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UNE HISTOIRE DE PORTE-MONNAIE


" L'argent ne fait pas le bonheur, dit-on, mais c'est bien l'argent qui permet aux hommes d'avoir une place dans la société...
... L'impression domine que l'on se trouve peut-être aux frontières du tabou: même quand la littérature parle de l'argent, c'est plus de la relation que les individus ou que la société dans son ensemble entretiennent avec lui (chez Molière, Balzac ou Zola) que de l'argent en lui-même qu'il est question. Comme si, d'une certaine manière, l'argent était en définitive inexistant en soi, n'avait de sens que dans ses médiations à travers ses usages dans la vie sociale: Il serait non pas un objet autonome mais un élément transparent qui ne fait sens que diffracté par le comportement des individus.
Mais l'argent est en même temps l'élément de base du lien quotidien, dans la satisfaction des besoins journaliers, et, partant, l'absence d'argent devient synonyme d'impossibilité de vivre, de s'inscrire dans le monde social: On retrouve ici toutes les problématiques de l'exclusion, de la désaffiliation, ou, pour reprendre un terme qui paraît désuet mais qui renvoie bien au nœud du problème, de la pauvreté Car si la nombreuse littérature sur l'exclusion insiste à juste titre sur l'importance du chômage dans ces processus d'exclusion, c'est qu'elle fait l'hypothèse implicite de l'adéquation entre chômage et pauvreté: ce n'est donc pas le chômage en lui-même qui pose problème, c'est bien la pauvreté qui en résulte. De manière symptomatique, quand Rilke énonce que " les pauvres sont aussi silencieux que les choses" (1), il signifie bien que c'est l'argent qui permet à l'individu de s'exprimer et de tenir sa place dans la société. Sans cela, il devient "chose", à la fois déshumanisé et asservi. Cette parole n'est plus le simple intermédiaire de l'échange, comme on voit trop souvent et de manière réductrice l'argent, mais ce qui autorise
tout échange..."
"
L'argent nous intéresse" Jean-Philippe Bouilloud.
Mensuel
Cultures en mouvement n°22.Novembre 1999.

(1) R.M. Rilke, Le livre de la pauvreté et de la mort, 1903, trad. fr. 1982, Actes Sud.


Qu'en est-il de l'argent à l'hôpital psychiatrique ?

A l'hôpital psychiatrique, l'argent est un sujet embarrassant à la fois tabou et partie prenante de la prise en charge. Entre les spoliations des biens de malades mentaux commis il y a quelques années et la mise en place de l'AAH, allocations diverses et CMU... la notion d'argent soulève des questions, des indignations, des réflexions, des interdits, des conflits. Mais, quoiqu'on en dise, dans la prise en charge d'un patient, quelque soit sa pathologie nous ne pouvons faire abstraction de l'argent.
L'argent autorise l'échange, il se situe aux fondements du lien social même si les pratiques et les modalités de sa manipulation diffèrent selon la culture sociale, la position sociale. L'argent garanti une existence sociale, il façonne l'histoire de l'individu au point de nier l'existence de ceux qui en manquent. Les exclus, les SDF, la paupérisation croissante de toute une frange de la société dont les malades mentaux nous renvoient à la question de l'argent, du manque d'argent.
L'argent est un registre nécessaire pour s'inscrire et être au monde. Cela va même plus loin, quelque part il exprime l'intégrité de la personne. Avoir de l'argent, permet l'échange et le choix entre les diverses modalités du lien social. Avoir de l'argent individualise et donne ou redonne une place à la personne en tant sujet désirant et acteur de sa vie.
L'argent peut aussi modifier les liens d'interdépendances entre acteurs sociaux et aider à l'autonomie. Avoir de l'argent permet de prendre un logement, de vivre au quotidien une vie dite normale, d'avoir des loisirs.. Et ne plus dépendre d'une institution fonctionnant dans la toute puissance qui contrôle et définie les modalités d'existence de la personne.

En dehors de la notion d'argent comme ciment individuel et social, la société est composée d'un ensemble de normes et de valeurs partagées par la majorité des personnes au sein d'une même culture à une époque donnée. Ces normes dont l'apprentissage commence dès la naissance sont transmises de génération en génération, il en est de même pour les valeurs choisies par la société, même si normes et valeurs évoluent. Cela constitue le tissu social, c'est le fondement de notre vie en commun.
En tant que soignants ou acteurs dans le soin psychiatrique, nous intervenons autour de l'intégration ou du maintien des individus souffrants de troubles mentaux dans la vie sociale. Nous essayons au maximum de maintenir l'articulation sociale et d'éviter la diminution progressive des possibilités de vie induite par la maladie mentale et les hospitalisations qui en découlent. Dans la prise en charge complexe des patients qui présentent des troubles psychiatriques majeurs, notre action dite thérapeutique s'inscrit dans une perspective de mieux-être et d'autonomisation progressive.
Avons-nous une visée normative ? Peut-être, car il ne faut pas oublier que la pression sociale s'exerce toujours sur l'espace thérapeutique. Réadaptation, réinsertion, réhabilitation sont des mots-clefs dans notre pratique que l'on soit infirmier(e), éducateur(trice), psychiatre, assistant(e) social(e)...L'insertion sociale ou la réinsertion se pose en termes de qualité de vie. Cela est-il possible dans un contexte d'appauvrissement imposé à la fois par les structures institutionnelles et par le système social ?
Le soin en psychiatrie, toujours à la frontière entre pathologie mentale et question sociale, est coincé dans un réseau important de contradictions.
Et l'argent semble être le point de jonction de nos avancées et de nos reculs en qualité de soins en Santé Mentale.

Le cheminement

Monsieur Paul est schizophrène de longue date. Ce petit homme aux cheveux blancs, à la silhouette fine est mutique. Son regard est tourné vers l'absence au monde. De fait, il est absent du monde: des années de psychiatrie lui tiennent lieu de vécu.
Je suis jeune infirmière lors de la rencontre avec monsieur Paul. Cela m'a emmenée bien loin sur le chemin de l'accompagnement du psychotique dit chronique...et dans le questionnement permanent qui en découle.
Monsieur Paul se laisse manipuler lors des soins d'hygiène, lors des soins tout court. Parfois, une sensation de violence effleure pour aussitôt retomber, disparaître dans les us et coutumes du service. Il m'intrigue et, je commence à le regarder vivre dans le pavillon. Je constate rapidement qu'il n'a aucun objet personnel, ni vêtements sauf ceux de l'institution. Je constate aussi qu'il apprécie l'humour et que de brefs éclats de lumière parsèment son regard. J'apprends que son mutisme n'était pas présent quelques années plutôt.
Je commence doucement une action soignante entraînant quelques uns de mes collègues. Nous ne le lavons plus, prenant le temps qu'il faut pour qu'il se réapproprie son corps. Nous lui trouvons un placard où nous y mettons ses affaires. Nous essayons d'individualiser la prise en charge tout en le faisant participer par le biais des regards. C'est lui, par ses lueurs ou ses extinctions de lueurs qui nous guide dans nos actions. Nous mettons en paroles tout ce qui se passe dans la relation sans attendre d'autres réponses qu'un léger redressement vertical de son corps, qu'une lueur de vie dans son regard. Lorsque le sourire est arrivé, les éclats de rire ont suivi même si la parole était toujours absente.
Plusieurs mois sont nécessaires pour en arriver là et d'autres ont passé pour qu'enfin monsieur Paul sorte du pavillon direction le foyer.
Ce jour-là, monsieur Paul serrait dans sa main la menue monnaie nécessaire à l'achat du tabac et à la consommation d'un café ou de ce qu'il avait envie. Tout le long du chemin, la seule parole présente était la mienne. Je lui expliquais que je n’agirais pas à sa place et que, par le biais de ses gestes et regards, il pouvait, s'il ne voulait toujours pas parler, communiquer quand même et arriver à commander ce qu'il désirait.
La main crispée sur les pièces de monnaie, monsieur Paul est entré dans le foyer se dirigeant vers le comptoir et serrant des mains au passage. Monsieur Paul est connu et a des relations dans l'hôpital. Il a commencé par attendre au comptoir et ne pas répondre aux questions. Il regardait autour de lui avec une lumière de vie dans les yeux, s'inquiétant de ma présence, prenant son temps. Il n'y avait aucune urgence.
Puis, à un moment où mon attention était ailleurs, j'ai entendu sa voix, un son guttural. Le son venait de loin et semblait spectral. Il a commandé son café et son paquet de brunes. Même s’il n'y avait que deux mots prononcés, deux mots à traduire en phrases "café", "gauloises", ces deux mots ont été dits et compris: Il a eu son café et son paquet de brunes sans l'intervention des mots de quelqu'un d'autre. Il a payé sachant très bien quelles pièces donner.
Le retour s'est effectué en silence. Son corps, imperceptiblement s'était redressé. Son regard s'était éloigné de l'absence.
A mon tour, j'étais silencieuse. Il m'en avait "bouché un coin"... et il semblait content de son effet.
M'avait-il fait plaisir ? Avait-il répondu à mon désir de soignante ? Avait-il tout simplement repris sa place de sujet désirant et actif ? Notre réinvestissement le moins maternel possible, notre regard sur lui l'avait-il reconstitué comme personne, comme sujet particulier ? Un regard neuf sur une personne peut-il réouvrir des possibilités de vie ? La mort psychique peut-elle être le fait d'une lassitude et d'un manque d'attention à l'autre ? L'activisme du soignant, le faire à la place de l'autre peuvent-ils entraîner, faciliter la perte d'autonomie, la disparition de l'autre en tant que sujet ? ..
Quelque temps après sa reprise d'autonomie dans l'espace offert par l'hôpital, et lors d'un retour de vacances, il m'a signifié quelque chose de très important… Fallait pas croire que c'était mon désir et mon imaginaire de soignante qui lui avait permis de retrouver l'accès à la parole. Ce matin là, alors que je lui demandais comment il allait, je n'ai eu aucune réponse. Il ne parlait qu'à ma collègue, m'ignorant, l'air superbe... j'ai éclaté de rire. Il avait repris sa vie en main, il choisissait.
De ce jour, il ne m'a plus adressé la parole mais conversait avec mes collègues. Le relais était pris. A lui de vivre sa vie et de décider à qui il voulait parler.

La pensée de monsieur Paul m'accompagne toujours dans ma pratique du soin en Santé Mentale. La notion d'argent était présente dans la prise en charge quotidienne de ce patient. Elle l’est toujours.
De nombreuses fois, j'ai remarqué cette crispation des doigts sur la menue monnaie serrée au creux de la main.
De nombreuses fois, j'ai remarqué ce redressement corporel et cette prise d'autonomie lors des paiements effectués par les patients pour des achats même minimes.
De nombreuse fois, je n'étais qu'une présence, un support.
De nombreuses fois, je fus émerveillée par cette reprise d'autonomie, de vie qui me renvoyait dans les limbes.

Argent, psychose chronique et institution.

Monsieur Paul m’a questionnée sur le cheminement thérapeutique lorsqu’on travaille avec des psychotiques, sur les notions de routine, d’inertie, sur l’espace institutionnel et sur l’argent.
La névrose institutionnelle existe toujours. A l’hôpital psychiatrique, on se fait vite complice d’une existence routinière presque mécanisée. Dans la psychose, les patients ne demandent rien. Ils sont tout à fait d’accord, implicitement, pour que surtout on les laisse tranquilles et qu’ils puissent poursuivre jusqu’au bout leur existence routinière. Outre la tendance enveloppante de l’institution, la pathologie psychotique démunie les patients de leurs ressources personnelles, de leurs ressources d’adaptation, de leurs liens familiaux. C’est une pathologie de la déliaison.
schizophrène ou psychotique, c’est être différent des autres, c’est vivre autrement sa relation au monde  ”... La souffrance peut naître de cette singularité et s’exprime tantôt par le repli sur soi, tantôt par la violence, tantôt par le débordement de comportements inacceptables socialement et/ou de paroles délirantes.
Créer de la vie et du sens, maintenir des liens, respecter et valoriser les ressources du patient, lui redonner sa place de sujet… Cela requiert des ressources importantes chez les soignants. L’approche individuelle qui cherche à personnaliser les soins est un défi à relever. La psychose tend toujours à déborder sur la vie d’une équipe, à en enrayer le fonctionnement et parfois, à semer la confusion. Il nous faut des habiletés, de l’imagination, du savoir-être, du savoir-faire pour établir, maintenir et mener plus ou moins à terme une relation d’aide…
Notre rôle est parfois inopérant, faute de pouvoir modifier le comportement et/ou l’environnement. Il nous faut reconnaître les limites de notre action soignante. Nous ne modifierons pas le patient ou l’environnement. Par contre nous pouvons nuancer… et, parfois, accepter de permettre la régression, afin que le patient puisse prendre ou reprendre en son temps et en son heure sa place de sujet désirant et structurer son autonomie.

L’incohérence du monde extérieur est extrême chez le psychotique mais nous pouvons constater quotidiennement un système d’échanges sociaux à l’intérieur des murs qui ressemble étrangement à celui des gens dits normaux. Ce système d’échanges sociaux se base sur l’argent.
L’argent est un moyen d’échange qui a une valeur importante car, muni d’argent, le patient peut prétendre à faire des achats que ce soit au foyer ou à l’extérieur.
peut parler un langage compris en dehors même si officiellement, il n’a pas le droit à la parole.  ” Erving Goffman.

Il existe encore aujourd’hui, tout un système d’échanges économiques, de transactions et d’attente de compensation, certaines non autorisées et/ou clandestines. La vente de sous-vêtements, de blousons, d’objets divers et variés se pratique sous notre nez.
Le patient sous curatelle ou tutelle a le droit à une certaine somme toutes les semaines, son argent de poche. Nous avons des “de fonds  ” à l’hôpital psychiatrique et l’attente occasionnée, rythme l’hospitalisation, deux fois par semaine. Lorsque les fonds manquent, les patients versent dans l’illégalité (vente en fraude d’objets, revente de cigarettes, rackets à petite échelle, prostitution, mendicité, prêt ou avance…). La cigarette et les bouteilles de coca light peuvent remplacer l’argent et servir de monnaie d’échange. Une autre pratique courante est de faire faire ses courses en échange de menue monnaie ou cigarettes. “poire  ” est toujours un statut d’actualité… et, il faut pour nous, soignants y aller doucement. Il y a des identités données par le groupe qu’on ne peut bousculer sans déclencher des processus de décompensation psychotique et/ou des troubles du comportement.
Ces sources de revenus officieux, d’échanges rituels, de don et contre-don sont la base d’un système d’échanges sociaux important et peuvent même être d’une qualité relationnelle intéressante. Cependant, il nous faut être attentif et soucieux de préserver le patient quel qu’il soit.
Est-ce dû au temps d’hospitalisation  A l’institution  A tout rapport humain  A toute société 
Même en service d’entrée, la mise en place de relations économiques souterraines, d’échanges rituels existent. Les achats sont regroupés et faits à l’extérieur de l’hôpital (alcool, drogue…) par l’intermédiaire de patients bénéficiant de permission ou tout simplement en sortant sans autorisation.
Et pourtant, l’hôpital psychiatrique n’est plus une institution “enfermante  ”, totalitaire.

L’argent est comme un attribut de la vie normale. C’est un moyen d’échanges rituels et pas simplement économiques. L’argent positionne la personne en tant qu’individu et sujet dans les relations sociales. Il permet de s’inscrire et d’être au monde… Les doigts crispés sur de la menue monnaie, les pièces qui cliquettent au fond des poches ou des chaussettes, les porte-monnaie “  planqués  ” dans les soutiens-gorge… L’argent est-il un des tous premiers facteurs de réinsertion, resocialisation, réhabilitation  Donne-t-il une identité à celui qui en possède, même si ce n’est que cinq francs 

Argent, psychose et accompagnement


Madame Claire L. a un lourd passé institutionnel. Elle a navigué de foyers d’enfance en foyers d’adultes. De nombreuses hospitalisations en psychiatrie ont émaillé sa vie. Cette dame toute ronde n’est jamais entrée dans la ronde de la vie. Elle n’a été qu’un ballon que les diverses institutions se sont passées et repassées. Sa violence, sa demande affective intense ressemble au cauchemar qui la hante toutes les nuits. Madame Claire erre, se perd dans une forêt où les arbres bruissent de fantômes, d’êtres malfaisants et de vertiges indicibles…Aucun petit caillou blanc ne ponctue son chemin. Rien, ni personne ne la prend par la main pour l’amener vers la lumière. Madame Claire fanfaronne dans la journée mais la nuit, elle se réveille en sursaut loin de toute vie, loin de toute espérance.
Elle s’est inventée une identité et un métier, c’est une “
  ” des limites humaines. Bousculer le supportable, elle connaît. Bousculer les personnes âgées au risque de fractures, elle connaît aussi. Envahir le champ de l’espace intime d’une personne est sa spécialité. Se frapper la tête contre les murs en dernier ressort, lui est une pratique familière. Elle est douée pour mettre en déséquilibre moral le personnel infirmier…quoique, ces derniers temps, l’air de la chanson évolue. Madame Claire prend doucement sa place.
Madame Claire demande régulièrement une permission. Serrant son sac banane sur le ventre, elle grimpe au supermarché d’à côté, s’acheter des produits d’hygiène et s’offrir un repas ou un café. D’un enfermement total où la seule relation instaurée n’était que violence, aux demandes de renseignements prises auprès des vendeuses avec plus ou moins d’amabilité, l’apaisement relationnel se fait sentir.
Madame Claire ose même prendre le bus et descendre en ville pour explorer de nouveaux lieux. Une prise en charge extérieure s’est mise en place, un aller-retour “
  ” lui offre de nouvelles possibilités. Madame Claire aime les grosses pièces blanches, celles-là, elle les connaît. Les petites, un peu biscornues, c’est plus compliqué…Alors, quand on passe aux billets, c’est comme les jours de la semaine, ça se mélange pour donner une poésie loin de toute arithmétique.
Madame Claire n’aime pas les chiens, qui sur le trottoir la frôlent et chient en toute impunité… mais, elle n’a plus peur d’échapper au quotidien si rassurant de l’ordinaire du service. Elle ose la rencontre, ailleurs, sans trop de dommages ni pour elle, ni pour les autres.
Par le biais des grosses pièces blanches, et des billets à la valeur changeante selon le coup de pinceau de l’artiste fiduciaire du jour, Madame Claire s’ouvre un chemin… à coups de petits achats réguliers.

Madame Claire rembourse aussi ses dettes… les bris de matériel qu’elle a occasionné de part son comportement dans les foyers où elle a séjourné. C’est qu’une télé ça coûte cher en grosses pièces blanches 

Les psychoses nécessitent parfois des modalités de prises en charge particulières avec, notamment des hospitalisations longues. La psychose, par elle-même peut désocialiser rapidement et l’hospitalisation entraîne souvent, une perte du sens des repères sociaux partagés par tout le monde. L’objectif de la resocialisation proposée n’est pas que les patients psychotiques soient gardés indéfiniment à l’hôpital. Mais il est impossible pour eux, comme pour nous de se conformer aux rythmes trépidants de la vie dite moderne. Le travail est de tolérer, de les amener à accepter des liens réciproques avec les autres et cela progressivement. Il faut du temps, avec des repères matériels et relationnels, pour la reconstruction d’une identité possible malgré la maladie.
La prise en charge dépend aussi de certaines problématiques liées à l’argent. Il faut une stabilité des ressources (AAH, pensions, retraites…) et une gestion correcte de ces ressources. L’argent entre en ligne de compte dans le suivi médical, soignant, social. Nous savons tous que la prise en charge d’un patient désocialisé, clochardisé nécessite en premier lieu le retour à l’inscription sociale et une régulation des ressources…même si nous ne devons pas oublier de créer du lien relationnel.
Les ressources doivent servir à l’entretien, à réinscrire le patient socialement. Après, nous pouvons commencer à travailler.

L’AAH (3575,83 francs) n’exonère pas du forfait hospitalier (70-76,00 francs / jour). Le taux de la vie augmentant, la pression pécuniaire se fait de plus en plus lourde et, il reste peu pour les besoins journaliers de cigarettes, gâteaux, loisirs et achats divers… Les restrictions budgétaires des institutions n’améliorent pas le quotidien, nous nous y heurtons chaque jour un peu plus. Va-t-on d’ailleurs, aboutir à la question de l’accueil dans une société n’ayant aucune place à leur offrir 
Les questions des patients sur l’argent sont impromptues. Elles arrivent au coin d’un couloir, autour d’une table, au cours d’une promenade. Il n’y a pas d’heure fixée pour un groupe de parole sur l’argent. Les questions découlent des préoccupations des soignants, des lectures du journal local, des infos à la télé…et des désirs des patients (combien ça coûte  Qui paye le chauffage, l’électricité  …).
Avec les patients, nous explorons leurs possibilités, leurs ressources… qui vont, sur les lieux d’achats, se trouver actualisées, ré-actualisées, mises en pratique. Ils intègrent ainsi des données où ils prennent conscience de leurs capacités et/ou de leurs incapacités, et d’où peuvent émerger des solutions d’avenir (prendre conscience qu’on ne peut pas vivre seul, qu’on ne sait pas gérer…ou, au contraire qu’on se débrouille  ; faire des choix en fonction de ses propres besoins  ; se confronter à la réalité).

L’argent est une aventure qui se vit au présent et il est important d’y donner du sens, de prendre de la distance et de mettre en parole. L’argent est un support symbolique. Se l’approprier, pour le patient est important même s’il n’en a pas la maîtrise juridique et totale (tutelle, curatelle…).
De plus, il est impossible de se fondre dans le groupe social sans le travail d’intégration des normes et valeurs de la société. L’argent sert pour beaucoup à ce travail. Il réintroduit le réel.
Dans le cadre protégé de l’hôpital, le patient expérimente ses capacités relationnelles et de gestion financière. L’apprentissage et/ou le ré-apprentissage de l’adaptation sociale demande d’intégrer et/ou de ré-intégrer les règles de vie en communauté (attendre son tour, poser la question adéquate, savoir choisir en fonction de ses besoins…). Cela demande aussi à s’entraîner et/ou se ré-entraîner aux habiletés sociales (utiliser les transports urbains, se repérer dans la ville, payer…). L’adaptation maximale à l’environnement n’est pas la seule et unique voie, l’unique visée thérapeutique.

Les différentes prises en charge entraînent un milieu de vie substitutif. “
échroniciser  ” la relation avec des psychotiques et les faire sortir de l’espace institutionnel replié sur lui-même demande des trésors de diplomatie relationnelle. Il nous faut préserver les conditions minimales, essayer d’éloigner les relations d’emprise déjà existantes, bien avant, chez les eux et continuer ce travail même quand ils essaient eux-mêmes de le saper (surtout en institution). Il nous faut éviter que la prise en charge ne devienne une thérapie adaptative et totalitaire.
Dans l’institution, nous jouons un rôle relativement structurant pour une réinsertion. Nous sommes le premier espace intermédiaire de part le lieu (la folie est autorisée) et de part les possibilités que nous offrons en tant que sujets-soignants. Il nous faut tenter de nous rendre disponibles à être utilisés pour de nouvelles modalités relationnelles que celles déjà vécues…et ne pas oublier de se battre contre la déconsidération du sujet et l’aliénation des attitudes soignantes / soignés. La banalisation peut être rapide, surtout que nous travaillons sur le quotidien, la routine (alimentation, hygiène, loisirs, rencontres, achats divers…). Il est sûr, que quelque part, nous devenons un substitut familial et il nous faut savoir s’en dégager, se situer dans un lien d’étayage et s’obstiner à n’être que cela. Il nous faut ne pas être dupes et lutter contre la toute puissance liée intrinsèquement à notre fonction. Etre une figure maternelle juste assez bonne, juste assez mauvaise…ni trop bonne, ni trop mauvaise, c’est tout un art 

“  …permettre à chacun d’être le sujet de sa propre vie sans la médiation rassurante mais disqualifiante d’intermédiaires soignants entre la réalité quotidienne et lui…  ”
Marcel Sassolas.

Nous n’arrêtons pas la parole délirante et les hallucinations mais nous visons à permettre au patient de retrouver un peu de sa liberté, du sens et de créer et/ou re-créer des liens.

Nous nous rendons compte, par l’observation du patient dans le quotidien, des disfonctionnements, des ruptures, des pertes mais aussi de ce qui a été préservé malgré la maladie.
Le patient qui utilise l’espace thérapeutique de l’hôpital ne se trouve pas brutalement sans soutien, il sait qu’il peut s’exposer aux obstacles de la vie, il sait qu’il peut en parler…Nous sommes là, prêt à recevoir et se coltiner ce quotidien si terrible, avec eux. Il nous faut, inlassablement, toujours aller vers une identité positive, une identité possible malgré la psychose et ses débordements. Il nous faut respecter et valoriser les ressources du patient, susciter sa participation et son désir de se prendre en charge…pour qu’enfin il s’envole vers d’autres cieux.

“  …C’est à nous d’anticiper le deuil de cette relation si investie pour que le moment de la séparation venue, le patient soit capable de l’assumer…  ”
Marcel Sassolas.

L’argent est pétri dans de profonds clichés en psychiatrie et dans la vie. Il semble sans spécificité apparente dans notre pratique…mais nous ne pouvons lui dénier un rôle essentiel dans la prise en charge des pathologies mentales. Au long cours, dans les psychoses, nous avons à créer des espaces intermédiaires, que ce soit l’hôpital, les maisons thérapeutiques, les foyers de vie, les appartements thérapeutiques…jusqu’à une autonomisation complète si possible. Cela permet au psychotique de se construire un quotidien satisfaisant et de plus ou moins conserver la maîtrise de sa vie. Et cela ne peut se faire sans argent. C’est une réalité intangible de la vie.
C’est l’argent qui ouvre les portes extérieures et qui redonne une identité sociale. Nous sommes toujours à la frontière du soin dit médical et du social.


Argent, bons d’achats et frustration

en psychiatrie, c’est porter attention et soin à la vie psychique d’un sujet, pour la préserver et permettre que des modifications positives y voient le jour…
Cet objectif n’est donc ni réadaptatif ni éducatif, même si la réinsertion d’un sujet désocialisé par sa pathologie fait partie de nos projets thérapeutiques. Mais dans de tels cas, nous avons au préalable à déceler ce qui en lui, fait obstacle à l’utilisation de ses capacités d’autonomie  la nostalgie de la sollicitude d’un parent tout puissant, l’angoisse de séparation déclenchée par les plaisirs de l’autonomie, ou la terreur devant la violence d’une vie pulsionnelle jusqu’ici tenue en laisse par une dépendance infantile. Cette nécessaire période d’observation et de réflexion demande du temps, pendant lequel les soignants ont à supporter l’inconfort d’une mauvaise conscience entretenue par le patient, volontiers pressé de nous voir devenir la bonne mère qu’il attend que nous soyons pour lui. Lorsque cette mauvaise conscience des soignants les pousse à déclencher des réponses de suppléance pour éponger aussitôt les carences du patient, cette période préalable est évidemment escamotée…
Il est d’autant plus important de ne pas perdre de vue cette finalité de notre travail
soigner la vie psychique, le “  ” de nos interlocuteurs- que très souvent, nous sommes dans la nécessité pour y parvenir d’avoir recours au truchement de la réalité extérieure et d’utiliser celle-ci comme médiateur entre le patient et nous, comme véhicule des affects et des messages que nous lui adressons. Quelle que soit cette réalité ne perdons pas de vue qu’elle n’est qu’un moyen, pas une fin. De même que l’établissement d’une relation affectivement investie entre le patient et nous n’est pas une fin en soi, mais seulement le levier et le moteur d’un éventuel changement dans son fonctionnement mental…  ”

Marcel Sassolas,
la psychose à rebrousse-poil, éd. érès, 1997.


C’est un jour pluvieux et brumeux. Je n’ai que deux heures pour accompagner Madame Cécile F. en vue d’achats de vêtements. Munies de la liste et de deux bons d’achats délivrés par la gérance de tutelle, (un d’une valeur de deux cents francs, l’autre de sept cents francs) nous voilà parties. Serrées toutes les deux dans la voiture de secteur, nous nous hâtons vers le supermarché le plus proche qui accepte les bons d’achats. Nous avions décidé de faire les achats dans deux magasins différents après réflexion longuement mûrie.
Madame Cécile aime les hommes, les rouges-à-lèvres débordants et les jolies tenues vestimentaires. Elle est à la fois coquette et exubérante. D’une exubérance un peu triste malgré sa filiation à Claude François et ses talents de chanteuse méconnue. Madame Cécile est une femme-enfant envahie par des vides, des deuils inscrits dans sa chair. Petite, rousse elle ne trouve sa place qu’à l’hôpital psychiatrique. Sa parole jaillit, enfle, s’étale hors des replis du temps pour terminer sa course en poésie littéraire. Elle passe du coq à l’âne en un éclair et ne rate personne. Ses piques verbales touchent précisément là où ça fait mal, et elle a pris l’habitude de nous donner des surnoms qui curieusement correspondent tout à fait à nos personnalités et nos potentialités humaines.
Nous n’avons pas le choix  il faut faire les achats car, dans moins d’une semaine nous partons en séjour de printemps dans le Jura.
Tout le long de la route nous discutons, nous nous connaissons depuis des années avec des hauts et des bas dans la relation. Je sais que la sortie sera difficile, que l’angoisse a tendance à envahir le champ de la réalité d’une façon très déstabilisante. Je prépare cette petite sortie depuis deux jours, discutant avec elle de ses attentes et désirs. Je sais que les essayages vont remettre en question son vécu corporel, son image corporelle, que le regard d’autrui peut déclencher quelques légers tremblements de terre.
Je sais que j’ai intérêt d’être solide.
Arrivées au supermarché où se trouvaient quelques jolis sous-vêtements, nous entrons Et rapidement, dans la cabine d’essayage, l’atmosphère est à la légèreté, à la joie pétillante de découvrir des soutiens-gorge arc-en-ciel, des culottes aux fleurs satinées… loin des sous-vêtements habituels d’un blanc le plus souvent grisaille à force de lavages hospitaliers sans précaution. Madame Cécile a les yeux qui brillent, les tailles sont bonnes, rien ne déborde… Car, le plus souvent, faute d’adéquation entre les tailles adaptées et les ressources financières personnelles, les soutiens-gorge sont de deux tailles inférieures. La récupération de vêtements ne concerne pas les T.48-T.50 d’espace corporelle. Aujourd’hui, il y a du bonheur dans l’air.
Tout roule et nous nous dirigeons vers les caisses. Le bon d’achats de deux cents francs dans ses mains, Madame Cécile est fin prête à continuer ailleurs les essayages. Sauf que la réalité prend soudain une forme menaçante sous l’aspect de la chef-caissière qui refuse le bon d’achats. Pour eux, un bon de deux cents francs, ça n’est pas assez. C’est quatre cents francs qu’il faut.
Madame Cécile est devenue silencieuse et pâle. Je l’ai senti se recroqueviller sous sa carapace d’enfant. Moi, je n’étais plus très professionnelle de la communication, je n’avais qu
une envie  : celle de faire avaler les soutiens-gorge, baleines comprises à la caissière, à la cheftaine, à la tutrice…
Le moment de petit bonheur avait disparu… pfft, enfuit… Il ne restait que deux femmes au bord de la crise de nerfs. Il m’a fallu une sacrée dose d’humour pour assumer et entraîner Madame Cécile vers d’autres aventures vestimentaires. Nous n’avions pas d’essuie-glace personnels pour balayer les larmes… et franchement, nous avions l’allure toutes les deux, la soignante limite explosion de burn-out et la patiente bégayante d’un trop plein de chagrin. Il remontait à la surface le chagrin, il s’enkystait dans le dos courbé et les mains terrifiées. Je sentais la parole folle bouillonner, prête à devenir geyser, lave en irruption recouvrant tout sur son passage….
Un moment, j’ai songé utiliser le bon de sept cents francs et arpenter, à nouveau, les allées du supermarché… mais le rayon “
fortes  ” était d’une taille rétrécie, laissant peu de choix à Madame Claire. Devais-je la manipuler, la conduire dans des choix dictés par la nécessité bureaucratique  Devais-je lui faire accepter d’être habillée de manière informe… ajoutant un peu plus à la stigmatisation déjà effective avec les bons d’achats, avec la maladie  Devais-je utiliser complètement les bons d’achats ou aider à la spéculation financière sous couvert d’économie 
Un moment, j’ai songé rentrer, revenir dans le cocon familier et apaisant de l’hôpital… laisser tomber. Et puis, non tant pis, la réalité peut-être parfois brutale mais vaille que vaille nous avons continué. La folie était de retour et j’ai souvenir de Madame Cécile, les bras croisés sur la chaise du salon d’essayage, en petite tenue se laissant déborder par la parole folle…et moi aussi, elle me débordait cette parole. La potomanie et les comportements pathologiques s’approchaient à grands pas.
Un moment, j’ai songé attendre que nous soyons parties en séjour pour effectuer les achats. Mais Madame Cécile n’avait plus rien à se mettre. Et la réalité financière des bons d’achats était bien là Un bon d’achats, ça ne s’expatrie pas, sauf intérêt commercial et financier.

Nous n’avons pas été les seules à jouer un remake de “
au bord de la crise de nerfs  ”. Une de mes collègues s’est retrouvée un jour dans un magasin, plus ou moins chic, avec une patiente qui était à deux doigts de piétiner les vêtements qui se trouvaient par terre, dans une danse rituelle amérindienne. Dans le même moment, la patiente, héritière d’une famille royale prestigieuse selon ses dires, assurait avec forces vérités que la propriétaire serait dédommagée avec du véritable argent et non avec ce papier fiduciaire n’ayant aucune valeur légitime et royale. Si elle refusait de lui laisser emmener les vêtements, de graves ennuis judiciaires se profilaient à l’horizon… Il y avait, là aussi, un problème de bons d’achats.

Le lendemain, nous avons pu reparler de cette terrible après-midi. Nous avons pu dédramatiser la situation vécue et en rire.


La psychose est parfois une provocation permanente aux normes d’apparence et à l’implicite social des valeurs posées comme étant celles de la société. Il nous faut aménager un espace pour éviter les turbulences. Il y a, parfois de grands écarts entre les attitudes des patients à l’intérieur de l’hôpital et celles à l’extérieur. L’angoisse est amplifiée à l’extérieur. Les troubles du comportement, la parole folle sont, pour le psychotique, une manière de se protéger…comme des gris-gris, des amulettes. Nous sommes amenés à être “
tiers  ”, le passeur entre lui et la réalité sociale.
Quand nous accompagnons un patient psychotique, nous sommes toujours à la fois novices et sûrs de notre affaire. Chaque accompagnement est singulier et pluriel. C’est toujours la même chose et pourtant, c’est toujours différent. La psychose demande de la souplesse et de la solidité. Nous avançons avec beaucoup de tâtonnements. Nous “
  ”, rectifions, réajustons les attitudes et contre-attitudes. Pour cela, nous avons besoin d’un cadre, à la fois figé et ouvert… ouvert sur d’autres modalités de prises en charge, toujours à imaginer… et figé, pour que la psychose (et nous soignants) puisse s’appuyer sur quelque chose de solide. L’argent fait partie de ces nécessités incontournables de la prise en charge. C’est un des piliers irréductibles dans la lutte contre les débordements de la psychose et l’autonomisation progressive du patient.
Mais, l’argent est un drôle de questionnement  nous n’avons plus le droit de manipuler de l’argent, du liquide tout en étant obligé de le prendre en compte dans la réalité et l’accompagnement au long cours des patients psychotiques… L’argent affirme l’identité et l’ancrage dans la société mais il fixe aussi des butées, des limites. L’argent a-t-il un effet castrateur  Pourquoi pas. Mais l’économique, tout en étant nécessaire, doit-il par son efficacité bureaucratique oublier l’humain 
La pratique des bons d’achat instituée par les gérances de tutelle est un système comme un autre, mais cela ne tient pas toujours compte des difficultés rencontrées dans la prise en charge de la psychose chronique…ni de la vie courante. Les bons d’achats sont des comptes ronds, des sommes fixes. Les aléas des prix se terminant par des centimes loufoques ne les concernent pas. La diversité des magasins et donc des choix possibles (c’est un plus dans la réhabilitation du sujet) ne les concernent pas plus… Les bons fiduciaires peuvent-ils devenir un instrument de servitude  Les obstacles administratifs divers et variés doivent-ils alourdir la prise en charge de la psychose 

Le risque d’une institution prenant en charge des patients psychotiques, est toujours, de tomber dans la facilité, d’éloigner la réflexion…et de banaliser la toute puissance institutionnelle sous couvert humanitaire. Cela est d’autant plus effrayant que ça part en général de bons sentiments, de logiques administratives irréfutables, d’honnêtetés intellectuelles irréprochables… Cela est d’autant plus effrayant que c’est du palpable, de l’ordinaire, que nous y participons nous aussi.
Doit-on aider à inclure en excluant  Ou exclure en incluant 
C’est le point d’achoppement des contradictions du soin en Santé Mentale.

Conclusion.

Malgré d’hypothétiques lendemains qui chantent, il nous faut être lucide, refuser d’éluder certains sujets et continuer à s’indigner… Ne pas oublier qu’il existe encore des prédateurs à proximité, qui manipulent pour du profit aveugle, pour une vision purement économique des rapports humains. Même si l’échange, au départ don et contre-don puis manipulation d’argent, forme la base des relations sociales, il ne nous faut pas oublier de s’attacher aux petits riens, aux non-évènements…qui font que nous rencontrons l’autre, l’étranger Il ne faut pas oublier de se laisser surprendre, s’autoriser à rêver…et quitter la route balisée de la banalité.
La vie est faite de petits bonheurs et de bonnes relations avec les gens. Il n’y a pas lieu forcément de se presser, la rencontre avec l’autre demande du temps. L’accompagnement du psychotique, aussi.
L’argent, les normes et valeurs d’une société sont des paramètres incontournables pour entrer dans la ronde de la vie…à moins d’inventer d’autres projets de société.

Deux images m’ont accompagnée pendant ma réflexion 
La première, c’est celle d’un porte-monnaie trop grand pour la main de l’enfant qui le tient. Cet enfant fait la queue chez le boulanger, sa mère est peut-être à l’extérieur ou chez eux en train de l’attendre. Elle lui fait confiance même si elle sait que l’achat d’une poignée de bonbons se fera sans son accord. Lui, il s’initie. D’ailleurs, il salive et n’a de yeux que pour d’étranges animaux caoutchouteux. Son regard fait des allers-retours entre le prix affiché de la baguette, celui des dinosaures irisés et l’intérieur du porte-monnaie.
La deuxième, c’est celle d’un porte-monnaie serré par une main parcheminée. La vieille dame attend son tour derrière l’enfant. Elle le regarde, rêveuse, d’un air amusé. Se souvient-elle  ? La vieille dame ne mange plus de bonbons à cause de son dentier… ça colle. Par contre, elle aimerait savoir la suite du feuilleton…c’est que la boulangère est amoureuse. La semaine dernière c’était la rupture, les portes ont claquées, la boulangerie, havre de paix et de nostalgie, s’est vue prise dans une tornade d’amour contrarié. La vieille dame aime bien les histoires d’amour, elle veut savoir la suite…d’ailleurs, si les roucoulements amoureux ont repris, elle ira chuchoter le nouveau chapitre du feuilleton à sa voisine de palier qui perd un peu la tête. Et puis, vous comprenez  elle s’ennuie depuis que son mari s’est noyé tragiquement dans la démence…tient, au fait, la petite aide-soin…s’est elle achetée la maison de ses rêves 

L’un s’initie et prend son envol dans la vie sociale, l’autre a soif d’histoires extraordinaires et termine son chemin sans être exclue de cette même vie sociale. Le soin en psychiatrie oscille entre ces deux pôles… D’ailleurs, il faut que j’y aille, Madame Arlette doit être accompagnée pour l’achat d’une valise. C’est qu’elle sort de l’hôpital, Madame Arlette. Elle angoisse un peu…et je vais perdre ma source d’histoires. Dernièrement, elle avait trouvé le psychiatre un peu pâlot  sa femme va-t-elle le quitter  Elle s’inquiète, c’est qu’elle a besoin de lui, faut pas croire…Bon, elle avait un peu oublié qu’autrui existait, au début de l’hospitalisation. C’était juste la folie qui faisait des vagues dans sa tête. Maintenant, ça va beaucoup mieux. Elle prend soin d’elle-même et s’inquiète de ceux qui l’entourent… Idem pour son porte-monnaie, elle y comprend rien aux valeurs monétaires mais aujourd’hui elle a de quoi retourner au magasin du centre-ville acheter sa barrette dorée et converser avec le gentil monsieur si bien habillé, qu’on dirait qu’il va au mariage… Mais pourquoi fait-il le pied de grue 


Clin Marianne. Amiens. Juillet 2000.


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