sédation et contention administrer le traitement au patient contre son gré.
Il est également nécessaire d'évaluer si l'épreuve de force ne va pas avoir un effet contraire, ne va pas dramatiser inutilement la situation. Les infirmiers savent bien fermer les yeux sur certains refus de traitement, consécutifs à un ras le bol de l'hospitalisation, à une ébriété, à une prescription non expliquée au patient.
Leur connaissance du patient, la relation établie permettent de cadrer, de contenir jusqu'à l'entretien du lendemain où tout sera repris et expliqué.
Il importe que cette "piqûre de force" soit effectuée dans des conditions de sécurité absolue tant pour le soignant que pour le soigné. Il s'agit également d'être clair quant à la nature de l'intervention. Il faut être capable d' assumer sa peur, ne pas essayer de se tromper soi-même en adoptant un comportement agressif, qui ne trompe personne et qui contribue à augmenter l'agitation du patient. L'équipe soignante a pour mission de contenir un patient agité pas de l'agresser.
M.Windisch, se référant à D.W. Winnicott (8) considère que si nous aimons nos patients, si nous nous occupons bien d'eux c'est qu'il existe une place pour la haine.
Quel que soit son amour pour les malades, le soignant ne peut éviter (qu'il se réfère à une relation de type analytique ou non) de craindre les patients et de les haïr et mieux il le sait moins il laissera la haine et la crainte déterminer ce qu'il leur fait.
Appelé dans une unité de soins parce que Mme "M" vient d'agresser une infirmière, M.Windisch (9)est injurié par la patiente qui est prête à le frapper, à lui envoyer un coup de pied bien placé. Une jeune infirmière permet avec douceur et fermeté à Mme "M" d'accepter le passage en chambre d'isolement. Sortant de l'unité avec le poids des injures dans la tête, M.Windisch, fit la nuit suivante un rêve. Il entrait en courant dans l'unité pour offrir des bonbons à Mme "M", des "M.N.M". L'inconscient avait mêlé le "M"de la patiente et la lettre "N", et donc la haine qu'il éprouvait à son égard.
Le refus de traitement est une situation de soin qui nous place dans une situation paradoxale et difficile à vivre : comment travailler lorsque la situation clinique nous confronte au sentiment de haine ? Un lieu tiers doit exister pour permettre aux soignants d'échanger, de se décharger de cette haine car viendra le temps où il sera nécessaire de dire au patient ce qu'il nous a fait éprouver et où lui aussi pourra nous dire ce qu'il a senti, ressenti autour de ce traitement imposé.
Conclusion
Loin d'être une aberration, le refus de traitement ou la non-observance sont des étapes normales vers l'acceptation de la maladie. Chaque individu atteint d'une maladie chronique doit commencer par l'admettre ainsi que la diminution plus ou moins importante d'autonomie qu'elle suppose, ce qui implique une remise en cause à minima de l'image de soi. L'équipe soignante doit être capable de supporter une certaine dose de non-observance pour pouvoir accompagner le patient dans cette prise de conscience, car ce n'est qu'au terme de cette démarche qu'il retrouvera la liberté d'effectuer des choix éclairés.
Bibliographie
1- LACHAUX (B), Le placebo dans le cadre de la prescription médicamenteuse : panacée ou psychotrope ? , in Psychologie médicale 1990,22,6 : pp. 491-495,p.493.
2- MARIE-CARDINE (M), La relation "médecin-malade" à travers le médicament - Rapport introductif, XXX II ème Congrès de psychologie médicale de langue française, Grenoble 22-23 septembre 1989. in Psychologie médicale, op.cit.,pp. 471-475, p.472.
3- DOENGES (M.E.), MOORHOUSE (M.F.), Diagnostics infirmiers et interventions, InterEditions, Ottawa, 1991, 656 pages, pp. 432-435.,p.432.
4- FRIARD (D), LEYRELOUP (A.M), LOUESDON (J), RAJABLAT (M), STOLZ (G), WINDISCH (M), Psychose, psychotique, psychotrope : quel rôle infirmier ? Editions Hospitalières, Paris 1994, p.180.
5- WINDISCH (M), Du consentement ... à l'isolement, Rapport introductif, Journée "De La chambre d'isolement à la chambre de soins intensifs" 8/02/96, C.H. Esquirol.
6- Mc FARLAND (G.K.), Mc FARLANE (E.A.), Traité de diagnostic infirmier, InterEditions, Paris 1995, 830 p., p. 64.
7- PHARO (P), Consentir librement, in Revue de Médecine Psychosomatique, n° 34, 1993, pp. 75-86, p.75.
8- WINNICOTT (D.W.), De la haine dans le contre-transfert in De la pédiatrie à la psychanalyse, trad. KALMANOVITCH (J), Science de l'Homme Payot, Paris 1990, pp.72-82, p.73.
9- WINDISCH (M), Du consentement ... à l'isolement, op.cit.
Auteurs :
D.Friard, Infirmier, Coordinateur Groupe recherche en Soins Infirmiers, XIV ème secteur de Paris.
E.Ribac, Infirmier, Faisant fonction de cadre infirmier, Unité Royer-Collard, XIVème secteur de Paris
B. Le Priol, Infirmier, Unité Royer-Collard, XIVème secteur de Paris.
I.Chauvin, Infirmière, Unité Royer Collard, XIVème secteur de Paris.
S.Leray, Infirmière, Unité Royer Collard, XIVème secteur de Paris.