Il ne faut pas parler de corde dans la maison d'un pendu. Faut-il parler de résistance dans un hôpital psychiatrique normalement " asilaire " ? Il est permis de se poser la question. Quoi ? Le directeur du Service de Soins Infirmiers nous invite à réfléchir sur la notion de résistance ? A priori, c'est suspect. C'est un provocateur. C'est de la provocation ! En tout cas, cela a fait couler de la salive ... au café de la Gare.
" Té, tu sais quoi, eh ben moi je vais y aller aux Journées Bilan. Avec une cagoule sur la tête, et un béretta sur la table ! FLNC ! Front Laragnais de Nivellement des Cadres ! Front de Libération des Non-Cadres ! Fantaisie Lénifiante et Nouvelle Clinique ! Freud Lis-Nous Calmement !
- Arrête, tu ne vas pas répondre à la provocation par la provocation.
- Non, mais je reprendrais bien un petit jaune !
- Je te dis que c'est une prescription paradoxale. C'est comme : " Soyez spontané ! " ou lorsque Karavo nous dit de prendre des initiatives.
- Le mieux pour résister, c'est de boycotter. On n'y va pas, on résiste !
- Oui mais, comment qu'on verra qu'on résiste, on n'y va jamais aux Journées Bilan ! "
Nous, à Provence, on a pris le temps de la réflexion. Cela faisait quelques jours que nul ne nous avait dit que nous étions des bons à rien, on pouvait se poser. Pour se poser, on s'est posé. Il y a trois semaines, on s'est dit qu'il faudrait peut-être que nous nous mettions en mouvement. Résister. On a évoqué le burn-out. Le ras le bol. Cette sensation de brûler de l'intérieur. On a parlé de l'écriture. Ecrire pour résister. Certains d'entre nous, parfaitement conditionnés, ont compris qu'écrire c'était résister au changement. C'était pas ça qu'on voulait dire. On a reformulé. Nous on est infirmiers, irresponsables, donc on peut écrire tout ce qui nous passe par la tête. On a causé, comme ça entre deux portes. On sait résister à toute forme d'organisation. Le temps passait tranquillement. On résistait fermement à toute idée d'écriture, à toute idée de préparation. Geneviève a écrit un texte, planqué dans mon casier que je n'ai pas lu parce que je n'étais pas là. Marylène, mercredi a pris le taureau par les cornes. On écrivait quoi ? Nathalie a dit qu'elle écrirait bien un truc mais pas question de le lire en public, Sylvie a accepté de désherber quelques idées, Jean-Luc n'a rien dit mais il a écrit. Marylène s'est relaxée. Il est 23 h 30, nous sommes dimanche soir. Si tout va bien, demain je découvrirai plein de textes à mettre bout à bout. Et comme je travaille d'après-midi, il faudra mettre tout cela en forme dans la nuit de lundi à mardi. C'est pour cela que j'ai les yeux cernés ce matin. Une équipe, ce n'est pas une collection d'individus, c'est un projet commun.
Mais bon, pour présenter quelque chose qui tient debout, il faut faire une recherche étymologique.
Le mot résistance vient de ester, famille de la racine indo-européenne sta " être debout " à partir duquel est forgé le verbe restare " demeurer en arrière ", " rester ", " résister ". Résisto, résistere : s'arrêter, ne pas avancer d'avantage.
En 1879, la résistance est la qualité par laquelle un corps résiste à l'action d'un autre corps. C'est également une pièce de viande où il y a beaucoup à manger, un obstacle, une difficulté, la défense de l'homme et des animaux contre ceux qui les attaquent. Le sens figuré renvoie à la notion de défense, d'opposition aux desseins, aux volonté d'un autre. On parle de rébellion contre les agents de l'autorité.
L'adjectif résistant insiste sur cette notion de ne pas céder à l'impression d'un autre corps.
Le verbe résister décrit l'action de tenir ferme contre quelque chose de puissant, mais également de durer malgré quelque obstacle ou difficulté. En 1921, la résistance devient la qualité par laquelle un corps réagit contre l'action d'un autre corps. Elle traduit l'opposition, le refus de se soumettre. Un des exemples donnés est " résister à la force publique ", c'est-à-dire opposer la force à la force. Les antonymes en sont céder, succomber, abandonner.
Aujourd'hui, le mot traduit toujours l'action de résister, de s'opposer à quelqu'un, à une autorité. Il décrit la capacité de résister à une épreuve physique ou morale. Le mot s'est enrichi de nombreux sens techniques en électricité, en physique et donc en psychanalyse où la résistance est définie comme tout ce qui fait obstacle au travail de la cure, qui entrave l'accès du sujet à l'inconscient. On peut rajouter la notion de résistance au changement qui découle de l'application d'une certaine psychanalyse au management et qui décrit aujourd'hui tout ce qui fait obstacle à des décisions venues d'en haut, d'une autorité. A tel point qu'il est permis de se demander si la notion de résistance en psychanalyse ne traduit pas davantage une résistance à celui qui est supposé savoir et qui se manifeste en sachant, plus qu'au dévoilement de l'inconscient.
Le mot s'est enrichi du mouvement d'action clandestine menée au cours de la seconde guerre mondiale.
On peut retenir la volonté de rester debout attachée à ce mot, l'action de vouloir demeurer un homo erectus malgré les épreuves, malgré les autorités, malgré les pressions de tous ordres.
Comme il s'agit de résister à quelqu'un ou à quelque chose, on peut inférer qu'en l'endroit décrit là, deux regards, deux perceptions peuvent s'affronter : celui de qui résiste et celui de l'entité à laquelle on résiste. Pour la pensée, il y a là un mouvement, une dialectique.
De mon point de vue, il n'y aurait là que de la mécanique des matériaux, c'est-à-dire une partie de la mécanique appliquée qui a pour objet l'évaluation des contraintes et des déformations subies par une structure sous l'action de forces extérieures données. On ne pourrait parler de résistance qu'en en décrivant le contexte : Qui résiste ? Contre qui ou quoi résiste-t-on ? Comment réagit l'entité à laquelle on résiste ? Que produit cette résistance ? Comment l'entité adverse réagit-elle à cette résistance ? Etc., etc.
Notre résistance à nous, c'est de tenter d'écrire ce que nous faisons, pourquoi et comment nous le faisons, comment réagissent les patients aux soins que nous leur proposons et ce qu'ils leur apportent. En gros nous écrivons comment eux résistent à la maladie et ce que cette résistance mobilise en nous. Nous n'aurons pas de médaille de la résistance pour cela. Mais dans la fonction publique, c'est en général pour la conquête d'un dixième de point que l'on risque sa peau. Et si on pouvait avoir en plus la journée du directeur.
Pour écrire, il faut un support. Et nous notre support, c'est le cadre de l'unité.
" Les dossiers de soins dans notre unité sont notre lieu de communication essentiel, entre l'équipe, le médecin, les patients et les familles. Nos écrits sont parfois un peu brouillons, parfois peu cliniques mais c'est toujours un plaisir de les lire. C'est l'occasion d'apprécier cette résistance que les infirmiers mettent à poursuivre ces écrits malgré les risques encourus. Il y a toujours un risque à écrire : celui d'être lu d'abord (et toi lecteur tu n'es pas toujours tendre et tu as facilement le réflexe de faire remarquer ce qu'il fallait ou pas écrire), celui que ces écrits soient saisis ensuite, en cas de problèmes plus particuliers (cela nous est déjà arrivé).
Mais à Provence, nous avons notre spécialiste, écoutons Jean-Luc, nous donner ses conseils. "
" Tout infirmier, un jour ou l'autre peut être confronté à une enquête site à un dépôt de plainte. Je pense que l'évolution va dans ce sens. Aucun de nous au cours de sa formation n'a entendu parler du déroulement d'une procédure, ou très peu.
Comment ça se passe ?
Généralement, les personnes présentes lors du fait qui a généré la plainte sont amenées à se présenter au poste de gendarmerie le plus proche. Dans mon cas, la personne enquêteuse était quelqu'un de haut gradé qui faisait partie de la brigade de recherche de Grenoble. Il fonctionnait en binôme avec un officier placé derrière moi dont le rôle était de noter sur l'ordinateur tout ce qui se disait.
Chaque personne, du médecin au surveillant du service et à l'infirmier, est convoquée à une heure et un jour différent. Tous peuvent être convoqués : aides-soignants, surveillants-chefs ou psychologue. Le chef de l'établissement est informé de ces procédures.
Lorsque tout fait grave se produit, il est établi le jour même ou le lendemain un rapport. Il doit être précis, daté, signé et décrire ce qui s'est passé. Le rapport doit être objectif et tenir compte de ses propres écrits, notés sur les observations infirmières le jour des faits. D'où l'importance des notes écrites ce jour là. Le rapport est adressé au directeur de l'établissement.
Un des problèmes essentiels est donc déjà de bien rédiger ses notes le jour même des faits. En ce qui me concerne, ce qui s'était passé m'avait été signifié une demi-heure avant la fin de mon service et par hasard. Il est donc important de bien décrire les choses imprévues, même anodines. Tout ce qui sort de l'ordinaire dans une prise en charge, tout ce qui est inhabituel, tout ce que vous ne saviez pas doit être inscrit.
Le rapport ne doit pas révéler d'éléments pathologiques et doit tenir compte du secret médical. D'où déjà la subtilité du truc.
L'écrit infirmier contenu dans le dossier du patient peut-il être pensé et écrit le lendemain ? Commet faire si vous n'avez pas le temps matériel de bien penser la chose ? C'est déjà beaucoup plus facile si vous êtes trois ou quatre en service et qu'il n'y a pas d'autres problèmes à ce moment-là. Le rapport à la direction tient à peu près une page recto verso. Pour la rédiger, il faut bien compter deux heures. Nous devons l'écrire et mettre notre nom en face. Aucune rature n'est possible. Mais une autre personne peut écrire après. Il serait facile aussi à ce compte-là que tout le monde fasse pareil. Je ne vous dis pas les dossiers.
Que dit la législation ? En ce qui concerne les écrits infirmiers ?
Quand c'est possible nous nous y mettons à plusieurs pour la rédaction. Un consensus objectif se dégage plus facilement. Autrefois l'infirmier le plus haut gradé y apposait sa griffe, ou le plus concerné.
Actuellement les prises en charge sont de plus en plus individuelles quoique étant pluridisciplinaires. L'infirmier sera de plus en plus esseulé face à ces situations.
La convocation peut avoir lieu deux mois après la plainte. D'où l'importance de se souvenir de ce que vous avez vécu et de décrire au plus près le contexte qui s'y rapporte.
Vous n'êtes pas le seul à être convoqué. Des personnes extérieures à l'hôpital peuvent être aussi convoquées avec des intérêts différents. Vous ne le savez que le jour de la convocation. Il semble que le système judiciaire met en confrontation tous les vécus des personnes concernées afin d'établir ce qui s'est réellement passé.
Surtout n'oubliez pas que même pendant votre audition, vous êtes soumis au secret professionnel.
Vous serez soumis à des questions rapides, auxquelles vous ne pourrez répondre que par oui, ou non.
Vous êtes convoqués par l'intermédiaire de la direction mais n'oubliez pas que vous avez le temps et ne donnez votre accord pour une date que par l'intermédiaire du directeur, jamais directement aux enquêteurs. Vous aurez le temps de la réflexion, de relire ce que vous avez écrit, de vous préparer. Vous pourrez vous faire aider. Vous pourrez être plus sûr de vos réponses.
Il est stupéfiant tout de même de voir la précision de leurs renseignements alors que le dossier du patient n'est pas à cette date dans les mains des enquêteurs.
N'oubliez pas avant de partir que vous devez signer ce que vous leur avez dit. Relisez bien ce qui est écrit et faites corriger si ce qui est écrit ne correspond pas à ce que vous avez déclaré. Heureusement qu'il n'y a pas de magnétophone !
En ce qui me concerne, la plainte n'a pas abouti. Il serait intéressant de se demander si d'autres personnes ont connu cette expérience et jusqu'où ils sont allés dans la procédure. "
Ecrire peut dont être périlleux.
Malgré cela, je m'aperçois qu'il y a un besoin d'écrire, un besoin de coucher sur le papier ce que l'on sait ou que l'on a appris sur les patients. Je trouve même régulièrement des réponses à travers ces écrits. Parfois, je ne peux m'empêcher de comparer cette résistance à un certain devoir de désobéissance qu'a le fonctionnaire. Il est évident qu'on ne peut juridiquement apprendre la désobéissance mais on peut former des citoyens conscients de leurs devoirs et de leur responsabilité. Avec l'évolution sociologique et juridique, on recherche la transformation d'un agent soumis et irresponsable en un agent acteur et responsable au sein du système, car être responsable c'est s'impliquer, s'engager, assumer.
L'entretien infirmier est un de ces soins qui engage le soignant. Sylvie autour du travail de réflexion accompli en formation est bien consciente du problème. Qu'écrire d'un entretien ?
" Je pense que nous sommes tous convaincus de l'utilité des entretiens, de ce temps que l'on prend pour écouter un patient. C'est l'essentiel de notre travail et ce n'est pourtant pas toujours facile de résister au rythme, un peu fou parfois, d'un service d'entrants.
Ces entretiens sont un espace de liberté de parole pour le patient, un moment relationnel privilégié pour lui.
Isabelle m'a parlé d'elle, de la relation de sa mère avec ce père qu'elle n'a jamais connu, un canadien probablement et donc me dit-elle : " J'aime le Canada Dry ". Elle m'a parlé de sa naissance comme la fin d'un rêve pour sa mère et de la culpabilité qu'elle en garde. C'était la première fois qu'elle parlait de ces choses-là, en tout cas la seule fois au cours durant son hospitalisation.
J'ai pris le temps de l'écouter et ces moments étaient importants pour elle comme les notes que je prenais. Elle m'attendait et s'arrêtait si je n'écrivais pas assez vite. J'ai donc essayé de noter tout ce qu'elle me disait et rangeait soigneusement ces notes dans une pochette à la suite des observations journalières comme cela se pratique au Provence.
Mais comment transmettre, comment partager avec l'équipe, le médecin ?
J'ai écrit quelques mots de chaque entretien dans le dossier d'Isabelle.
Lors des relèves, j'ai parlé de certains points abordés pendant ces entretiens. Une collègue m'a dit qu'elle avait lu mes notes, nous en avons un peu parlé entre deux appels téléphoniques et l'heure si précieuse du goûter.
Pour nous infirmiers, qui appartenons à une culture orale, c'est toujours plus facile de parler. On pense pouvoir rendre plus facilement la tonalité des choses. être au plus près de ce que l'on a ressenti. Pourtant à l'oral, on est beaucoup plus dans le registre subjectif, dans nos émotions, à la merci de notre mémoire.
Le sens des mots nous échappe parfois, on ne sait jamais ce que les autres comprennent de ce qu'on leur dit. Alors écrire bien sûr ! Qu'écrire ?
Au Provence, nous prenons le plus souvent des notes pendant les entretiens ce qui permet d'être au plus proche des mots des patients. L'écriture des entretiens c'est du registre de leur parole, de leur vécu. Au contraire des observations journalières qui sont le plus souvent des informations, notre regard sur le quotidien.
Pour que l'écriture des entretiens soit plus complète, il faudrait prendre le temps de recopier ces notes pour les rendre plus lisibles pour tous. Il faudrait aussi y ajouter le langage non verbal qui accompagne les mots, les gestes, les émotions ou leur absence.
Et pourquoi pas écrire nos émotions, notre ressenti ?
Je pense que l'on écrit d'abord pour soi, pour prendre du recul avec le moment vécu, pour y repenser, pour décoller de ce qui nous touche le plus et ainsi voir le reste, pour pouvoir en parler, échanger avec plus de distance. On écrit aussi pour nous, pour partager. Ce que l'on peut transmettre d'un entretien c'est ce nouveau regard que l'on a sur le patient que l'on suit. Pour qu'il ne soit plus un figurant de la vie du service. Pour qu'Isabelle ne soit plus uniquement cette jeune fille délirante qui couche avec n'importe qui. Pour qu'à son " vagabondage sexuel " on associe ce qu'elle dit. Par exemple qu'elle est née le jour de la Transfiguration, qu'elle est donc du signe du Lion et que de ces deux faits sa vie est soumise à des cycles de transformation où elle est sous l'influence des mâles.
Ecrire pour qu'il reste la trace d'une période de l'histoire d'un patient, le témoignage de la réalité d'un moment.
Ecrire c'est peut-être un peu résister au temps, à l'oubli. "
" L'écriture infirmière est donc une liberté mais peut-on parler pour autant de résistance ?
Je retrouve dans les dossiers et leurs écrits infirmiers l'autonomie, la liberté, le pouvoir de dire " Non " ou tout au moins d'en discuter avec les médecins et les différents partenaires concernés lorsque cela est nécessaire. Mais ce n'est pas encore suffisant, trop peu de soignants, encore, n'osent dire ou écrire par peur ...
Peur ? De quoi pourrait-on avoir peur ?
Le plus difficile est probablement de faire les soins, de supporter jour après jour d'être agressé, de maintenir intact sa motivation malgré les jours qui passent, les rechutes, les attaques de tous ordres.
Peur d'écrire peut-être ?
C'est autour d'Angers que Marylène a été le plus confrontée à la peur d'écrire et surtout de lire ce que l'on a écrit collectivement. Autour de la relaxation déjà.
" Quand j'écris, je me pose, je m'isole parfois pour ne plus être sollicitée par les demandes des patients. C'est pour moi le moment de la transmission écrite à l'équipe, l'inscription de mes observations sur l'activité que j'anime, mes réflexions à propos du patient qui a participé.
En ce qui concerne la relaxation, le groupe atteint jusqu'à neuf personnes, c'est alors neuf dossiers que je sors devant moi.
Pour chacun des patients je me remémore ce qui s'est passé au niveau de la détente, les positions prises, les mouvements, les tensions. Ceci me permet une première évaluation que je vais préciser en relisant les notes de la ou des séances précédentes en cas de suivi. Des détails, des précisions que je ne retranscris pas toujours mais dont l'utilisation m'est bien précieuse sur l'instant ou au moment de la verbalisation. Que Virginie se frotte les bras, les jambes de temps en temps, un détail mais il me permet d'entendre que le courant électrique parcours ses membres en ce moment, c'est désagréable pour elle qui attribue cela au traitement. Des indications utiles pour évaluer les hallucinations, la compliance au traitement ou les effets secondaires. Je ne vais pas tout noter, je mets en valeur la présence des manifestations kinesthésiques, la non-observance aux neuroleptiques; c'est une trace pour moi d'abord puis pour les collègues qui me liront. Ce sont des indices à reprendre au-delà du soin corporel. C'est la continuité du soin global.
Je commence par noter l'efficacité ou pas du soin : " S'est détendu, calme. s'est arrêté de bouger avec les premières notes de musique. S'est endormi dès le début de la séance " ou " N'est pas parvenu à se relaxer, bouge et garde les yeux ouverts ".
Quand arrive le moment de la verbalisation est-il besoin de préciser que Pierre n'a pas aimé la musique classique, elle lui rappelle de mauvais souvenirs et l'empêche de se concentrer sur les inductions ? La prochaine fois la soignante informée pourra choisir un genre différent et permettre à Pierre une détente sans parasites.
Ce retour qui suit la séance nous rassemble pour en parler. J'écoute les patients m'exprimer leurs ressentis, je dois être attentive; leurs observations se ressemblent parce qu'elles se rapportent à la même induction, au même paysage, les mêmes mots sont repris par certains participants : " Moi aussi. C'est comme toi ". Mais parfois des petits morceaux de leur histoire personnelle émergent à l'évocation d'un village, d'une maison. Ce sont des rappels de leur enfance, de moments heureux ou non qui traversent leurs pensées. Je dois être vigilante sur le moment mais surtout juste avant d'écrire. Le massage me permet une approche différente de la détente obtenue. Je perçois là au bout de mes doigts de façon très concrète la tension musculaire. Aucun doute pour l'écrire. De même la relation du patient avec son corps m'apparaît évidente au toucher. Ainsi Isabelle évite le contact. C'est pour elle une tactique, elle laisse passer les autres avant. Elle gagne du temps qui lui s'écoule puis il est l'heure d'aller manger. J'ai mis quelques séances avant de me rendre compte qu'elle ne bénéficiait pas des messages parce qu'elle était toujours la dernière sur les rangs et lui ai alors proposer le soin en priorité.
Il faut avant tout de la concentration !
" Non, Paul je ne suis pas disponible pour l'instant. "
Je suis dans le souvenir très proche la séance et pourtant à distance, je suis dans la réflexion, il m'arrive de faire des liens, un peu d'analyse, j'écris mes observations, je crois que je participe pleinement au soin, je me suis arrêtée, je résiste, j'écris. Et pourtant ce n'est pas toujours facile et facilité par les réflexions des collègues : " Ah ! Tu écris, j'ai besoin de ton aide. " Il faut alors interrompre et reprendre plus tard. " Arrêtez d'écrire, après il nous faudra vous lire ! " plutôt encourageant dans ce cas, alors que d'autres y vont d'un "ca ne sert à rien " "
Ecrire comme un acte de résistance, écrire comme si notre vie en dépendait. Semer des phrases comme on sème des petits cailloux blancs, parce que Petits Poucets rêveurs et besogneux, il nous arrive d'être perdus dans le grand magma de la psychose. Ecrire pour tenter de retrouver son chemin. Ecrire pour penser, pour échanger au sein d'une équipe pluridisciplinaire qui échangerait vraiment. Ecrire pour tenter de bricoler un soin qui serait réellement l'oeuvre de chacun. Inscrire quelques points de repère pour que quelque chose d'une histoire existe pour ces marins perdus que nous tentons de soigner.
Ecrire pour le plaisir. Dominique, le polygraphe, n'en finit pas de le déclamer sur tous les tons, à longueur de revues.
" 20 heures trente, Unité Provence, c'est un de mes moments préférés dans ma journée de travail. J'ai quelques dossiers devant moi. Je prends le premier, c'est celui d'Aline. Je feuillette les observations de mes collègues, je me remémore ainsi la question d'Aline telle qu'elle se posait lorsque j'ai commencé la journée. Aline. Aline à 15 heures qui tient la main de Gérard, Aline à 15 heures trente qui me raconte l'histoire du bédouin qui traverse le désert et qui n'a pas de femme, Aline à 16 heures quinze au goûter, Aline à 17 heures qui appelle sa mère et qui en ressort en larmes, Aline à 17 heures quinze, un vague morceau de rasoir à la main qui menace de s'ouvrir le bras encore si j'avance, Aline surprise que j'ai avancé et saisi le rasoir, Aline qui m'insulte pour ne pas insulter sa mère, Aline qui se réfugie près du Dr Aubras pour se déverser, Aline à 18 heure 30 recousue, calmée qui s'excuse et qui poursuit son lent travail d'élaboration, Aline qui m'invite à sa table au dîner et qui me prend à témoin du chemin qu'elle a parcouru depuis son entrée. C'est la rêverie du soignant secrétaire. J'ai le stylo à la main et j'ai à l'esprit toute une moisson d'Aline, des petits moments partagés, fracassés, des actes, des paroles, des questions, des soins de rien. Je suis plein d'Aline à cet instant précis, j'en suis comme enveloppé, comme si j'avais une peau d'Aline qui me recouvrait, me pénétrait. C'est encore un magma. Ce n'est pas pensé et pourtant je n'ai pas cessé d'être là, de penser, de me référer à une direction de soin tout au long de ces moments où nous nous sommes percutés, rencontrés, toisés, affrontés. Ecrire, ce serait mettre de l'ordre, ce serait enlever un à un ces morceaux d'Aline, ces morceaux de relation et tenter de leur donner une place sur la feuille de soin que je ne me résous pas à nommer feuille d'observation.
Il est étonnant que dans un lieu où l'on parle tant de constellation transférentielle, les infirmiers soient cantonnés aux observations. Et l'on s'étonne ensuite qu'ils ne savent que décrire des troubles du comportement. S'il fallait qu'ils écoutent les patients, la feuille sur laquelle ils écrivent se nommerait " feuille d'écoute ", à moins que les murs n'aient des oreilles et que ce qui s'entend ne doivent pas s'écrire.
Dès les années cinquante, Philippe Paumelle et Lucien Bonnafé, deux des pères de la Révolution Psychiatrique insistaient sur l'importance des écrits infirmiers. Partant de l'idée que la fréquence des états d'agitation était non pas liée aux patients mais à une maladie des institutions, ils proposaient un traitement institutionnel de l'agitation et de la violence. Ils réussirent ainsi à traiter de nombreux quartiers d'agités où contention et isolement disparurent. Il est important de noter que ces guérisons s'obtinrent sans neuroleptiques. Parmi les quatre critères d'évaluation de l'amélioration de la maladie institutionnelle proposés on trouvait l'évolution du cahier de rapport infirmier.
" Tous les matins, le médecin lit le cahier de chaque quartier, coche les observations qui lui paraissent significatives de l'évolution de la malade, elles seront reportées dans des dossiers individuels. Souvent, il demandera des renseignements complémentaires à celle qui a signé, il échangera avec elle des impressions sur la malade en cause et l'efficacité des traitements institués. Patiemment dans le concret de la vie journalière, il exigera des observations toujours plus objectives, plus simples, plus concrètes, plus précises. " Ainsi faisait Lucien Bonnafé. C'était il y a un demi-siècle ! A Saint-Alban, il n'y avait pas que Tosquelles ou Bonnafé. Il n'y avait pas que Marius Bonnet. Il n'y avait pas que ces " X ", patients de Saint-Alban, que les comptes-rendus des Journées de Psychothérapie Institutionnelle ne nomment pas. Il y eut aussi Eluard, Aragon et tous ces intellectuels pour lesquels écrire était un combat. Combat, c'était d'ailleurs le nom d'un journal de la Résistance. Soignants, soignés, poètes, combattants, tous résistants rassemblés dans un même endroit, dans une même lutte contre l'oppression. Aujourd'hui, on se bat comme on soigne, en ordre dispersé. Chacun pour soi, chacun de son côté et l'on ne se rend pas compte que les tenants de l'économique, de la rentabilité à tout crin nous cernent.
Résister. Je suis dedans. En pleine résistance. Il s'agit d'une relation. Je ne peux faire comme si je n'existais pas. Quelle place ai-je pour Aline ? Il est clair que je la tempère, qu'elle tient à ce que j'ai une bonne image d'elle, qu'il y a un type de discours qu'elle n'adresse qu'à moi. Elle sait qu'elle peut m'agresser verbalement, qu'elle ne sera pas agressée en retour. Elle sait qu'il existe un espace où la parole est possible, où elle peut être entendue. Elle sait que je la considère comme une adolescente en travail et que je respecte l'adulte en devenir qu'elle est. Il y a du transfert dans cette relation. J'incarne pour elle un personnage paternel. Avec toute la difficulté que cela représente pour elle. Du lien construit, et du lien à tenter de détruire. Il s'agit d'être constamment sur le fil de la relation. Ni trop, ni trop peu. Juste ce qu'il faut. Petit à petit, un fil se tisse, quelque chose de l'ordre d'un sens possible à ces différents moments se constitue. C'est ce fil qu'il faut que j'élabore et que je transmette à mes collègues via le dossier de soin. Je transmets à mes collègues et non pas au médecin référent. C'est comme ça. C'est un médecin qui ne lit pas. De toute façon, c'est d'abord pour moi que j'écris, pour prendre de la distance, et pour me rapprocher d'une certaine vérité d'Aline. Je n'écrirai pas tout. Je laisserai juste quelques phrases, celles qui me sembleront importantes, celles qui feront trace, et à partir desquelles je pourrais reconstituer toute une partie de la séquence s'il le faut. Et le travail d'oubli pourra faire son œuvre. Evidemment, je construis des hypothèses, j'interprète et je sais que j'interprète. Mon collègue Jacques a une toute autre vision d'Aline, tout aussi juste que la mienne. C'est-à-dire tout aussi fausse. Nous n'avons pas vécu les mêmes choses, même si nous avons travaillé ensemble. Ses moments d'Aline ne sont pas les miens. Mais la vérité d'Aline à Provence se promène quelque part par là. C'est en cela qu'écrire est une entreprise folle. Aline nous échappera toujours. Et d'une certaine façon, ce qui compte c'est qu'elle nous échappe. Ecrire tout, cela serait impossible. D'ailleurs, je n'ai pas le temps. D'autres dossiers m'appellent. Il faut accepter de perdre. On écrit autant par les mots que par les silences.
Conclusion
Résister par l'écriture cela ne sert à rien. Un écrit qui n'est pas lu meurt. Et ce qui meurt ce ne sont pas seulement les élucubrations de quelques soignants sous influence, les paroles, la souffrance de quelques patients dont le monde entier se soucie comme d'une serviette périodique. C'est aussi une certaine forme de lien social. C'est une certaine façon de penser le soin, de le partager, d'en être gros. Le risque n'est pas qu'un juge vienne nous accuser de faire notre travail mais que la réflexion clinique disparaisse, que l'écriture disparaisse. On peut taper sur l'écriture, recommander aux soignants de ne pas écrire, il n'empêche que le savoir, c'est aussi par l'écrit qu'il se transmet. Que serait la psychiatrie sans Pussin, sans Pinel, sans l'association d'un infirmier et d'un psychiatre, l'un centré sur une pratique, l'autre sur une philosophie ? Que serait la psychiatrie française sans les patientes observations de De Clérambault et de tant d'autres ? C'est de l'observation et d'un certain type d'écriture clinique que sont nés les grands moments de la psychiatrie française. Mais ces psychiatres là n'avaient pas peur d'écrire.
Sans mise en forme écrite, sans réunions cliniques pour rassembler nos réflexions, sans partage du savoir, le soin n'est au mieux qu'une forme d'automatisme mental.
Pour l'équipe de L'Unité Provence
Une toute petite partie de ce texte avait été publié dans la revue Soins psychiatrie, de mars/avril 2001.