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Frédéric Masseix

Infirmier de secteur psychiatrique

 

 

 

L'infirmier, la violence et le médicament…

 

 

 

 

C'était un matin,

encore un matin,

pas forcément pour rien.

 

 

 

Il est à peine sept heures. Encore tôt. Je reviens de quelques jours de congés et m'attends à retrouver le service dans l'état de fébrilité constante qui était au moment de mon départ.

 

Mais ce matin rien n'est plus pareil. Les malades sont étonnement calmes, ils sont tous à me sourire, même ce monsieur qui est si violent et agressif d'habitude. Je salue les personnes présentes tout en me dirigeant vers le bureau infirmier. Je m'aperçois alors qu'à l'endroit même où se situait la porte de la chambre d'isolement, il n'y a plus qu'un mur.

 

La peinture est encore fraîche. Ça sent. L'odeur plane à peine, mais on sent l'effluve des solvants qui reste dans l'air Je touche le mur, le parcours du bout des doigts, me demandant si c'est bien à cet endroit que se situait la porte.

 

Un malade arrive près de moi. C'est le monsieur qui est si violent et agressif d'habitude. Il me regarde en souriant, presque avec tendresse. Je regarde la porte. À travers le mur. Mais elle n'est plus là.

 

Les souvenirs s'effacent, puis reviennent, comme des ombres furtives. La porte. Je l'ouvrais pour y placer un malade furieux, agité ou bien qui risquait de s'en prendre à lui-même. Je l'ouvrais pour aller voir ce malade, plusieurs fois dans la journée. Pour lui apporter son repas. Pour prendre ses constantes. Pour beaucoup de raisons. Je me souviens qu'il fallait parfois arriver en nombre pour en imposer, de ce fait du nombre, afin de traiter ce malade à l'aide d'une injection de médicaments neuroleptiques.

 

On entrait, soit précipitamment, soit prudemment ; on entrait pour soigner, avec ce sentiment diffus, qui reste et se transmet d'infirmier à infirmier depuis des générations, de ne pas savoir si alors on réalise un acte de soin ou si on se situe ailleurs, dans la claustration, ou autre chose.

 

Je touche le mur. Mes doigts effleurent un endroit qui n'existe plus. En mon absence on a muré la porte, fermé la chambre d'isolement à tout jamais.

 

Le monsieur qui est si violent et agressif d'habitude me regarde en souriant. Il ne sait parler qu'en injures, que lancer des provocations. Je vois qu'il va parler, que va-t-il encore m'envoyer comme obscènes paroles ?

"Excusez-moi Frédéric… mais hier soir on a oublié de me donner mon traitement. Les cachets, vous savez… Si vous pouviez me donner les médicaments, je me sentirai mieux. Je serai rassuré."

 

Le monsieur qui est si violent et agressif d'habitude vient de me parler, je n'arrive pas à croire ce que me disent mes oreilles. Elles ont répété ses paroles, les superposant aux mouvements de ses lèvres. Il est aimable pour la première fois. Cela fait dix ans qu'on le connaît dans le service. Toutes ses longues périodes d'hospitalisation se sont faites en HO, toujours avec des drames parmi le personnel, presque tout le monde a pris un coup de poing, un coup de pied. On a arrêté de compter les AT, ça nous déprimait.

 

Le monsieur qui est si violent et agressif d'habitude me regarde en souriant, il est aimable. Je suis déconcerté. Je me demande si je ne me suis pas trompé de service, de pavillon. Je fais quelques pas dans le couloir. Le monsieur qui est si violent et agressif d'habitude marche derrière moi. Je n'ai pas peur. J'ouvre la porte de la salle de soins.

 

Le téléphone sonne. Il sonne très fort. Je cherche le combiné mais il n'est pas là, sur le meuble blanc. Il n'y a rien.

 

Ça sonne. Ça sonne encore très fort.

 

Ma main écrase alors le bouton arrêt de mon réveil matin.

 

Ce n'était qu'un rêve, comme on en fait tant.

 

Je me lève. Je me bouscule. Je ne me réveille pas.

 

Je suis éveillé et reviens à la réalité. Il faut que je fasse vite, sinon, ce matin, je serai en retard au travail. Et je n'aime pas être en retard.

 

 

C'est un peu cela, aussi, le travail infirmier Dans le sens d'un travail où la dynamique de l'inconscient vient mettre en actes virtuels les désirs qui émergent à l'état de veille. La difficulté d'un quotidien, où comprendre le malade n'est pas facile. Pas toujours facile. Mais pas toujours forcément difficile.

 

Il n'est pas toujours facile de comprendre le raisonnement médical. Même s'il paraît être partagé. Nous n'y sommes pas souvent, dans la juste compréhension, à l'endroit du raisonnement. La difficulté de la pensée infirmière est de superposer à sa logique propre, à partir des spécificités de sa relation au malade, le raisonnement médical.

 

L'infirmier n'a pas en lui la logique de la prescription. Son rapport professionnel au médicament est subordonné à une décision qui ne lui appartient pas, même si en certains lieux, son avis clinique est sollicité. Car de clinique infirmière il y a bien, certes. Mais pas dans le cadre d'une perspective clinique qui évalue l'impact médicamenteux selon la logique médicale.

 

L'observation n'est pas même. Elle est autre

 

Il faut aller chercher cette autre logique, au féminin, comme il faut aller, dans le cadre de la relation interpersonnelle, chercher cet autre, avec un grand A, au masculin. Chercher de l'Autre ; la question du psychotique qui cherche de l'Autre, et à qui on donne autre chose.

 

Médicaments : comprimés, gouttes, solutions injectables. Termes signifiants qui participent et modifient les conditions mêmes de la relation soignant-soigné. L'analyste psychiatre s'interdit de prescrire à son patient ; analysant.

L'infirmier qui s'entretient avec le malade ne peut s'interdire de lui dispenser le traitement médicamenteux prescrit.

 

Alors le malade demande : "Qu'est-ce que c'est ? À quoi ça sert ?" Il ajoute parfois : "Vos médicaments, je n'en veux pas ! Vous pouvez vous les mettre où je pense…"

 

L'infirmier ne possède pas toujours la juste information. Difficile contexte de celui qui négocie la prise d'un traitement qui n'apparaît pas de prime nécessité à son bénéficiaire : "Monsieur Durand, il faut prendre le médicament, vous savez, vous avez vu ça avec le Docteur Dupont." Mais le malade Durand, lui, ne veut pas rentrer dans le rang. Il reste souvent sur sa position et toute la relation de l'infirmier au malade se fait mission délicate : parvenir à convaincre, sans forcer. Faire se réaliser l'observance médicamenteuse.

 

Et le Code de la Santé de rappeler que "Nul ne peut être contraint par un médecin à un traitement auquel il ne consent pas."

 

Le malade veut l'explication. Pas celle qui généralise sa situation : "C'est pour vous aider. C'est pour votre bien. C'est pour vous détendre." À cela il paraît souvent opposer un discours à effet de renvoi : "Pourquoi pour mon bien ? je n'ai rien demandé. Pourquoi pour m'aider ? je n'ai pas besoin de vous. Pourquoi pour me détendre ? je ne me sens pas tendu."

 

Bien entendu, on considère là le malade dont l'opposition est manifeste depuis le début, lorsqu'elle s'inscrit dans le cadre de la contrainte. Mais il ne faut pas oublier les convenances thérapeutiques de personnes impressionnées par le contexte de leur premier contact avec l'hôpital psychiatrique : peur de la camisole, peur de la folie, peur de ne pas en sortir, peur d'y rester… dans la folie, dans l'asile. L'influence de la seule représentation sociale de la folie peut aider à convaincre une réticence peu forte.

 

L'information relative au médicament est parfois d'accès difficile. Elle est donnée par bribes. La représentation du premier contact avec un médicament nouveau est souvent attachée aux circonstances de la visite du représentant du laboratoire pharmaceutique : "Qu'à t-il dit ? comment s'y est-il pris pour que soit ensuite prescrite la nouvelle molécule ? il a dû encore donner quelques cadeaux au médecin… on n'a eu que les blocs de post-it et les stylos, on n'a pas été invité à la projection privée, heureusement on est arrivé à avoir un peu d'apéritif et quelques-uns des petits-fours qui n'avaient pas encore été consommés".

 

Le monsieur qui est si violent et agressif d'habitude est bien connu du service, il est un de ceux qui posent problème au moment de la prise du traitement. Les hospitalisés libres, eux, ne s'opposent pas, ou presque, à la prise du médicament. On y verra une résistance au traitement, comme on en a en psychothérapie.

 

Mais les hospitalisés sous contraintes, eux, doublent l'élément résistance. Résistance au changement de l'état psychique, résistance à la volonté de celui qui cherche à aider.

 

On sait que l'agitation n'est pas forcément accompagnée de violence. On sait aussi que certaines violences ne se font pas dans le cadre de l'agitation. Le médicament ne peut pas toujours se superposer au traitement d'une agitation avec violence. Le médicament n'agit pas sur tout et partout.

 

Au-delà du facteur chimique qui se glisse dans le cadre d'une relation dont le but est de ré-instaurer un climat plus propice à la discussion, il existe d'autres point importants.

-         transfert entre les deux parties présentes : qu'est-ce que je fais naître comme sentiments chez le malade ? qu'est-ce que lui me fait éprouver à son contact ?

-         et quand la violence se fait physique, lorsque le passage à l'acte se fait agression, que dois-je faire ? L'aspect physique trop longtemps éludé, placé dans l'ère du tabou, semble pouvoir être dit aujourd'hui. Peut-on en parler sans être jugé de l'acte réagi ?

 

Il est violent. Il faut le traiter, le sédater, même momentanément. On passera après à "autre chose", à un autre temps, où la discussion aura sa place. Mais dans l'urgence, on doit faire prendre le traitement.

 

Et à ce moment survient l'une des difficultés majeures du travail infirmier en psychiatrie qui consiste à contraindre, souvent physiquement, le malade opposé, agité, violent et dangereux, à accepter, ou à se soumettre, à un traitement dont il ne perçoit pour lui aucune considération positive et qu'il vit dans l'ordre d'une agression à lui-même.

 

"Prévenir", terme qui vient du latin et signifie "devancer", c'est, selon le dictionnaire, "informer par avance, avertir." C'est aussi "aller au-devant de quelque chose pour l'empêcher de se produire en prenant les précautions, les mesures nécessaires." Et le terme préventif, lui, est défini par la formule "qui a pour effet d'empêcher un mal prévisible."

 

La prévention, dans le cadre de la violence du malade, s'appuie sur deux composantes : l'une est de définition objective et s'appuie sur la dimension empirique, elle rappelle le souvenir de situations vécues, situations qu'on voudrait ne pas revivre, et voir à leur place un mur, afin que la porte d'une violence possible ne s'ouvre plus. Déjà nous y glissons la seconde composante, la dimension subjective.

 

Erich Fromm, quand il fait la description anatomique de la destructivité humaine (1), nous parle de l'agressivité bénigne qui fait naître en l'homme un sentiment d'angoisse en ce qu'il redoute une situation et plus particulièrement en ce qu'il imagine quelles peuvent en être les conséquences, les dérives. Ce n'est pas, selon l'éthologie, le propre de l'animal, qui réagit à une agression soit par la fuite, soit par une contre-agression. L'animal conserve toutefois la caractéristique comportementale qui consiste à cesser toutes velléités agressives dès que la tension se trouve supprimée.

 

L'homme est différent. Le fantasme de la violence peut parfois faire naître en lui les conditions propices au déclenchement de celle-ci. Il laisse se faire la projection en le malade, qui ressent l'angoisse du soignant comme un élément déstabilisateur et peu rassurant. Le malade agit alors, en réponse à une situation anxiogène qui n'aura été, cliniquement parlant, qu'un contexte socio-clinique agressif : son agressivité et sa violence, déjà parfois en lui à l'état latent, sortiront alors en une réaction qui est une contre-violence. Contre-violence jamais perçue en tant que telle.

 

Pour Harry Stack Sullivan (2), le malade qui agresse un soignant doit être perçu comme un sujet qui tente de rentrer en relation avec un autre. L'agression, physique ou verbale est alors considérée comme une prémisse, un fait dont la conclusion devrait être, en retour par le collectif soignant, une réponse clinique strictement relationnelle.

 

D'un point de vue anthropologique il est important de cerner rapidement le code de relation sociale que la personne a intégré depuis son plus jeune âge et qui est en relation avec son milieu de vie habituel. Si notre société perçoit plus de violence, il est probable qu'elle la perçoit surtout de manière différente, y superposant un degré de tolérance inférieur à celui qui était avant.

 

La violence doit être réprimée, contenue, annulée. C'est oublier que dans certains cas, elle peut être aussi un moyen de communication.

 

Les jeunes des banlieues, qu'ils soient d'origines immigrées ou non, ont intégré des codes de conduites différents de ceux qui ont eu accès à un système d'intégration des valeurs sociales différent, dit normal. Ainsi, la gestuelle qui accompagne le verbe a toujours été utilisée par l'homme. Il ouvre les bras pour représenter une forme large lorsqu'il parle de quelque chose de grand. Il insiste de l'index pointé en avant lorsqu'il veut souligner l'importance d'un détail ou assigner sa parole tel un ordre.

 

Pour nombre de jeunes des cités, la codification gestuelle revêt une place aussi importante que le verbe. S'interpeller en se frappant violemment la poitrine ou l'épaule, se gifler et se contre-gifler, n'est pas toujours perçu comme agressif. Au même titre que les "ta mère…", ces locutions interjectives qui nous paraissent souvent violentes, les mouvements de corps, ou techniques de corps, pour paraphraser l'anthropologue Marcel Mauss (3), ont une importance toute significative et surtout nécessaire.

 

Evidemment peu sont ceux parmi nous qui pourraient tolérer de telles façons de faire. C'est parce qu'elles ne sont pas le produit de notre habitus. Comme il y autant d'habitus de classes qu'il y a de classes, il y a des habitus que nous ne pouvons comprendre, et ensuite admettre comme tels, qu'à partir d'un effort d'attention, de perception et d'analyse des faits. À ce niveau on pourrait parler de perlaboration sociologique.

 

La maladie mentale modifie dans de nombreux cas les formes de la relation sociale dite classique, pour ne pas dire normale. Pour certains la clinophilie sera insupportable, pour d'autres elle sera banale.

 

Selon notre niveau de perception et nos connaissances des phénomènes nous ajustons notre réponse, et l'ajustons donc toujours de manière pertinente selon le moment vécu.

Il ne s'agit donc pas pour l'infirmier d'avoir une réponse médicale à un problème, pas plus qu'il est nécessaire pour un médecin de répondre dans le registre infirmier.

 

En ce qui concerne la prévention des phénomènes de violence physique il est évident que la place du médicament est importante. Mais cette importance est à relativiser. Non pas à diminuer. Il s'agit avant tout de lui donner une juste place dont la pertinence tiendra en la dimension clinique attachée, débarrassée d'une perception aléatoire et fausse de la situation.

 

Ainsi le malade est-il agressif et m'attaque t-il ? Je me demande s'il m'attaque moi, en tant que je m'appelle Frédéric ou Jean ou Robert, ou s'il m'agresse parce que j'occupe une certaine fonction, que je suis assigné par lui à une certaine place, en tant que représentant à ce moment-là de l'institution ? Si je reçois l'agression, fusse-t-elle violente, physique, voire morale, qu'elle me traumatise, et que je ne la prends que pour moi, je risque de ne plus être soignant, après. Certes, c'est à moi que cela s'est adressé. J'ai reçu. J'ai l'impression de n'avoir rien demandé pour recevoir.

 

Mais, en dehors d'un trouble neurologique, métabolique ou physiologique, lorsque le mal-être psychique a conduit au passage à l'acte, j'ai reçu en tant qu'infirmier, en tant que soignant, en tant que dépositaire à un moment donné de la parole ou de la décision d'un collectif, parfois même de la parole d'une autre personne.

 

Le médicament est un élément important de la relation soignant-soigné. Mais il n'est pas tout. Sinon l'infirmier n'aurait plus qu'à se vivre comme un distributeur de traitements prescrits, selon une décision écrite, datée, nominative, signée, qualitative et quantitative.

 

Le médicament fait partie à ce moment de ma vie d'infirmier, lorsque je suis dans mon rôle de soignant, dans mon système de codes et de références professionnelles. Il faut que j'en informe le malade afin que lui-même perçoive cela de moi. Je fais mon travail. Je suis obligé de le faire. Sans lui enlever sa dignité et son vécu de personne, je ne l'instrumentalise pas. Pas plus que je ne prends le médicament comme un symbole du pouvoir que je pourrai avoir sur lui.

 

Si je conçois hypothétiquement l'agressivité comme une tentative d'entrer en relation, ou comme une information/question qui m'est donnée afin de solliciter une réponse adaptée, je me place dans une position autre. Je ne me départis pas de mon identité sociale mais j'occupe alors le rôle professionnel qui est le mien et remplis les fonctions qui y sont attachées.

 

Pour certains psychanalystes la question de l'identité du père correspond en fait à l'occupation d'une fonction. La fonction du père. Certains pères ne peuvent remplir leur fonction, ce sont parfois d'autres personnes qui acceptent de le faire.

 

Plus loin que mon identité sociale d'individu, je remplis alors ma fonction de soignant, plus chargé de symbolique dans l'aide que je peux apporter, sans pour autant adopter une position oblative totale.

 

Le rêve que j'ai narré au début de ce texte est la métaphore d'un certain mal-être. Il manifeste le désir latent de vivre une situation professionnelle autre, dépourvue de certaines vicissitudes cliniques. Le soignant qui trouve la porte d'une chambre d'isolement murée manifeste sa souffrance à l'égard des situations qui s'attachent à l'usage de l'injection forcée et aux circonstances d'un isolement qui ne voudrait pas l'être socialement et cliniquement.

 

L'expression anaphorique du "monsieur qui est si violent et agressif d'habitude" illustre la répétition des processus inconscients comme de ces scènes cliniques qui se rejouent sans cesse. C'est un peu comme une marque, une empreinte. La difficulté de s'en sortir se traduit souvent au niveau de la difficulté à réfléchir.

 

L'infirmier passe ses doigts sur un mur fraîchement peint, il effleure un désir qu'il sait ne jamais pouvoir se réaliser. Car la violence agie sera toujours ; elle est le propre de l'homme dès les circonstances de sa naissance, circonstances violentes lors de l'accouchement, mais dépourvues pourtant d'agressivité. Le collectif qui associe sage-femmes, infirmières, obstétriciens et la future maman ne veut que le bien du futur nouveau né, et pourtant on sait, on perçoit, que la délivrance est douleur.

 

Le malade qui m'agresse et me fait mal a droit à l'épistémologie clinique. Suis-je agressé objectivement et subjectivement ? Si l'agression est concrète, certes il y a objectivité, et à celle-ci je dois associer l'objectivité clinique. Mais l'agression et la violence exprimée physiquement sont aussi l'expression d'une violence vécue dans la dimension subjective de la souffrance du malade.

 

Tout se passe, pour nombre d'entre eux, comme s'ils n'avaient d'autres moyens d'expression. Il reste à savoir si on peut permettre l'expression de ce moyen de communication, ou si on le banalise, ou bien si on l'inscrit encore dans un processus clinique constamment évalué et ajusté à l'ensemble des composantes associées à l'identité du patient ?

 

Est-il un homme ou une femme ? A-t-il pour habitude d'agresser ? Comment perçoit-il l'agression ? Qu'est-ce pour lui que l'agressivité ? Et qu'est-ce ce que moi je définis comme agressivité ? Quel seuil de tolérance ai-je intégré de ce que je considère comme agressif ?

 

Comme il est difficile de cerner la problématique d'une personne à partir de la seule narration de son délire ou de son repli dans l'apragmatisme et la dépression, il est tout aussi difficile de cerner quel est son système de valeurs, intégré, structuré à partir de son histoire personnelle, individuelle, sociale, psychique.

 

On dit qu'un enfant qui a été battu durant sa jeunesse a des chances de reproduire ce phénomène de relation parent-enfant lorsqu'il sera devenu parent lui-même. Quelle chance accorderons-nous à cette personne si on ne lui laisse même pas la possibilité de faire autrement, si on l'enferme dans cette logique ?

 

Si on perçoit systématiquement tout malade psychotique comme un sujet violent, agressif naturellement, incapable d'autres formes de relations sociale, on l'enferme dans cette logique même, on réalise une agression psychique, ne métabolisant rien d'autre que notre propre angoisse.

 

Si on perçoit le médicament comme la seule réponse possible à une agression, ou comme le seul élément préventif des phénomènes de violence, on laisse de côté nombre de références qui pourraient servir à la prise en charge.

 

Il nous faut, au niveau du collectif infirmier, développer un système de références cliniques qui intègrent ces différents points. Sans mettre délibérément de côté l'élément médicament, il est sûr qu'il ne convient pas non plus de lui conférer l'ensemble des réponses possibles à la violence.

 

Il semble qu'aujourd'hui, ici et ailleurs dans l'Institution hospitalière, s'ouvre un débat qui mérite tant l'attention du soignant que celle du citoyen. Si la place du médicament est interrogée de telle manière dans le cadre d'une prise en charge thérapeutique de la violence, c'est que le seul médicament n'apporte pas sa suffisance de réponse. On pourrait dire qu'il n'est pas suffisamment bon, et c'est tant mieux. Une molécule ne s'adresse pas à un individu, elle s'adresse à un complexe moléculaire plus grand, à un organisme, quand bien même, par son action, elle agit sur le centre qui commande cet organisme.

 

Nous percevons les modifications du comportement des malades lorsqu'ils ont reçu une injection ; nous percevons bien la pertinence de telle ou telle prescription, donc l'action adaptée et agissante de tel ou tel médicament. Mais laisser au seul médicament la charge de tout le processus thérapeutique c'est travailler à l'économie. La nôtre personnelle en laissant celle du sujet souffrant au travail clos d'une logique morbide qui n'a pas besoin d'être délirante pour le faire souffrir.

 

 

Il y a peu de temps une patiente est venue me trouver. Elle est entrée dans le bureau infirmier et a déposé devant moi une collection de comprimés qui correspondait à quelque cinq jours de traitement. Il y avait les comprimés du jour et ceux de la nuit. La tentation est grande alors de la considérer comme une manipulatrice qui, un peu perverse, s'amuse à confondre la compétence du personnel infirmier à distribuer les comprimés et à évaluer les effets du traitement sur son état psychique.

 

Mais, si on réfléchit, on lit dans son acte, bien calculé et répété, de camoufler les médicaments, un message, comme une autre forme de communication, qui interroge la place même du médicament dans le processus thérapeutique. Sa façon de dire est alors passée par cette expérience de refus. Pour elle, peut-être était-ce nécessaire, voire vital ?

 

À bien observer on remarque que les malades savent très bien s'adapter au traitement qu'on leur propose et nuancent tout autant les aspects négatifs que positifs.

 

 

 

C'était une nuit,

Encore une nuit,

Pas une nuit pour rien.

J'étais chez moi et pensais avant de m'endormir.

 

Quand le rêve s'accomplirait-il ?

Ou, s'il ne s'accomplissait pas en réel, maintenant.

S'accomplirait-il un jour, ailleurs ?

Encore sur une autre scène ?

 

 

 

 

F. M.,

décembre 2001

 

 

 

 

 

Références :

 

1 - Erich Fromm, La passion de détruire, anatomie de la destructivité humaine. Collection Réponses, Editions Robert Laffont.

2 - Harry Stack Sullivan, La schizophrénie, un processus humain. Collection La Maison Jaune, Editions Erès.

3 - Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie. Collection Quadrige, PUF.