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De la plume à la puce


Contexte

Je travaille dans le cadre de l'informatisation des unités de soins.
Dans le cadre de ma mission il me semblait important d'expérimenter un certain nombre de conditions, de façons de travailler avec l'outil informatique afin de pouvoir répondre de la manière la plus adaptée possible aux questions ou difficultés que pourraient rencontrer les futurs utilisateurs.
La mise en place de logiciels à but soignant comme "SAUPHIX " pour la prescription et l'administration des traitements ou "CORTEXTE " comme dossier patient signifie l'utilisation de l'outil informatique par des personnes dont le métier d'origine ne les a pas conduit à se former à des outils similaires : je pense à tous les soignants, médecins, infirmiers et autres ; la plupart des infirmiers que j'ai rencontrés n'avaient jamais ou quasiment jamais approché un ordinateur, certains utilisaient le minitel occasionnellement, d'autres étaient parfaitement novices.

Expérience de l'ordinateur

Mon expérience de l'informatique est récente :
J'ai touché un ordinateur pour la première fois il y a seulement 5 ans et demi, Par contre j'ai appris à taper à la machine vers l'âge de 12 ans.
Dès le début de ma pratique informatique j'ai souhaité traduire instantanément mes travaux sur l'ordinateur ; je souhaitais sauter l'étape du brouillon manuscrit.

Problématique


Rapidement je me suis heurtée à une difficulté : lorsque je réfléchissais et que je voulais transcrire immédiatement mon idée, le temps de dactylographie me faisait perdre le fil de ma pensée.
Lorsque je relisais mon texte je me sentais également frustrée car j'avais une sensation de perte, l'impression que ce texte ne m'appartenait pas comme si je n'en étais pas l'auteur.
J'ai alors tenté de comprendre mes difficultés dans le but de les solutionner.

Hypothèse

Ma réflexion m'a conduit à poser une hypothèse : le passage de l'écriture manuscrite à la saisie informatique perturbe les logiques de pensée mises en œuvre.
Quelques points de cette réflexion Cette réflexion m'a conduit à m'interroger sur les liens entre raisonnement, écriture et positions corporelles.
Je vous soumets ici quelques brèves définitions de ces notions afin d'éclairer mon cheminement.

Pensée, raisonnement


On peut définir le raisonnement comme une association logique d'idées qui conduit à une conclusion avec une visée précise. Il participe aux stratégies de décision.
On peut distinguer le raisonnement concret et le raisonnement abstrait :
Le raisonnement concret tire des conclusions de l'observation : pour l'infirmier ce sont les données observées (résultats de la TA / norme, informations sur le comportement…) ; cette démarche d'analyse conduit à décomposer un objet ou une notion en éléments simples,
le raisonnement abstrait consiste à rassembler des propositions séparées en une proposition unique ; cette synthèse (infirmière) complète l'analyse et aboutit à l'élaboration de diagnostics infirmiers, au choix des priorités, des moyens en fonction des valeurs et des concepts sous-jacents.

Ecriture et pensée

Le langage véhicule la pensée auquel il est étroitement impliqué. Il reflète la nature sociale et culturelle de l'émetteur.
L'écriture permet de transcrire la pensée par l'utilisation du langage. Elle permet de laisser une trace dans le temps et dans l'espace en mettant en contact des interlocuteurs absents.


Ecriture


Ecrire met en jeu 2 aspects : l'écriture et le style l'écriture proprement dite est le résultat de l'appropriation universelle de symboles (les lettres) assemblées en signifiants (les mots),

le style est une manifestation du tempérament, de la personnalité ; par le style l'auteur s'identifie comme un être unique, une pensée unique, une manière de communiquer, il personnalise son message. Le style transparaît dans le choix des termes, la manière de les associer, la syntaxe de la phrase. La manière de former les lettres, de s'approprier l'espace de la feuille, d'écrire avec tel crayon ou stylo, d'utiliser une couleur ou une autre… conduisent à une personnalisation et signent l'écrit (il suffit parfois de voir une écriture, d'identifier la façon dont le message est transcrit, de repérer la couleur de l'écrit pour en identifier l'auteur).*

Pensée et écriture

L'écriture est généralement un automatisme acquis pendant l'enfance ; un adulte peut donc se concentrer sur l'idée qu'il est en train d'élaborer et non pas sur l'acte d'écrire : il ne s'interroge pas sur la façon dont s'écrivent les lettres, sur les accords et les modes de conjugaison, ces activités viennent d'elles-mêmes tout comme en vélo ou en voiture, on ne se pose pas la question de savoir à quel moment il faut freiner ou changer de vitesse, on ne se pose pas la question des mouvements et des temps de respiration lorsqu'on a acquis la pratique de la natation.
Une personne retranscrit facilement sa pensée, elle l'écrit comme elle la pense, d'une manière quasi automatique.
Il semble par contre qu'une seule activité automatisée soit possible en même temps qu'une activité qui demande de la concentration : l'écriture manuscrite ne pose pas de problème avec l'élaboration intellectuelle, elle l'aiderait plutôt en laissant une trace de celle-ci ; par contre l'utilisation d'un clavier n'est généralement pas un mécanisme appris suffisamment tôt dans l'enfance pour qu'elle devienne un automatisme comme l'écriture d'où le problème de la transcription dactylographiée immédiate de la pensée.

Attitude

L'attitude met en jeu la totalité de l'être humain ; tous les facteurs perceptifs, cognitifs, affectifs de la personnalité entrent en action.
Elle est intégrée à la personnalité et faite d'éléments conscients et inconscients.
Chacun, en fonction de sa sensibilité, de sa perception et de sa culture, élabore et pense l'action. Le corps, toujours en étroite symbiose avec les émotions, les affects, se pose en cohérence avec l'état interne de l'acteur-auteur.
Nous n'avons par toujours conscience des messages transmis par le corps à notre insu ; mais celui-ci parle plus fidèlement de notre émoi que ne peuvent le faire des mots.
Ainsi toute attitude du corps a une portée expressive et réciproquement la posture peut avoir une influence sur le psychisme.

Corps, pensée et écriture

En état d'élaboration intellectuelle, l'individu se centre à l'intérieur de lui dans une position que je qualifierai de "fermée" :
le torse est en position de protection : épaules rentrées, bras demi-fermés,
la tête semble également se replier sur la poitrine,
le regard est " absent" ou ,du moins, absorbé par une réalité hors du temps et de l'espace présents. On peut observer des variantes : le regard se dirige vers le côté, tête relevée ; torse en position relâchée ; notamment lorsque la personne se remémore les faits analysées pour en faire la synthèse, moment où elle retrace dans sa tête " l'histoire " qu'elle est en train d'élaborer et d'écrire. La position corporelle d'écriture se rapproche de l'attitude de réflexion, d'élaboration.
Ces deux attitudes conduisent l'auteur à une même position du torse, tête repliée, à un centrage sur soi et en soi.

Pensée et informatique

Qu'en est-il des possibilités d'élaborer et de transcrire immédiatement sa pensée sur l'ordinateur ? Un certain nombre d'éléments me semblent antagonistes, ou pour le moins problématiques pour lier ces deux activités simultanément :
la position corporelle en lien avec l'élaboration est antinomique avec la position de travail sur ordinateur que je qualifierai de position "ouverte" :
pour pouvoir taper un texte au clavier sans que le corps souffre, l'ergonomie nécessite de se positionner dos droit, tête droite, le regard ne se penche plus sur la feuille mais s'abaisse légèrement pour regarder l'écran, le regard est plus éloigné de l'écrit; les bras sont plus ouverts.
l'utilisation du clavier n'est pas un automatisme acquis durant l'enfance ; il en résulte une difficulté à passer directement de la pensée à la transcription dactylographiée puisque l'auteur doit rechercher la position des lettres sur les touches et du coup, perd en partie le fil de sa pensée, l'utilisation du clavier oblige l'auteur à accepter d'abandonner une partie de son style : son écriture n'est plus empreinte de la forme personnelle des caractères, l'utilisation des paramètres par défaut de l'ordinateur annihile la personnalisation comme la couleur, la forme, la mise en page de l'écrit. En manuscrit, ces choix se font par automatisme en fonction de notre état d'esprit, sur l'ordinateur il faut les paramétrer donc faire des choix qui interviennent comme des coupe-circuit dans l'élaboration en cours. Je crois en fait qu'il est difficile pour une personne d'abandonner son style d'écriture, élément considéré comme partie intégrante de sa personnalité. Cela expliquerait notamment certaines des résistances rencontrées lors de l'informatisation. L'auteur doit accepter les changements liés à l'utilisation d'un nouvel outil pour ne pas les vivre comme une perte narcissique.

Conclusion

Ce que je viens d'évoquer n'a pas lieu de vérité mais reste du domaine de l'interrogation, les hypothèses explicatives s'appuient uniquement sur ma propre expérience et une observation introspective de l'utilisation de l'outil informatique.
D'autres appréhendent cet outil sans doute différemment, les réflexions engagées par d'autres utilisateurs enrichiraient mon cheminement.
De cette expérience je crois comprendre maintenant mieux quelles résistances soulèvent l'informatisation et l'intérêt des questions à choix multiples choisis par les auteurs d'applications logicielles.




Chantal MAILLON
Cadre Infirmier au DSSI
Centre Hospitalier de St Cyr au Mt d'Or
Mars 1999