Jeanne
part. En juillet. Elle quitte le Centre de
Une arrivée qui interroge
Jeanne
n’est pas infirmière de secteur psychiatrique. Elle n’est pas non plus
infirmière polyvalente. Elle a passé un diplôme d’état à l’ancienne, entendez
par là, avant la fusion des études d’infirmière. Nous savons tous ce que cela
signifie : elle a bénéficié d’une formation de qualité en ce qui concerne
les soins somatiques, mais a beaucoup de manques en psychiatrie. Son parcours
professionnel ne l’a jamais amenée à fréquenter la psychiatrie, elle est sans
expérience pratique du soin en
L’équipe
est blessée. Elle se sent rabaissée, déniée, déqualifiée. Quoi ? La direction
des soins qui affecte Jeanne à ce poste estime qu’il est possible d’exercer en
extra-hospitalier sans aucune expérience du secteur, ni de
Quelques
patients difficiles défrayent la chronique en ce mois de février 2005. Une de
nos collègues, chevronnée, vient de s’arrêter en accident de travail, après
avoir été agressée verbalement et physiquement par un patient dont on peut dire
qu’il pose des questions diagnostiques. Le mode d’expression de ses symptômes
amènent certains membres de l’équipe à le considérer comme un psychopathe,
d’autres le voient plutôt en schizophrène héboïdophrène, d’autres encore
hésitent entre un état-limite et un trouble sensitif. Face à un patient dont le
mécanisme de défense principal est l’identification projective, les infirmières
ont du mal à penser le soin. La plupart des soignantes se sentent en
insécurité. Elles estiment avoir du mal à se protéger, à se tenir à l’écart des
éclats de ce patient, il faudrait en plus qu’elles encadrent une débutante.
Elles pensent que l’inexpérience de Jeanne la met non seulement, elle, en
danger mais également l’équipe toute entière. C’est dans ce contexte miné que
la direction des soins affecte Jeanne. Il convient de rajouter afin d’être
complet que des profils de poste ont été élaborés, notamment autour du pôle
extra-hospitalier. Inutile de préciser que Jeanne n’en remplit aucun
pré-requis. Il faut dire à la décharge de la direction des soins, qu’elle est
en crise, qu’elle ne pèse plus sur rien vampirisée qu’elle est par une
direction générale convaincue de son omnipotence.
Nous
sommes en février, Jeanne doit débuter en août, quelques soignants dont je suis,
proposent d’écrire une lettre collective à la direction des soins afin de la
mettre face à ses responsabilités. Le but est également de réagir alors que
nous ne connaissons pas Jeanne, qu’il s’agit d’une position de principe et non
pas d’une attaque personnelle. Un consensus mou ne permet pas de rédiger ce
courrier. Je considère que s‘il s’agit d’une décision d’équipe, je n’ai pas à
prendre la plume, n’ayant pas vocation à être le leader de cette équipe. Les
deux cadres de l’unité ne s’associent pas à cette initiative. Ils ont pris
leurs responsabilités et adressé un courrier à la direction des soins. Ils
y ont repris quelques uns des points soulevés en introduction et expliquent
qu’en s’y prenant de cette façon, on rend problématique l’intégration de Jeanne
dans l’équipe. Leur courrier reste lettre morte, tout comme la pétition que
l’équipe n’écrira pas.
Le
temps passe. Le mois d’août arrive, et Jeanne aussi. Rien n’a été pensé pour
l’accueillir, ni l’accompagner. Rien n’a été élaboré du vécu de l’équipe. La
réticence qui n’a pu se concrétiser alors que Jeanne n’était pas encore arrivée
va se cristalliser. Jeanne sera accueillie comme un chien dans un jeu de
quilles. C’est elle, en tant que personne qui sera rejetée, pas sa position,
pas la position impossible dans laquelle elle est mise. Quittons le descriptif
et essayons de penser à partir de quelques concepts.
L’équipe
Reprenons
l’argumentaire de cette journée. « La notion de travail en équipe
pluriprofessionnelle participe aux fondements du soin en psychiatrie. Elle pose
les conditions nécessaires pour un exercice professionnel où s’articule
compétence individuelle et dynamique des compétences collectives. ».
« On
va en parler en équipe », « L’équipe pense que … », « C’est
une décision d’équipe » ; en psychiatrie, il n’est pas de jour sans
qu’une de ces phrases ne vienne opposer un collectif à la singularité d’une
demande, d’une initiative, d’une subjectivité. L’équipe qui pense, qui parle,
qui décide, décrit aussi bien les deux infirmiers présents cet après-midi-là
que les 17 équivalents-temps plein réunis lors d’une réunion de fonctionnement.
Elle peut se limiter aux infirmiers. Le cadre de proximité peut en être ou non.
Elle peut s’enrichir du médecin, d’un psychologue, d’un éducateur spécialisé et
d’une assistante sociale, des aides-soignantes et des deux ASH. La réalité qui
apparaît dans les discours et dans les pratiques est mouvante. Le concept,
auquel la notion renvoie, rarement défini,
brille essentiellement par son aspect fourre-tout. La notion d’équipe
semble surtout se caractériser par un fantasme unitaire, qui, lui seul
permettrait de fonctionner.
Face
à la nef des fous, il y a l’équipe, ce pourrait être une façon ironique de
définir l’équipe. Les mots de la famille « équipe », selon le Grand
Robert de langue française (1), apparaissent dans la langue au 12ème
siècle. Ils dérivent de l’ancien normand skipa, de skip navire.
L’équipage, c’est d’abord ce qui sert à équiper un navire, c’est-à-dire les
vivres, les voiles de rechange mais aussi les ressources humaines qui lui
permettrons de naviguer. Du 16ème au 19ème siècle, le
substantif « équipage » a une acception assez proche de celui
d’équipe. L’équipe, au 17ème siècle, et c’est son premier sens, est
une petite flottille appartenant au même armateur. Ce n’est qu’à partir de
1864, que le mot décrit « un groupe de personnes unies dans une tâche
commune ». On passe du bateau aux hommes. L’équipe se divise entre
hommes d’équipe (les ouvriers) et chef d’équipe (le contremaître). Si vous
pensez que l’équipe, c’est la galère, c’est que vous n’avez pas l’esprit
d’équipe, c’est-à-dire l’esprit qui anime une équipe « dont les membres
collaborent en parfait accord ». Si vous n’avez pas l’esprit d’équipe,
vous serez considéré comme un individualiste, quasiment comme un anarchiste. La
mutinerie n’est pas loin.
L’origine
maritime du mot n’est pas sans conséquence. On peut affirmer qu’il n’est
d’équipe que pluriprofessionnelle. Sur un bateau, statuts, rôles et fonction,
sont par nature nettement différenciées. Si la vigie s’occupe du repas, si le
mousse cargue les voiles dans les huniers, si le quartier maître se prend pour
le capitaine, le naufrage n’est pas loin. Sur un bateau, ce n’est jamais
l’équipage qui décide mais le capitaine, lui-même aux ordres de l’armateur.
Vary,
éducateur, définit l’équipe comme « un groupe de salariés travaillant
dans la même entreprise ; en même temps, c’est un collectif d’humains se
côtoyant régulièrement au même endroit, avec tout ce que cela peut supposer de
sympathie, de conflits, de liens … C’est encore un outil fonctionnel de travail
créé par une institution dans un projet plus ou moins défini. » (2)
Le poids de l’histoire
Jusqu’en
1994, « l’équipe », forcément « soignante », en
psychiatrie, est constituée majoritairement d’infirmiers, c’est-à-dire de
professionnels, ainsi que le note M.F. Gasseau, issus d’une même « matrice »
dont le fantasme identitaire s’inscrit jusque dans le réel au travers du
marquage extérieur de la « blouse blanche ». (3) Ce même corps, pris
dans une « même » enveloppe qui conforte les liens originaires de ces
soignants entre eux va imploser avec l’arrivée d’infirmiers issu d’une ou de
deux matrices différentes.
Il
faut se souvenir qu’en psychiatrie, le cadre unique a longtemps prévalu. Une
équipe infirmière issue, le plus souvent, d’un même centre de formation assumait
toutes les tâches et ne rendait compte qu’au médecin, seul capitaine à bord
après Dieu (et encore !). Les infirmiers, souvent formés, à l’IFSI, par le
médecin même, entretenaient avec lui une relation privilégiée, empreinte d’un
certain paternalisme médical qui parlait de ses infirmiers comme il parlait de
ses malades. Les professions paramédicales et les travailleurs sociaux vont
progressivement apparaître et s’intégrer à l’institution laissant aux
infirmiers l’unique gestion du quotidien. Adieu veau, vache, cochon et paradis
terrestre ! Les infirmiers, parallèlement, vont sortir de l’asile et
fonder le secteur psychiatrique dont ils seront le fer de lance. Pas tous.
L’asile survit mais quelque chose a changé. Les infirmiers se sont ouverts à la
psychologie, à la sociologie, aux sciences humaines. Leur enseignement qui fait
la part belle à la clinique, à la dynamique de groupe les prépare à animer des
activités psychosociothérapiques. Les pratiques vont être de moins en moins
carcérales. Les unités d’agités vont fermer, les lits se vider. Là, où
prospéraient des concentrations hospitalières de 150 patients plus ou moins
chronicisés ne resteront que deux unités d’entrée de vingt lits. C’est au
moment de leurs plus belles réussites que les infirmiers de secteur
psychiatrique reçoivent un coup de poignard dans le dos : lors de la
préparation à l’harmonisation européenne des diplômes, un obscur fonctionnaire
d’un quelconque ministère oublie de déclarer leur profession. Ils n’existent
plus. Entendez par là que leur profession n’existe plus, que plus personne,
jamais, ne sera formé aux soins psychiatriques, qu’ils seront sans descendants,
sans postérité. Leur lutte désespérée, n’y fera rien. Leurs propres collègues
des soins généraux, infirmières libérales en tête et CEFIEC (c’est-à-dire ceux
qui ont pour mission de former les futurs infirmiers) saisiront le Conseil
d’Etat pour faire casser le peu de reconnaissance qu’on daignait leur accorder.
Ce traumatisme ne sera jamais digéré. Sur un plan sociologique, la profession
d’ISP reste la seule profession supprimée sur une erreur jamais reconnue, de
l’appareil d’état.
Dans
un tel contexte, on peut imaginer que la cohabitation avec leurs collègues des
soins généraux ne saurait être simple. De tous temps, des infirmiers diplômés
d’état ont travaillé, par goût, en psychiatrie ou en pédopsychiatrie. Le
diplôme d’état leur permettait d’y travailler du jour au lendemain. La
formation continue incitait à un partage des savoirs et valeurs. La clinique
n’y perdait pas trop, pourvu que le secteur qui les accueillait soit
suffisamment dynamique pour proposer des séminaires de réflexion et des
synthèses longitudinales.
La
réforme des études d’infirmier qui crée l’infirmier polyvalent vient bousculer
cet équilibre. Le polyvalent est une sorte de bâtard. Il est trop relationnel
pour les IDE anciennes moutures, et trop dans le « faire » pour les
vieux ISP de moins en moins nombreux et de plus en plus âgés. Il n’est accepté
par aucun des deux corps. Il doit faire ses preuves. Sauf que. C’est le bâtard
qui ramasse l’héritage. Les polyvalents, dans une profession dont la durée de
carrière ne dépasse pas, en moyenne, dix ans, se retrouvent majoritaires et
imposent doucement leurs façons de faire.
Comment
faire équipe quand trois sensibilités différentes du soin cohabitent dans un
même corps professionnel, dans un même collectif ? Comment faire équipe,
quand de fait, existent dans ce même corps deux statuts différents ?
Parallèlement, dans de nombreux départements, la psychiatrie a quitté son asile
fétiche si lointain des grandes villes et s’est installée à l’hôpital général
au plus près de
L’ISP,
lui, est rivé à
L’histoire
pèse d’un poids très lourd. Différentes strates du passé survivent dans le
présent.
Trois
sensibilités, deux statuts mais que dire des rôles et des fonctions ?
Pour
aller plus loin, il nous faut retourner au concept d’équipe.
Qu’est-ce
qui unifie ce qui ne pourrait être qu’un conglomérat, qu’une juxtaposition
d’individus ? Qu’est-ce qui fait équipe ?
L’équipe est un groupe
Paul
Fustier et la dynamique de groupe nous proposent deux niveaux d’analyse de
l’équipe : un niveau rationnel qui cherche à dire la tâche, ce que l’on fait,
pourquoi et comment, avec un degré variable d’imprécision, et un niveau
affectif qui dit que se retrouver là, autour d’une tâche commune, mobilise des
affects.
L’équipe
est un groupe et nous pouvons donc reprendre à notre compte la définition du
groupe restreint en sachant que le groupe/équipe ne correspond qu’en partie aux
caractéristiques du groupe restreint.
Un groupe restreint est
« un
ensemble d'individus dont l'effectif est tel qu'il permet à ceux-ci des
communications explicites et des perceptions réciproques, dans la poursuite de
buts communs. »
(4)
Dans le cas particulier d’une
équipe extra-hospitalière, où tous, hors congés, sont présents en même temps dans
l’institution, il me semble que l’on peut cheminer à partir de cette
définition.
L’équipe aurait, ainsi, sept
caractéristiques :
- Les
interactions. Chaque membre du groupe agit et réagit par rapport à tel
membre ou au groupe tout entier, et de façon directe, sans intermédiaire.
L'interaction postule que les conduites, les interventions, les opinions émises
ne sont pas des expressions personnelles « en soi » mais sont
déterminées (au moins partiellement) par ce que font ou ce que disent les
autres, par une inter-influence et par une perception confuse de la situation
dans la quelle le groupe comme tel se trouve.
- Emergence de
normes. Les normes sont les règles de conduite qui se constituent
progressivement, qui forment le code des valeurs du groupe. Ce code varie d'un
groupe à l'autre.
- Existence de
buts collectifs communs. La poursuite en commun et de façon active des
mêmes buts, dotés d'une certaine permanence, assumés comme buts du groupe,
répondant à divers intérêts des membres, et valorisés constitue le ciment du
groupe.
- Existence
d'émotions et de sentiments collectifs, correspondant aux situations dans
lesquelles se trouve le groupe et engageant à des actions et réactions
collectives. Ces deux dernières caractéristiques garantissent la cohésion du
groupe.
- Emergence
d'une structure informelle qui est de l'ordre de l'affectivité et qui est
l'organisation et la répartition de la sympathie-antipathie, les voies par
lesquelles circule l'influence, la position des membres
« populaires » et des « rejetés », la naissance de
« cliques » ou de sous-groupes dans le groupe, avec les pôles de
conflit ou d'attraction. Informelle parce que non-officielle, cette structure
peut entrer en opposition avec une structure officielle imposée de l'extérieur.
- Existence
d'un inconscient collectif. L'histoire commune vécue par le groupe, son
existence collective, son passé, sont sources de problèmes latents ou de
« points sensibles » qui, sans être présents à la mémoire actuelle,
font partie de la vie du groupe et de ses réactions. Le groupe n'a, par
ailleurs, pas conscience des phénomènes psychologiques déterminant les
conduites de ses membres, et ceux-ci n'ont pas conscience des phénomènes
psychologiques déterminant leurs conduites en groupe.
-
Existence d'un équilibre interne et
d'un système de relations stables avec l'environnement.
Toute action groupale exige une certaine
structuration, laquelle engendre immédiatement une autorité (une règle, des
responsabilités groupales, des rôles et une coordination des rôles, des
sanctions). La structure formelle est relative aux objectifs du groupe, et
définit des fonctions par rapport à ces objectifs. La fonction définit un des
moyens stratégiques pour réaliser les buts du groupe. Elle se situe dans
l'ensemble des éléments dynamiques de cette réalisation et implique un système
global dans lequel elle s'insère, une place ou une position dans ce système, un
rôle à tenir (remplir la fonction), des capacités (efficience, compétence). (4)
Lorsqu’elle
arrive dans l’équipe, Jeanne est investie d’une position sociale, d’un statut
officiel, d’un rôle. Mettre en question son rôle, c’est contester son utilité
par rapport aux objectifs de l’équipe, mettre en question sa personne, c’est
contester son aptitude à remplir le rôle défini par l’équipe. Nous avons vu que
nous pouvions légitimement contester son aptitude à remplir le rôle attendu.
Que Jeanne soit en difficulté face au rôle attendu n’implique pas de l’attaquer
personnellement, c’est-à-dire de ne pas lui adresser la parole, de la mettre à
l’écart des prises en charge, de contester systématiquement ses choix.
Jeanne
ne s’est pas engagée sans biscuit. Après s’être cherchée dans diverses
spécialités médicales, elle a posé ses bagages quelques années en soins
palliatifs mais ça, seuls ceux d’entre nous qui lui ouvriront leur porte le
sauront. Jeanne possède une expérience certaine en termes d’écoute et
d’accompagnement. Que ces qualités ne se soient pas exprimées auprès de
patients psychotiques ne signifie pas qu’elle soit vierge de toute expérience
de soin. Auprès des patients mourants et de leurs proches, elle s’est
probablement plus investie que nombre d’infirmiers de secteur psychiatrique.
Elle a appris à s’engager et à se désengager. Jeanne a également une expérience
certaine des groupes de parole. Elle en a animé un certain nombre auprès des
familles endeuillées. Elle s’est frayé un chemin professionnel bordé par la
souffrance, le chagrin et
Jeanne
part en juillet. La rencontre n’a pas eu lieu. Essayons de comprendre pourquoi
à partir de ces éléments de dynamique de groupe et d’une réunion initiée par
les cadres, en février 2006, dans le but
de désamorcer la crise.
« L’équipe c’est
qui ? »
Il
existe plusieurs façons de penser l’équipe. Annie Petrognani, infirmière en
soins palliatifs, en propose une jolie, dans un numéro récent de
L’équipe, c’est moi ! Par expérience, le soignant
a appris qu’il ne pouvait compter que sur lui. Il tente, alors, par son
attitude consciente et inconsciente, d’imposer son avis, en contestant toutes
les opinions différentes des siennes.
L’équipe, c’est les
autres !
Le soignant, pris dans des expériences anciennes, qui l’ont dévalorisé,
considère que son avis et ses compétences sont beaucoup moins intéressants que
ceux de ses collègues. Il va donc se taire et accepter de suivre la majorité ou
le leader, même s’il n’est pas en accord avec la décision qui sera prise. Il se
reproche son manque de courage mais ne sachant pas comment faire autrement, il
finira par reprocher silencieusement aux autres (et notamment aux médecins) de
ne pas être plus attentifs à sa présence. Cette position silencieuse, que l’on
retrouve dans toutes les équipes infirmières, est un véritable poison qui
nourrit les conflits d’équipe et interdit surtout l’expression de conflits qui
faute d’être exprimés ne peuvent pas se travailler. Ne reste alors que la
violence et le passage à l’acte.
L’équipe, c’est
personne ! Le soignant ne se fait pas confiance et il ne fait pas confiance aux
autres pour apporter un éclairage pertinent sur
En
ce qui concerne Jeanne, on peut dire que déçus du soin et silencieux, se
rejoignent, dans une même attitude de rejet. Les conditions particulières de
son arrivée viennent conforter ceux qui pensent qu’ils n’apportent rien de
positif à l’équipe et angoissent ceux qui n’ont confiance ni en eux, ni en
l’équipe. Les individualistes peuvent travailler avec Jeanne autant qu’ils
travaillent avec les autres sans la rejeter plus qu’ils ne rejettent les
autres. Elle ne fait, au fond que confirmer ce qu’ils pensent de l’équipe.
L’équipe, c’est nous. Le soignant qui choisit de
travailler en s’appuyant sur ce postulat adopte une attitude volontariste.
Sortir d’un rapport de domination pour entrer dans un rapport de partenariat et
prendre le risque de parler en groupe est, avant tout, un
« détricotage » intérieur. Le professionnel peut poser ses questions,
oser contre-argumenter face à ses collègues et susciter une réelle interaction.
C’est la position de l’altérité qui favorise le débat contradictoire. Mais,
ainsi que le rappelle Annie Petrognani, « aucun soignant, quel que soit
son niveau de responsabilité, n’a été préparé à travailler en équipe et la
mosaïque des trajectoires personnelles, scolaires, universitaires constitue un fantastique
kaléidoscope où chacun doit trouver sa place en conservant l’estime de soi-même
et celle des autres. » (5)
Qu’est-ce qui pourrait nous
unir ?
Qu’est-ce
qui pourrait nous unir ? C’est par ces mots que le cadre de l’unité qui
fait le secrétaire de séance conclut la réunion de crise de février 2006.
Qu’est-ce qui pourrait unir les membres de cette équipe désarticulée ?
Qu’est-ce qui pourrait amener les tenants de l’équipe c’est moi, de l’équipe
c’est les autres, de l’équipe c’est personne à devenir l’équipe c’est
nous ?
C’est
au fond, au delà de la situation particulière que je décris, une question qui
s’adresse à chaque équipe. Vous avez compris, je pense, qu’au delà de
l’histoire de Jeanne, qui n’apparaît, au pire que comme un bouc émissaire, je
parle d’autre chose. Jeanne est aussi un analyseur collectif, un point à partir
duquel interroger le fonctionnement d’une équipe et de l’équipe en général, si
tant est que l’on puisse parler d’équipe autrement que singulière.
Chaque
membre du groupe agit et réagit par rapport à tel membre ou au groupe tout
entier, et de façon directe, sans intermédiaire. L'interaction postule que les
conduites, les interventions, les opinions émises ne sont pas des expressions
personnelles « en soi » mais sont déterminées (au moins
partiellement) par ce que font ou ce que disent les autres, par une
inter-influence et par une perception confuse de la situation dans laquelle le
groupe comme tel se trouve. Nous partirons de ce postulat.
La
crise, le rejet par une partie du groupe de Jeanne et les réactions de Jeanne,
est aussi ce qui nous unit, mais reprenons la question posée par le
cadre : Qu’est-ce qui pourrait nous unir ?
Des
buts collectifs communs.
L’équipe,
dans un même lieu, regroupé sur trois niveaux, est organisée autour de
plusieurs axes :
-
un axe CMP classique qui comprend accueil téléphonique, visites à
domicile, entretiens d’orientation et d’accueil, injections retard, suivis
réguliers, régulation des appartements thérapeutiques, ce que l’on pourrait
nommer les tâches quotidiennes indispensables à la bonne marche du
secteur ;
-
un axe CATTP, qui propose différentes activités à visée
psychothérapique ou non, un accueil qui se confond avec l’accueil CMP ;
-
un axe psychiatrie de liaison et Centre d’Accueil et de Consultation,
l’activité ne se situe pas au Centre de
-
un axe travail de réseau qui repose essentiellement sur les
travailleurs sociaux mais auquel participent quelques infirmiers ;
-
un axe Maison d’Arrêt, composé d’une seule infirmière qui participe
également à la psychiatrie de liaison, au travail CMP et au Centre d’Accueil et
de Consultation.
Ces
différents axes de travail sont discutés, travaillés et dans l’idéal harmonisés
dans un nombre conséquent de réunions au sein desquelles les soignants
s’expriment ou non, selon leur personnalité, la qualité d’écoute du psychiatre
référent. Face à une telle diversité, est-il possible de trouver des buts
collectifs communs ? Les axes se sont rajoutés les uns aux autres. Les
soignants ont augmenté progressivement leurs domaines d’intervention. Il n’a
été renoncé à rien. Les cadres s’épuisent … à cadrer justement cette activité
qui fait penser à une fourmilière ou à une ruche. Chacun détermine ses
priorités qui peuvent varier selon le jour de la semaine, voire le moment de
Les
soignants se sont adaptés à une demande sociale constamment plus pressante,
plus exigeante. La psychiatrie est sommée de s’occuper des locataires d’HLM un
peu trop violents, ils doivent être présents aux Urgences, ils doivent
accueillir le chagrin d’amour, la séparation douloureuse du vieux couple, le
deuil dysfonctionnel, les toxicomanes en manque, les psychotiques comme ils
l’ont toujours fait. Ils le font en s’étirant, s’étirant, s’étirant. Les tâches
arrivent à être tellement parcellisés que l’objectif finit par n’être plus
perceptible. C’est d’ailleurs à l’accueil, quasiment sur le seuil que la
pression est la plus grande. Il faut accueillir, accueillir encore et encore.
Etre disponible toujours. Cette disponibilité finit par être un objectif
totalitaire qui épuise les soignants. Il n’est pas étonnant que c’est à ce
point que le conflit entre Jeanne et ses collègues naît et se développe. Si une
équipe, au sens large du terme, ainsi que l’observe Paul Fustier (6) peut se
penser par la distinction entre soliste et choriste, force est de reconnaître
que les soignants en extra-hospitalier sont tour à tour soliste et choriste,
selon les jours, selon l’activité pratiquée, ce qui ne les aide pas à se
repérer. Le soliste, pour Fustier, travaille en bureau, sur rendez-vous, dans
des espaces-temps clairement délimités, en entretien, en visite à domicile
programmée, lors d’une activité. Le soliste travaille dans la discontinuité,
dans
Des règles de conduite communes pourraient également
être un ciment du groupe. Mais comment des règles pourraient être légitimes si
elles ne procèdent pas d’objectifs communs ? Le cadre d’une activité est
différent de celui d’une visite à domicile. Si l’accueil est prioritaire, s’il
doit toujours y avoir un soignant présent à l’accueil comment concilier cette
règle avec la régularité qu’implique une activité ? Les normes qui
dirigent le soliste peuvent-elles être appliquées au choriste ? Comment se
repérer dans cette fourmilière ? Il faut communiquer, mettre en commun,
partager. « L’ambiance est difficile. Les informations passent mal ou
pas du tout » regrettent les soignants lors de la réunion de
crise. « On est dans un partage d’infos rapide et non dans
Mais comment échanger, partager si on ne peut se
parler ? Si parler c’est dire à l’autre qu’il se trompe ? Si cet autre
est convaincu de ne pas être à la hauteur, et si on est convaincu qu’il ne
l’est pas ? « On a pas droit à l’erreur. »
Si un des cadres énonce que personne ne doit se
sentir mis en accusation, ni en place de victime, c’est bien que c’est ce qui
flotte dans l’air. « L’ambiance n’est plus professionnelle. On ressent
un travail de clan. Les commérages, les critiques font que l’on se met à
l’abri, qu’on se protège » et donc qu’on ne transmet plus ce qui pourrait entraîner
des conflits. On informe. On se débarrasse de ce qu’on a appris et on passe à
autre chose. Pas de travail d’élaboration possible. « Il faut apprendre
à supporter le désaccord et s’autoriser à se le dire.» « On
a peur de faire du mal à l’autre… »
Il
est clair que dans un tel contexte, Jeanne a peu de chances de croître
professionnellement.
« Il
y a des personnes qui ne peuvent pas travailler ensemble et des personnes qui
se sentent exclues. On ne sait pas se qui se passe… mais il y a un malaise. »
Ainsi,
apparaît, ou plutôt se confirme l’existence d’une structure informelle qui
rassemble les choristes contre ceux qui sont perçus comme davantage solistes et
Jeanne, tous ayant comme défaut de ne pas assurer le quotidien, de ne pas être
suffisamment présents, quelles qu’en soient les raisons. On retrouve dans ce
sous-groupe les deux soignantes les plus anciennes du Centre de
Qu’est-ce qui des crises précédentes survit dans
l’actuelle ? A une équipe émotive semble avoir succédé une équipe froide,
qui exprime peu ses affects. On préfère ne pas dire plutôt que de risquer
l’affrontement. « Est-ce la
gestion des émotions qui est à travailler ? On se torture peut être trop
l’esprit … A-t-on peur pour sa place au CSM ? » risque un cadre.
Est-ce qu’exprimer ses émotions entraînerait le départ du Centre de
« Il n’est pas facile de travailler dans
cette équipe. Quand on veut amener de la vie au CSM, cela ne convient pas. »
« Tout est figé. Les patients ne sont pas les propriétés des
soignants. » « Il est insupportable de voir le mauvais
accueil que l’on réserve parfois aux patients. » « On ne
retrouve pas la convivialité qu’il peut y avoir dans d’autres équipes de soin. »
« La spontanéité parait mal
vécue. »
Est-ce Jeanne qui est rejetée ou un fantôme, une survivance d’un passé, glorieux ou misérable ? Il faudrait pour cheminer autour de cette question connaître l’histoire de la fondation de l’institution. L’histoire commune vécue par le groupe avant même l’arrivée des infirmiers actuels est inconnue de la plupart des soignants. La crise vécue par le groupe qui est aussi une crise de croissance, est-elle une création originale ou la répétition d’un scénario déjà vécu ? Faute de connaître les mythes fondateurs, il est impossible de répondre à cette question.
Il est difficile de ne pas faire le lien avec le
projet de déplacement des lits intra-hospitaliers vers Gap qui suscite
d’énormes réticences sur le pôle hospitalier. Une unité a été fermée sans que
le moindre poste n’ait été redéployé sur l’extra-hospitalier alors que pour les
médecins, le but de l’opération était de renforcer l’équipe et d’y mettre un
peu de jeu. La direction générale de l’établissement, arc-boutée sur ses lits
et sur le maintien de l’activité freine des quatre fers. C’est aussi dans ce
contexte qu’arrive Jeanne. Tout se passe comme si son affectation avait été une
provocation d’un directeur que la perspective d’hôpital
Ainsi
que l’écrit Annie Petrognani, travailler en équipe dans le plus grand respect
de soi et des autres est un défi quotidien, car nous sommes en partie « prisonniers de notre angoisse, de notre
violence ou de notre désir de puissance » (5). Si nous croyons que la solution réside dans
le système de domination (prendre le pouvoir, laisser le pouvoir ou annihiler
tout pouvoir) nous aggravons les rapports de force, et la situation clinique du
sujet souffrant devient un moyen de « régler
nos comptes » avec la vie, avec nous-mêmes ou avec autrui. Si nous
optons pour le système d’appartenance avec toutes ses imperfections, nous
pouvons peut-être trouver sinon des réponses adaptées du moins des questions
qui nous permettrons d’avancer, même si le consensus n’est jamais le garant de
la pertinence des décisions prises.
Notes
1- Grand Robert de Langue Française, Dictionnaire Le
Robert, Paris, 2001.
2- VARY F., in VST, cité par GASSEAU (M.F.), L’équipe et l’interdisciplinarité, in
Soins Psychiatrie, n° 198, octobre 1998, Penser l’équipe, pp. 6-10.
3- GASSEAU (M.F.), L’équipe
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