DAX 02/12/2009
L’équipe en Psychiatrie : Un
rempart contre l’arbitraire
Dr Patrick CHALTIEL
Qui suis-je ? Selon ma carte
nationale d’identité, je suis Patrick Chaltiel, citoyen français d’origine nord
africaine, contribuant modestement à notre « identité nationale »
(pour autant que celle ci reste ancrée dans des valeurs d’accueil et de
tolérance) Mais qui suis-je en tant que professionnel ?... C’est là une
question aujourd’hui sans réponse ! J’ai coutume de me présenter
comme :
Un psychiatre
optimiste : c’est à dire, refusant de céder à l’ « érotisme mou de la
plainte », puissant dissolvant des luttes sociales. (Notre civilisation du
21ème siècle voudrait actuellement y substituer « l’érotisme mou de la
santé Mentale »...ou du « bien-être », au sens le plus
hygiéniste et normatif du terme)
Un psychiatre
généraliste : ne cédant pas non plus aux sirènes de l’ « excellence
spécialisée » en filières (entre les mailles desquelles tombent toujours
les malades les plus touchés), pour concentrer son effort sur une attention de
Santé Publique à une population, son mal-être, sa souffrance, ses maladies, son
rapport aux soins psychiques et au lien social.
Un psychiatre
contextuel : concevant la nature de son travail comme une
« interface », entre le Sujet et son contexte humain, entre arts
cliniques et arts politiques, entre biomédecine et sciences humaines et
sociales. Une discipline de décloisonnement, de dialogue, de colloques
singuliers et pluriels, sous tendue par une éthique attentive à la tension
dialectique entre « intime » et « partage ».
Un Santé-mentaliste
pratiquant, que j’espère différent de ceux que Pierre Delion appelait les
« Santémentaliatres » (probablement ceux dont nous dénoncions plus
haut l’hygiénisme normatif). Pour moi,
Tout cela contribue à une certaine
« posture personnelle » de Chef de Service, responsable de Secteur en
Psychiatrie Générale... Mais, en ce jour, je suis déconcerté ! Chef de
Service ?... je ne le suis plus puisque notre Autorité Sanitaire, ayant
édicté que la notion de Service n’était plus pertinente, dans l’hôpital moderne,
ne renouvelle plus, dès à présent et sans même attendre les décrets
d’application de la loi HPST, les Chefs de Services dans leurs fonctions.
(Cette semaine, à
Alors, quoi ? Responsable de
Pôle ? Pourquoi pas ? (D’ailleurs, nous avons touché, récemment, la
« prime » associée à cette fonction). Le problème est :
« qu’est ce qu’un Pôle en psychiatrie ? » Si c’est un nouveau
mot pour dire « le Secteur », je n’ai rien contre ! Je ne suis
pas un fétichiste du vocabulaire et je n’ai jamais trouvé le mot
« Secteur » très joli ni parlant...Mais, il semble bien qu’il ne
s’agisse pas de ça...Comme nous le serine notre directeur, qui a réussi, en
cinq ans, à neutraliser toute vision d’avenir dans notre établissement, et qui,
tel le lapin d’Alice, regarde sans cesse sa montre : « En
retard ! En retard ! Nous sommes en retard ! » Puis, avec
un ton de reproche : « Vous n’avez pas fait les pôles ! »,
accuse t-il...
Mais si ! lui
répondons-nous, nous les avons bien institués, ces nouveaux
« Pôles », qui se substituent aux anciens
« Secteurs » !.
Vous savez bien que ça
n’est pas des pôles, s’insurge alors le technocrate !
Ah bon ! Et c’est
écrit où ?, lui demandons-nous.
Mais vous savez bien !
S’emporte-t-il : Un pôle, c’est la « mutualisation des moyens »,
c’est la « fongibilité asymétrique des enveloppes », c’est la
« rationalisation territoriale de la pénurie », c’est la
« délégation de gestion » qui seule permet de faire porter les
mauvaises nouvelles par des boucs émissaires de terrain... Ah !, ce pôle
là ! Répondons nous alors... Ouais, ben, on verra plus tard !
On n’a pas vraiment le
temps !...Faut qu’on finisse déjà ce qu’on à commencé dans les années 60
et qui est encore au milieu du chemin ! Donc, ni chef de Service, ni
responsable de pôle (au sens orthodoxe du concept), que suis-je ?
J’ai résolu, pour l’instant, de signer mes
courriers officiels d’un sigle un peu long : PHTCEAC. (C’est-à-dire :
Praticien Hospitalier Temporairement Chargé d’Expédier les Affaires Courantes).
Mais, plus sérieusement, car nous ne sommes pas ici seulement pour nous amuser
(pas plus que seulement pour nous plaindre !), au cœur de cette tourmente
d’attaques identitaires, qui visent à nous dé-professionnaliser pour faire de
nous des ludions « taylorisables » ou « toyotisables »,
bref « manageables » à merci, c’est à la notion de « Chef
d’Equipe de Secteur » que je me raccroche. Car, au moins, là, je sais un
peu de quoi je parle ! J’ai mis une trentaine d’années à apprendre, mais
je finis par avoir une petite idée de ce que c’est qu’une équipe de Psychiatrie
de Secteur : comment ça fonctionne et comment ça se coince, comment ça vit
et comment ça jouit, comment ça souffre et comment ça meurt. Michel Minard m’a
fait l’honneur d’intervenir dans ces journées de Dax que j’aime depuis tant
d’années. (Je les aime parce que je m’y suis toujours senti « accueilli »,
au meilleur sens du terme !). Alors, je ne sais pas si je saurai être à la
hauteur des pamphlets engagés de Maitre Delion, des parodies satyriques du
vénérable roi Minard ou des déclinaisons digressives, acerbes et astucieuses de
notre « aboyeur » préféré Faugeras, mais je vais essayer de lancer
une ou deux idées disputatoires dont j’espère qu’elles rebondiront en ateliers,
autour de la « valeur équipe » dans notre discipline.
Tout d’abord Je dis
« disputatoires » car je pense que l’équipe, c’est, avant tout, la
dispute ! L’essentiel de l’humanité que nous avons su, à mon sens, mettre
en œuvre dans nos soins, repose sur la « dispute d’équipe ». C’est
autour des apories d’une « médecine de la liberté » qui pratique a
contrario la contrainte, et « d’une médecine de l’émergence
subjective » qui pratique, a contrario, l’adaptation sociale, que cette
dispute d’équipe, vive, tonique, constante, joue un rôle crucial de rempart
contre le triomphe de l’arbitraire. Mais encore faut-il pouvoir se disputer !...
et ça demande beaucoup de conditions, la dispute thérapeutique ! Des
conditions très précises, très précieuses et très fragiles. C’est donc sur ces
« conditions de la dispute » que je centrerai désormais mon propos.
En premier lieu, pour se disputer
régulièrement et convenablement, il faut des liens suffisamment affirmés et
motivés, afin d’éviter la « rupture ». En effet, si les processus de
différenciation/séparation font partie de la bonne santé d’un système humain,
la rupture est le contraire de la séparation : la rupture laisse le lien
en l’état, chacun de ses moignons saignants tendus vers l’autre sans réparation
possible. Pour se disputer sans craindre la rupture, il faut au moins deux
choses : l’amour et la nécessité.
L’amour, avant tout ! C’est
regarder ensemble vers la même Utopie ! Laquelle ? Eh bien, celle qui
fonde notre Psychiatrie Publique, médecine des aliénations et de
Mais, à notre époque, il est devenu très
difficile d’érotiser les Utopies : J’ai une petite théorie là
dessus : L’effondrement de l’empire communiste, à la fin du 20° siècle, a
provoqué, dans notre monde, une « catastrophe de confluence
idéologique » vers un attracteur unique :
Principe de simplification
Principe de transparence,
Principe d’évaluation
Principe de précaution
L’animal totem dispose d’une tête : l’Obligation de résultat Et une
queue :
Ce totem moderne, c’est l’ennemi que
nous avons à débusquer sous toutes ses formes, faute de quoi toute tension vers
l’Utopie, et donc tout amour, sont anéantis !
Un exemple : Visite sur site du
Directeur du Service Informatique : Blondinet enrobé au sourire Colgate
affiché en trompe-l’oeil (ce portrait vitriol n’est que pure jalousie... A
titre indicatif, un ingénieur réseaux et systèmes, ça vaut deux praticiens
hospitalier au 13ème échelon... Faut savoir où l’hôpital investit !), le
Directeur le mieux payé de notre établissement vient donc à nous, pour vanter
les mérites de son travail et l’avenir de nos communications. Sur le ton de la
publicité lessivière, il se livre à une démonstration, images à l’appui.
Avant : un bordel
innommable ! Des gens incapables de communiquer avec efficience.
Après : une
forteresse imprenable ! Transparente à l’intérieur. Un fonctionnalisme
robotique idéal. Une communication rêvée. Puis, en grand professionnel, rompu
aux manipulations managériales, il se livre à une discrète touche de menace et
de culpabilisation : (Ceci fait partie de la stratégie de management de
type : « Toyota », l’une des plus élaborées puisqu’elle
introduit le management à l’intérieur même de chaque salarié, sous forme d’un
féroce « surmoi productiviste ») “Attention au Surfing
porno !!!” gromelle le blondinet. « Big brother is watching
you ! » Je réagis illico à ce propos et lui demande de bien vouloir
me tenir informé de toute pratique de « Surfing érotique » au sein de
mon service... Il opine du chef avec vigueur. J’ajoute que si ces pratiques en
venaient à disparaître, cela m’avertirait aussitôt d’une inquiétante
défaillance libidinale, symptôme de mauvaise santé de l’équipe. Il cesse
d’opiner et son sourire s’estompe. Puis, il soubresaute : « tout de
même, vous exagérez ! Y’en a même qui téléchargent ! ... Ce n’est pas
pour ça qu’on vous confie du matériel ! »
Donc, cultivons l’amour, comme résultant
d’une tension commune vers l’Utopie. Mais l’amour ne suffit pas à éviter la
rupture ! Il faut aussi la nécessité. Cette nécessité s’articule, pour
moi, sur deux axes :
La nécessité interne
La nécessité externe
Pour illustrer la nécessité interne, une
petite anecdote de mes jeunes années. Titre : « Le psychiatre
indécis » Un jeune homme, est accompagné par la police au Centre d’Accueil
Psychiatrique vers 23 heures. Il a été appréhendé sur la voie publique pour
bris de véhicules et état d’ivresse. La personne étant connue du commissariat
et suivie au CMP, la police vient pour un examen de compatibilité de son état
de santé avec la garde à vue. En un mot comme en mille : « vous le
prenez, ou on le garde ? » J’hésite : il s’agit d’un diagnostic
de « clinique psychosociale », que j’établis assez vite
intuitivement, car il constitue une proportion non négligeable de nos jeunes
patients du Neuf-Trois. Je l’ai dénommé : la « psychose/psychopathie
clignotante ». Attention ! Rien à voir avec l’héboïdophrénie dans sa
dangerosité et sa froideur ! Non, il s’agit ici plutôt, si l’on se réfère
aux anciens, de ce que Kahlbaum avait nommé « paranoïa à éclipses ».
D’un point de vue psychogénétique, on pourrait la qualifier de modalité
adaptative d’intégration (sur un mode paradoxalement dyssocial), dans
l’évolution de certains de nos patients schizophrènes, en situation de
précarité sociale. Emaillé de constructions délirantes projectives
extemporanées, le trajet clinique de ces sujets s’ancre dans un rapport
transgressif à la loi sociale, favorisant des contacts sociaux superficiels et
fugaces, tenant lieu d’identité et d’appartenance. Il est très difficile et
délicat, face à ce diagnostic, d’évaluer la juste place des soins et de juger,
à chaque incident, de la responsabilité citoyenne de la personne et de
l’opportunité de la dédouaner, au motif d’aliénation, des troubles publics
qu’elle agit. J’hésite donc à prendre une décision, ce qui a le don d’irriter
ma collègue infirmière, une ancienne en psychiatrie, qui finit par
exploser : « tu vas te décider, oui ou
non ? »...ajoutant : « un psychiatre, ça sait
décider ! » Je lui réponds : « Et toi, à ma place, tu
déciderais quoi ?
Moi, dit-elle, je
l’enverrai à Ville Evrard, en péril imminent, avec un traitement
injectable ! » Je retourne voir le patient et je lui pose la
question : « qu’est-ce que vous préférez : Ville Evrard en
chambre d’isolement où la garde à vue ?
Les flics, répond-il sans
hésiter !
D’accord !
Conclus-je ». Nous discutons ensuite âprement, avec l’infirmière, sur les
questions cruciales de l’éthique psychiatrique et de la prise de décision. Le
lendemain, en sortant de garde, je croise le jeune homme, revenant au centre
d’accueil pour rencontrer son psychiatre traitant. Je lui demande s’il a bien
dormi. Il me répond qu’il a dormi comme un bébé, après avoir fumé son joint, en
cellule de dégrisement, sous l’œil tolérant de
Enseignements de cette « dispute
amoureuse » 1) Les savoirs de la clinique psychiatrique sont largement
insuffisants à déjouer l’arbitraire soignant. 2) Confronté au risque de l’abus
de pouvoir, la dispute d’équipe constitue une nécessité vitale. 3) Toute
décision, pour être thérapeutique, doit laisser place au doute et à
l’incertitude quant à son bien fondé. Tout choix, pour être fructueux, doit
participer d’une dialectique intersubjective, favorisant la mise en abîme des
apories de l’aliénation et de la liberté. Ainsi, au sein d’une équipe, aucune
décision n’est « la bonne solution du problème », mais simplement
l’aboutissement d’un processus dialectique, qui nous remet au contact de notre
fragilité propre, de l’ambigüité de nos intentions, de notre dualité
pulsionnelle, nous évitant ainsi toute dérive vers l’hybris et
l’auto-validation. Voilà, pour une part, ce qu’il en est de la nécessité
interne.
Quant à la nécessité externe d’une
alliance, d’un pacte d’équipe qui autorise la dispute en déjouant le risque de
la rupture, nous avons déjà évoqué la figure du TST, l’ennemi absolu du
symbolique du conflit psychique et de l’émergence subjective. Mais c’est là un
ennemi très général. Plus proche de nous, il se décline dans des formes
antipsychiatriques qui gagnent de nos jours, en puissance et en effets
délétères. Attention, je ne parle pas ici de notre antipsychiatrie, celle des
philosophes et des psychiatres, celle de Foucault, de Searles, d’Esterson, de
Laing, de Cooper, de Basaglia. Cette antipsychiatrie là est partie intégrante
de notre histoire. Elle nous éclaire sur les limites et les dangers de la « médicalisation
de la folie ». Elle est présente en chacun de nous sous forme d’un
contrepoint efficace aux tentations totalitaires du positivisme et du
pragmatisme. Elle a participé à notre évolution depuis l’aliénisme
compassionnel jusqu’au positionnement moderne de notre discipline, à
l’interface des arts cliniques et politiques, nous autorisant à agir de façon
plurielle et pondérée sur les deux composantes : moïque et sociale, de
l’aliénation. Non, ce n’est pas cette antipsychiatrie alliée que j’évoque comme
l’ennemi externe, bien au contraire. Ce dont je parle ici, comme émanations du
Tétrapode dans notre champ, ce sont les formes modernes de l’antipsychiatrie
destructive : J’en dénoncerai trois : 1) Celle du scientisme normatif
universaliste et de l’Evidence-Based Médecine, celle du
« consensus », des « pratiques validées » et du
« protocole ». Dans cette voie, aucune dispute possible. On a juste
le loisir et le devoir de s’auto-évaluer sur une échelle de 1 à 10, selon son
efficience, cotée à l’aide de critères préétablis, eux aussi chiffrés. (Si
l’Agence Nationale d’Evaluation avait toute sa justification en tant que telle,
son enflure en « Haute Autorité de Santé » constitue, à mon avis, un
symptôme de cette tentation totalitaire scientiste normative). 2) D’’un autre
bord, l’antipsychiatrie des gestionnaires dont la précédente est l’alliée
objective, puisque son pouvoir « accréditatif », fondé sur des normes
prétendument universelles, se traduit assez commodément en termes comptables...
(Alors que, pour
En conclusion, je vous souhaite, à tous
et toutes, de bien veiller aux conditions nécessaires à de fructueuses et vivifiantes
disputes d’équipe.