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« J’en ai parlé à mon compagnon …»

 

 

Je ne sais pas ce que je fais quand je fais ce que je fais. Je ne sais pas ce que je dis quand je dis ce que je dis. Deux phrases pour débuter un art de soigner, deux phrases pour le résumer. En psychiatrie et ailleurs. Je pourrais vous remercier de m’avoir écouté et nous pourrions commencer à débattre.

Lorsque le Certificateur du bureau des Certifications viendra au Centre de Santé Mentale où j’exerce, lorsque nous lui montrerons notre cahier de protocoles rangé dans le placard aux protocoles, lorsqu’il lira ces deux phrases, uniques, il y aura comme un malaise. Je ne sais pas ce que je fais quand je fais ce que je dis, je ne sais pas ce que je dis quand je dis ce que je fais, ça marche aussi dans ce sens-là. Vous parlez d’un art de soigner. Comment évaluer mes pratiques professionnelles si je ne sais ni ce que je fais, ni ce que je dis quand je fais ou dis ce que je fais ou dit ? Il faudrait que j’en parle à mon compagnon ou à Laurence Ruitor.

« C’est difficile de parler au début, de se parler. … Il a fallu s’écouter, se familiariser avec l’autre … » Lorsque Laurence écrivait ces mots en préface aux Chroniques du lundi écrites avec les patients dits chroniques de l’unité où elle travaillait comme cadre, je ne comprenais qu’une partie du sens de son message. Lorsqu’elle écrivait que ce livre était « une victoire de l’obstination, du travail. Victoire des obstinés, des travailleurs sur le dieu Chronos, celui qui mange tout … » J’étais loin de penser que ce travail nôtre était le fruit de sa propre obstination, une course contre la montre, contre le cancer, une lutte pied à pied sur le dieu Chronos, celui qui mange tout. 

Si je ne sais pas ce que je fais quand je fais ce que je fais, au moins sais-je que je ne sais pas, ce qui, en matière de soin, n’est pas rien. Ce savoir minimal m’évite un certain nombre d’erreurs et d’approximations. Il m’évite de me poser en chevalier blanc gardien de la réalité. Il m’évite de me lancer dans des croisades éducatives sans espoir. Je ne cherche pas à mettre les personnes incuriques qui souffrent de psychose dans une machine à laver. Je ne cherche pas à convaincre ceux qui tutoient d’un peu trop près la dive bouteille qu’ils doivent cesser de le faire et que s’ils n’y arrivent pas, c’est qu’ils manquent de volonté. Je ne confonds pas agressivité verbale et violence. Je sais que les mots qui s’éructent ne me sont pas destinés.

Ce savoir minimal serait aujourd’hui en voie de disparition. Les jeunes infirmiers qui choisissent d’exercer en psychiatrie, ceux que l’on nomme les polyvalents, ne le seraient pas réellement. Il faudrait consolider leurs savoirs. Face à ce qui ressemble à un constat, dans leur immense sagesse, nos gouvernants ont mis en place un dispositif, intégré au plan santé mentale, destiné à combler ce déficit de formation que leurs prédécesseurs, dans leur non moins grande sagesse, avaient contribué à creuser en supprimant la formation d’ISP. Sauf que. Pendant plus de 40 ans, les infirmiers diplômés d’état, ont pu du jour au lendemain, travailler en psychiatrie et même en pédopsychiatrie, sans que cela ne soucie quiconque. Il est même des secteurs qui ne recrutaient que des infirmiers diplômés d’état dont les connaissances en psychiatrie étaient d’un niveau inférieur à mes connaissances en oncologie, ce qui n’est pas peu dire. Il faut préciser qu’au plus haut sommet de l’état comme pour les associations infirmières « art » et « soin », « sciences » et « infirmières », n’étaient que des oxymorons, que des couples d’opposés. 

Sauf que. Les infirmiers dits polyvalents bénéficient d’un enseignement en psychiatrie certes d’une qualité inégale selon les IFSI mais réelle. Leur intégration dans les unités de soins devrait poser infiniment moins de problèmes que celles de leurs aînées. Et pourtant, elles sont vilipendées par tous, trop techniciennes pour les unes, trop relationnelles pour les autres. Considérées comme des hybrides, elles n’ont de place réelle nulle part. Il faut vraiment qu’elles soient jugées nulles, l’application à la lettre, de protocoles élaborés par des qualiticiens aux normes ISO ne demande aucune autre compétence que celle de savoir lire et appliquer bêtement des conduites à tenir.

Et pourtant, qui lit la liste des savoirs à leur faire ingurgiter sera impressionné par leur quantité comme si elles n’avaient rien appris pendant leurs trois années d’études. Qui lit le programme concocté par je ne sais qui au ministère de la santé sera surpris de constater que l’art de soigner y occupe si peu de place. Quant au temps consacré à une acquisition que l’on imaginerait lente et progressive, il est réduit à la portion congrue. Tout ça, pour respecter les procédures d’isolement et de contention ! Tout ça pour remplir les grilles de fouille, pardon d’inventaire et d’entretien d’accueil.

Heureusement pour l’argent public, quelques ARH et ANFH montent la garde et sélectionnent les organismes de formation sur de mystérieux critères enfermés dans leur placard aux protocoles. Il est évident qu’en matière de consolidation des savoirs « infirmiers » en psychiatrie, un organisme de formation qui sélectionne des formateurs cadres de santé supérieur et des psychologues sera toujours mieux disant qu’un autre qui s’ouvre aux infirmiers de terrain surtout si ceux-ci sont allés voir du côté de l’université.

Par je ne sais quel miracle donc, j’interviens comme formateur dans cette consolidation des savoirs en psychiatrie. Peu importe le lieu. Précisons qu’il s’agit d’un CHU qui a anticipé le plan santé mentale et mis en place un dispositif d’accompagnement des jeunes infirmières proche du tutorat. C’est autour des situations cliniques complexes que nous nous retrouvons. Lorsque je leur demande comment elles s’y prennent pour se décentrer, elles me répondent invariablement : « J’en ai parlé avec mon compagne », « J’en ai parlé avec mon compagnon. » La première fois que j’ai entendu cette phrase, j’ai été un peu surpris par ce que j’ai pris pour un mélange des genres. J’ai fini par comprendre que leur compagnon ou leur compagne n’est pas l’être qui partage leur vie mais un soignant ou une soignante chevronné qui leur distille un certain art de soigner en psychiatrie. Que l’on préfère au modèle du tutorat celui plus ancien et plus installé de compagnonnage ne saurait a priori me déplaire. La légende prétend que le compagnonnage remonte au roi Salomon et à la construction du temple d’Israël, il est des modèles moins prestigieux.

Si le soin est un art, il doit pouvoir être transmis comme les arts le sont. Pourquoi ne pas penser la transmission de l’art de soigner à partir du compagnonnage ?

Le compagnonnage repose sur sept fondamentaux : l’accueil, le métier, le voyage, la communauté, la transmission, l’initiation et le chef d’œuvre.

L’accueil a toujours été la valeur fondamentale des Compagnons. A chaque étape de son Tour de France, l’apprenti est reçu dans les Maisons de Compagnons ou Cayenne où l’on vit autour de la mère et sous la responsabilité du Prévôt. C’est ainsi qu’il apprend lui-même à aller vers les autres, à rencontrer des gens de toutes origines et de toutes conditions, à s’ouvrir à de nouvelles façons d’être et de penser. Elue par les compagnons la Mère, à la fois maîtresse de maison, lingère, aubergiste et infirmière est entourée du plus grand respect. Même si le local compagnonnique est tenu par un homme, les compagnons quand ils s’y rendent disent : « Nous allons chez la Mère. » Le nom de mère rappelle non seulement la maîtresse de maison mais la maison elle-même. Les obligations de la Mère sont réglées par un contrat en bonne et due forme ; sa réception est l’occasion d’une fête solennelle ; une place d’honneur lui est réservée dans toutes les cérémonies. Les compagnons ont en général, pour elle, l’affection qu’ils auraient pour leurs parents. La Mère, elle, aime les compagnons comme s’ils étaient ses propres enfants. Elle est fière des attributs et des rubans qu’elle porte. Lorsque je pense à Laurence Ruitor, cadre de santé très récemment décédée, c’est à cette sorte de mère que je pense. Elle est morte d’un cancer alors que je réfléchissais au thème de ces journées. On peut considérer que je lui rends hommage. Voilà que je prends un cadre de santé pour une mère, quand je vous disais que je ne sais pas ce que je dis. Une mère morte qui plus est. Alors que j’étais encore enfant quand la mienne est partie. « Une victoire de l’obstination, du travail sur le dieu Chronos qui mange tout. »

Laurence était une femme flamboyante. Elle aimait les rubans et les couleurs qui font chanter la vie. Elle aimait surtout les gens. Enseignante à l’IFSI de Digne les Bains pendant une grande partie de sa carrière, elle en avait gardé le goût de la formation. Chaque étudiante en soins infirmiers était invitée à participer à un groupe qu’elle avait fabriqué pour l’occasion : le groupe Cuisine du Monde. C’est autour de cette activité de cuisine qu’elle transmettait son art de soigner. Ses supérieurs hiérarchiques lui ont souvent fait remarquer que le rôle du cadre était de manager, d’organiser, de planifier pas d’effectuer des soins directs. Elle répondait dans un sourire « Ce n’est qu’un petit groupe de rien du tout. » comme elle aurait pu répondre : « Ce ne sont que des pâtes ». C’est là qu’elle accueillait les étudiantes, c’est là qu’était la Cayenne, la maison des compagnons. Quelle étrange cuisine se mitonnait-là ? Elle leur apprenait à sortir des recettes de cuisine qui sont les protocoles des pauvres en imagination même s’il est difficile de monter une mayonnaise sans jaune d’œuf, sans huile et sans moutarde. Chaque participant au festin devant ramener un ingrédient, l’aléatoire avait une place prépondérante dans l’élaboration des mets. Les courgettes du couscous se transformaient en bananes parce qu’une voix avait interdit au convive d’acheter des légumes verts beaucoup trop actifs sur le transit. Les étudiantes y apprenaient à s’adapter. Elles y découvraient le partage ; chacun, soignant comme soigné amenant ses produits et préparant la recette finale. Elles avaient ainsi moins peur de ceux dont elles ne percevaient plus la folie. Elles s’initiaient au grand secret, le secret le mieux gardé des compagnons, mieux gardé même que les archives et les codes. C’est quand les mains sont occupées que les patients parlent le plus facilement. C’est quand les soignants ont l’attention occupée à autre chose que la parole est la plus libérée. Convaincue de gratter des carottes, l’étudiante ne prêtait qu’une oreille distraite aux propos délirants de Jean-Michel et contribuait ainsi à le contenir.

Le métier, chez les Compagnons, est porteur d’identité. Il s’agit d’intégrer, le jeune, l’apprenti dans une communauté de pratiques professionnelles fondées sur l’effort, l’ouverture et la qualité. Maîtriser le savoir d’un métier constitue un gage de respectabilité et de dignité. Le Compagnon, à la différence, hélas, de l’infirmière se vit comme un homme libre : il a un métier qui lui assure la sécurité, le respect de ses pairs et la reconnaissance sociale. Pour les Compagnons, le métier ne se limite pas à un savoir technique, c’est une forme de liberté, une manière d’être, une culture. Laurence avait cette liberté-là. Elle savait la transmettre. Elle savait s’arrêter sur un geste, sur une phrase apparemment anodine prononcée par un patient. Elle savait aller au-delà du geste. Le tutorat tel qu’il est conçu et surtout contrôlé, ne permet qu’exceptionnellement de transmettre une culture qui souffre de ne pas être rassemblée. Le Compagnon est d’abord un homme de l’art, et le goût du bel ouvrage constitue la base de son éthique et de son identité. Il n’a pas besoin de qualiticien pour apprécier les qualités d’un objet. Il voit ce que les béotiens ne savent pas voir : un style, une façon de s’adapter aux contraintes du matériau, voire même de les transcender. Le travail manuel a, pour lui, un caractère sacré, il unit la main et la pensée, façonne l’homme et le fait participer à la Création. Il est source de joie et d’équilibre ; il est la voie du salut. Laurence avait cette joie-là et savait la communiquer. Aussi quand elle a été nommée dans l’unité qui accueillait les patients dits chroniques au Centre Hospitalier, j’ai eu le désir de travailler avec elle. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés à créer un journal avec les patients les plus déshérités et au fond les plus maltraités de l’institution.

Si pour les Compagnons, se former c’est d’abord « voyager la France » pendant cinq à sept ans, c’est qu’il s’agit pour eux de se mettre à l’école des différentes façons d’exercer son métier. Il ne s’agit pas d’unifier les pratiques mais au contraire d’acquérir une expérience humaine et professionnelle la plus dense possible et de faire l’apprentissage de la mobilité et de l’adaptabilité. Cette expérience ne s’acquiert pas par des stages d’un mois, mais par une immersion suffisamment prolongée dans un milieu professionnel suffisamment accueillant. S’il faut cinq à sept ans pour qu’un compagnon boulanger, menuisier ou serrurier se forme, comment imaginer qu’une infirmière puisse découvrir les subtilités de l’art de soigner en trois ans ? Si l’on apprend le groupe par le groupe, on apprend à être responsable par la prise de responsabilités. Les polyvalentes balbutient leur pratique. Elles expérimentent ce qu’elles n’ont pu expérimenter pendant leurs études. Elles tentent, en essais/erreurs de rattraper le temps qu’elles ont perdu pendant leurs études. Une certaine forme d’itinérance est nécessaire à l’apprentissage.      

Lorsqu’autour de Laurence, nous avons créé ce journal que nous avons progressivement nommé « Les chroniques du lundi », nous ne savions pas ce que nous faisions. Nous avions l’audace folle de penser que ces abandonnés de l’asile dont chacun totalisait plus de vingt ans de suivi pourraient se mettre en mouvement et qu’autour de ce mouvement, nous pourrions entraîner toute une équipe. Nous partagions une certaine utopie, une idée du soin comme communauté d’esprit. Et si ce n’est pas sûr c’est quand même peut-être. Comme les Compagnons, l’infirmerie était pour nous un corps d’initiés, sélectif et élitiste qui fait de l’excellence l’objet de sa quête perpétuelle. A des années lumière de la démarche qualité introduite par le toyotisme, nous pensions que le soin implique de s’élever, à travers les épreuves d’un point de vue moral et spirituel. Il ne s’agissait pas de fabriquer du même à longueur de journée mais de réaliser une sorte de dentelle de soin qui s’ajuste ou tente de s’ajuster à chacun. Le soin a une cause à défendre et à promouvoir : le respect et l’avènement de la liberté d chacun. Le soignant ne peut être qu’un militant pour la liberté. Cette communauté d’esprit à laquelle nous croyions ne signifiait pas que chacun doive renoncer à sa singularité. Au contraire, l’unité et la richesse de l’infirmerie comme du compagnonnage est tissée de différences, chaque individu a sa place et participe avec ses particularités à l’intérêt commun. C’est de cette façon et dans cet état d’esprit que Laurence enseignait.

Qu’écrivions-nous dans l’éditorial de ces chroniques du lundi ?

« En psychiatrie, le mot chronique a un aspect péjoratif. L’adjectif est devenu un nom qui décrit les plus déshérités, les plus malheureux, les abandonnés d‘une psychiatrie qui ne jure que par l’entrée et la crise. Nous voulons réhabiliter ce joli mot de « chronique ». Il est toujours plus facile de réhabiliter les mots. Les gens, c’est autre chose. La bonne volonté ne suffit pas. Un chronique, c’est un malade qui n’évolue plus. Un malade que l’on n’a pas envie de voir dans son unité. Le chronique d’une certaine façon fait partie des meubles, on ne le voit plus, on ne le salue plus. Il n’existe plus socialement que dans son rôle de malade. On ne lui demande plus rien que de continuer à faire le fou.

Nous considérons les dits chroniques comme des magiciens qui ont réussi à abolir le temps. Ils détiennent un secret qu’il nous faut découvrir. Comment abolir le temps ? Comment faire que chaque jour ressemble à chaque jour ? Comment vider le quotidien de toute surprise ?

Un quotidien constamment identique, sans surprise, c’est un quotidien que l’on peut gérer. On peut même en faire un protocole. En phase avec notre époque, nous allons essayer de trouver ce secret afin de mettre le quotidien en fiches, en conduites à tenir.

Le langage nous contamine. Le mot chronique qui décrit le malade qui n’évolue plus, décrit aussi par contamination, par association d’idées le soignant qui n’évolue plus, qui n’avance plus, qui est en quelque sorte en pré-retraite. Il va de soi que ces soignants connaissent aux aussi le secret de l’abolition du temps. Ils sont, comme leurs homologues patients, eux aussi, de grands sages. Leur longue méditation, leur observation du malade chronique en ont fait les réceptacles de ce fameux secret. Nous ne savons pas à l’heure actuelle s’il en existe à Laragne. S’il nous arrivait d’en rencontrer, nous ne manquerions pas de les interroger à propos de ce grand secret. »

Les chroniques du lundi jouaient sur tous les sens du mot chronique. Mais suffit-il de poser que soignants et soignés se retrouvent autour d’une certaine chronicité pour qu’un mouvement naisse ? Il ne suffit pas de le poser il faut le vivre. Treize patients survivaient dans cette unité promise à la fermeture, les treize participèrent au journal, les treize enrichirent les chroniques. Comment présenter ces preux, ces magiciens qui surent résister à la psychiatrie telle qu’on la pratique ? Pourquoi ne pas dire ce qu’ils aiment par ordre d’apparition à l’écran ?

« Pourquoi ne pas dire Jean-François, qui garde précieusement, religieusement écrirais-je même un exemplaire des fables de La Fontaine ? Pourquoi ne pas dire Huguette et sa passion pour Madonna ? Pourquoi ne pas dire qu’elle est autant à l’origine du journal que les soignants ? On pourrait dire Jean Claude ou Jean, les voix du journal, ceux qui ont en mémoire les tubes français et espagnols des années soixante et soixante-dix. On pourrait dire aussi Anne-Laure, la stagiaire éducatrice, présente tout au long de ces premières séances de travail, secrétaire obstinée. Ces chroniques doivent beaucoup à ses notes. On pourrait dire Pépito qui passe son temps à écrire à tous les présidents de la terre. On pourrait dire Saïd, en cure au Savoie. Saïd a fait les beaux jours du Lundi soir au Lombard, l’ancien journal du CMP, qui ne s’est jamais remis de son départ. On pourrait dire Abderkader, le plus convaincu des européens. On pourrait dire Didier. Toujours sur le qui vive. Jamais tranquille. N’empêche que c’est lui qui a écrit le premier texte. » On pourrait ainsi présenter chacun. Nous sommes allés les chercher au fin fond de leur psychose. Par la main. Autour des rares centres d’intérêt qui leur restait. Que ce vivant en eux soit proche du délire ne nous arrêta pas. Quand je vous dis que nous ne savons pas ce que nous faisons quand nous faisons ce que nous faisons. 

Chaque séance portait le nom de Comité de Rédaction. Nous nous rassemblions dans une salle de jeu suffisamment spacieuse. Les soignants battaient le rappel mais venait qui voulait. Rien de prévu, ni de programmé simplement l’idée de faire un journal à partir des notes prises au Comité de Rédaction. Comment j’en suis venu à lire à haute voix l’histoire de Mme Petite que j’avais dans mon sac à malice, je ne sais plus. L’histoire de Mme Petite, c’est l’histoire d’une jeune femme qui était triste car elle était seule. Elle était si petite que personne ne la voyait. L’histoire lue à haute voix plait au groupe. Jean-François, l’indomptable, Jean-François qui a toujours réussi à imposer sa vision du monde aux soignants prend un livre pour faire comme moi. Il associe avec ses propres lectures :

« J’ai lu Mauriac, un livre sur le mariage, quand un homme apporte toujours des fleurs, la Peste de Camus, Henri Troyat, tout le cycle de la Lumière des Justes. C’est le livre d’un poète français qui est allé en Russie. Ca raconte l’assassinat du tsar. J’ai lu Baudelaire : Le coche et la mouche. »

Jean-Claude, son alter ego, conteste. Il lui semble que ce dernier poème est de Lafontaine.

« Lafontaine, je connais par cœur, répond notre péremptoire Jean-François. Tu la connais celle-là ?

« Deux compères qui se connaissaient depuis longtemps

Le renard fait le mort sur la route

Quand il voit une charrette de fromages

Le charretier s’arrête et se dit ;

« Une peau de renard »

Alors, le renard se relève et lui prend son fromage. »

A partir de cet essai remarquable et remarqué de Jean-François, le groupe reconstitue de mémoire Le corbeau et le renard. Jean-François va chercher dans sa chambre une vieille édition des Fables de La Fontaine dont il lit La dédicace au Dauphin. Tous sont attentifs.

« Monseigneur, commence Jean-François.

Monseigneur,

S’il y a quelque chose d’ingénieux dans la république des lettres, on peut dire que c’est la manière dont Esope a débité sa morale. … » Devant ce succès, nous décidons de diviser les Comités de Rédaction en deux temps : un temps de lecture et un temps d’élaboration. Jean apprécie beaucoup. Ca l’épate que Jean-François sache lire. »

Une suite de petits pas. Comment un patient décrit comme un grand délirant agroupal trouve une place dans un groupe et réinvestit un peu de culture.

Nous ne savions pas ce que nous faisions quand nous le faisions, nous nous contentions de suivre le groupe, nous nous laissions guider par lui à la grande surprise des étudiantes.

« Le 13 juin 2006, 10ème  Comité de rédaction. Qui l’eut cru ? Qui eut cru que cette improbable activité rassemblerait une dizaine de personnes à chaque séance ? Ce 13 juin, nous sommes encore douze autour de ce journal à naître, un jour peut-être.

Deux étudiantes, Marie-Anne et Sabine, assistent à leur première séance. Qu’est-ce qu’on fait là ? Comment le leur expliquer ?

Jean-François, Jean, Yves, Michelle, Jean-Claude, Saïd, Sonia et Abderkader assistés d’Hélène et de Dominique vont bien arriver à leur expliquer.

Le temps de lire le résumé de la séance précédente. Remarquez que déjà, pour elles, c’est une explication.  Le temps que Jean-François ressorte son coffre à clés fermé à clé et Jean-Claude a cette définition sublime. Une sublime définition. Sublime de simplicité.

« Ici, on se promène, on s’écoute parler, on travaille … »

« Le Comité de rédaction c’est une heure et demie de liberté. » Jolie réponse de Jean. La liberté surenchérit Jean-François, c’est la 4ème dimension. La liberté, ça soigne.

Comment ne pas adhérer à ça ? Comment ne pas en faire un cri de paix, une philosophie de soin, de vie ? Comment ne pas le graver sur tous les lieux de soins. La liberté, ça soigne. »

ISP, IDE, Polyvalentes, peu importe au fond. A l’instar des Compagnons, chacun de nous reçoit en héritage, que nous le voulions ou non, le patrimoine et les secrets d’un métier et d’une culture, des valeurs et traditions ancestrales, que nous devrions avoir à cœur de léguer à notre tour aux jeunes générations. Nul besoin d’être jaloux de ce savoir qui ne nous appartient pas. Laurence avait à cœur de faire fructifier une tradition dont elle se vivait comme une dépositaire. Transmettre pour elle, c’était une manière d’aimer, ce qu’elle transmettait et celle à laquelle elle le transmettait en toute confiance. La transmission de ce que nous ont légué les Anciens, ceux que je ne crains pas de nommer nos maîtres est charge, mission, obligation, culture. On transmet les savoirs, les valeurs et les comportements indispensables pour l’autonomie, l’épanouissement mais aussi la socialité et l’employabilité des individus. S’il faut aujourd’hui consolider les savoirs en psychiatrie, c’est que les IFSI échouent à assumer cette transmission-là.

L’initiation est un commencement. L’aspirant, l’étudiant s’élève peu à peu, par l’étude, l’ascèse et le travail. En transformant le matériau de base en objet utile et beau, il se transforme lui-même et acquiert la maturité. L’initiation n’a d’autre but que se transformer soi-même. Acquérir un diplôme n’a au fond que peu d’intérêt. Il s’agit de faire de chaque soin, de chaque rencontre un chef d’œuvre. « Le Compagnon fini est l’homme dont la conscience est ouverte à l’homme. » N’est-ce pas vrai aussi pour l’infirmière ? La conscience de Laurence était ouverte à l’homme, c’est cette ouverture qu’elle cherchait à transmettre.

Elle se refusait à dresser les infirmiers.

« Je dors mal parce qu’il y a quelqu’un qui est mort dans ma chambre il y a longtemps. » 

Abderkader casse un peu l’ambiance. Mais peut-être est-ce parce que le groupe avait des choses comme ça à dire que la séance se traînait, qu’on parlait de tout et de rien et surtout de ce qui remonte, de ce qui ne passe pas.

« Michel A. est mort. C’est une infirmière qui l’a empoisonné. Je dors dans sa chambre. » Saïd  reprend à son compte la phrase d’Aderkader.

Les soignants font remarquer qu’il est difficile d’en parler, qu’une enquête est en cours, qu’on ne sait pas ce qui s’est exactement passé. C’est le secret de l’instruction même si le Dauphiné Libéré en parle.

C’était une infirmière qui se trompait, qui faisait des erreurs. Fallait voir l’état où elle se mettait l’infirmière. Elle arrivait tous les matins défoncés. Elle n’était pas malade. Et pourtant. Le sujet est glissant. Une enquête est effectivement en cours. Nous ne pouvons que faire la chronique de ce que dit le groupe.

Tu te rappelles de C. l’infirmier qui est parti en retraite maintenant. Le groupe s’anime. Les anecdotes fleurissent. Toutes traitent d’une certaine forme de violence institutionnelle. Des infirmiers violents, c’est un peu comme un pompier pyromane. Mais chez les pompiers, on ne garde pas les pompiers pyromanes.

On a l’impression que chacun fait ce qu’il veut, qu’il n’y a pas de règle, pas de loi. Ou alors seulement pour les patients.

Quand l’ancien directeur des soins arrivait, tout le monde était au garde à vous. Tout le monde écoutait. Plus personne n’écoute personne.

Une infirmière doit s’occuper des malades. Elle doit être gentille, polie. Elle ne doit pas crier. Celle-là s’est trompée. Non, non c’était volontaire. Elle augmentait les doses en douce.

L’hôpital je l’ai connu comme si je l’avais fait.

Il y a quelque chose de pourri dans le Royaume de France.

Le cadre doit dresser les infirmiers !

Non ! hurle Laurence. »

Ne pas dresser les infirmiers mais transmettre inlassablement une certaine idée du soin, une certaine mystique du soin. Nous ne savons pas ce que nous faisons quand nous faisons ce que nous faisons, nous ne savons pas ce que nous disons quand nous disons ce que nous disons. Les jeunes infirmières du CHU, quand elles disent qu’elles en parlent à leur compagnon ou à leur compagne ne savent pas non plus ce qu’elles disent. Dans le compagnonnage, l’apprenti ne nomme pas le compagnon qui l’initie au métier son compagnon. Une telle adresse supposerait une relation d’égalité qui doit être attestée par un certain nombre de rituels. L’apprenti en réfère toujours à celui qui est son maître. Lorsqu’elles disent j’en ai parlé à mon compagnon, elles disent surtout que l’infirmier ne saurait être un maître en soins avec tout ce que cela implique. Nos gouvernants dans leur grande sagesse en créant le tutorat ne disent-ils pas autre chose ? L’infirmier ne saurait être un maître en matière de soin en dépit du fait qu’il ne sait pas ce qu’il fait quand il fait ce qu’il fait.

Quant à Laurence, elle fut un maître jusqu’à ses derniers jours et à son corps défendant. Elle le fut encore, lorsque malade, elle fut confrontée aux soins en tant que patiente. Le soin est une grande souffrance pour les infirmières. Plus elles sont exigeantes professionnellement, plus elles souffrent des soins qui leur sont dispensées. Malade, elle a enduré des soins aux antipodes de ce qu’elle avait enseigné tout au long de sa carrière professionnelle. Des soins qui n’étaient que techniques, des soins d’où l’aspect humain était absent. Cela, peut-être, la fit souffrir plus encore que la douleur provoquée par le cancer. Elle pouvait supporter la maladie quitte à en mourir mais l’absence de qualité et d’exigence dans les soins qui lui furent proposés sont restés jusqu’à l’ultime moment une blessure que rien ne cicatrisa.

 

Dominique Friard

ISP, Centre de Santé Mentale Hélène Chaigneau, Gap (05)

 

Texte présenté le 16 mars 2007 à Brumath au cours des journées de l’APREPA dont le thème était ‘L’art de soigner ».

 

 

 

 

 


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