Retour à l'accueil

Retour à écrits infirmiers





LES NUITS DE PLEINE LUNE



PRESENTATION

Improviser, pianoter, jongler ; ou la lente métamorphose professionnelle de l'infirmier…
Nostalgie des rêveries du veilleur solidaire ; ou comment déchiffrer pour mieux défricher…

Décoder au mieux le message pour éviter de finir le nez dans le ruisseau et pour que la lune continue de briller dans le caniveau… Encore.

Au fil du temps, le vocabulaire attaché à la profession psychiatrique nous semble avoir évolué.
Plusieurs exemples marquants pourraient être cités :
L'asile s'est transformé en hôpital psychiatrique, puis en
centre spécialisé.
Le Fou, s'est appelé malade puis
patient puis parfois même
client.
Le gardien de Fou, est devenu en intégrant la connaissance,
infirmier psychiatrique, puis
soignant, et maintenant
étudiant.
La cellule, a laissé la place à la chambre d'isolement, puis
à la chambre de soins intensifs.
On ne réclame plus des sangles pour attacher, mais
pour contenir ou
mieux maintenir.
Et pourtant...
La souffrance de nos patients agités ne s'écrit-elle pas toujours avec deux F ?
L'appréhension de l'infirmier solitaire devant y faire face ne prend-elle pas toujours deux P ?
Nos peurs au pluriel ne sont-elles pas toujours aussi singulières ?
Et nos vives certitudes ne continuent-elles pas de germer et de s'épanouir à l'intérieur de nos glauques incertitudes ?
Et si le fait de mettre deux L à la violence pouvait l'expédier un peu plus haut se faire brûler, ça se saurait !
Comment les mots (M.O.T.S ), auraient-ils le pouvoir d'atténuer des maux (M.A.U.X), de les banaliser ou pire, de les évacuer ?
Comme si évoquer une violence potentielle en la définissant en tant que telle, avec des mots et des phrases appropriées pouvait subitement la déclencher.
Comme si le fait d'en parler différemment pouvait magiquement l'éviter...
C'est ainsi que l'infirmier devient acrobate quand il doit jongler, musicien quand il doit pianoter ou encore comédien quand il doit improviser.
Nous tenterons ici de faire état au mieux de ces adaptations nécessaires, de ces pirouettes parfois salvatrices.
Il nous semble en premier lieu important de définir la violence selon différents types :
Ø    physique (face à face, gestes, passages à l'acte) ;
Ø    psychologique (harcèlements) ;
Ø    insidieuse (Sous-jacente) ;
Ø    imprévisible (là où on ne l'attend pas) ;
Ø    Verbeuse (insultes);
Ø    Menaçante (regards, mutismes).
La réponse que nous lui donnerons dépendra elle-aussi de notre ressenti et de ce qui sera touché en nous :
Ø    sidération ( effet de surprise) ;
Ø    violence (plus ou moins contenue) ;
Ø    fait d'être désarmé, démuni ( incapacité à désamorcer) ;
Ø    réponse contenante (parole, présence physique).
Ce mode d'expression relationnel intervient dans un contexte, une ambiance particulière, qu'il nous faut décrypter.
Il faut savoir prendre la température du service, ceci d'autant plus que nous serons les garants solitaires du sommeil paisible des patients.
La transition jour/nuit, si essentielle au bien-être du patient, à ce moment particulier où les angoisses nocturnes ressurgissent et montent en puissance nécessite accompagnement, apaisement et mise en place d'une fonction régulatrice.
Les patients auront subi des frustrations multiples au cours de la journée (refus de cigarettes, promiscuité...) ; il nous faudra savoir analyser et décoder les signes de l'ambiance du service dès notre arrivée :
places occupées par les patients dans les différents lieux de vie du service avec : salle fumeur bondée, agglutination inhabituelle de plusieurs patients devant le bureau infirmier, salle télévision déserte, claquements de portes, cris, rires, déambulations multiples (style "hall de gare"), harponnage des soignants de demandes diverses...
Il nous faudra ensuite percevoir et décoder les messages transmis par nos collègues à la relève pour pouvoir ainsi agir au mieux :
N'oublions pas ces phrases souvent lâchées par un collègue du style, "il ne faut pas trop gratter", "il a fallu marcher sur des oeufs", ou encore, "nous avons du raser les murs ! !"
Toutes ces périphrases doivent nous alerter et nous alertent.
De toute façon et dans tous les cas on a pu s'apercevoir que si cette prise de température du service, si ce "sixième sens" qui nous permet d'évaluer n'était pas ou était mal décrypté, nos assises habituelles ne sont plus stables et beaucoup moins fiables.
Toute évolution d'un patient sera alors interprétée correctement ou non.
Notre réponse à cette évolution sera la bonne, la meilleure ou non ; les conséquences de cette réponse seront acceptables ou non.
La bienveillance et la surprotection de nos collègues qui ont parfois bien du mal à nous quitter le soir et à nous laisser seul s'inscrivent tout autant dans la compréhension du message.
Que penser de cette phrase si souvent entendue: "Ne t'inquiète pas, je suis là demain matin "… et qui met tous les feux au rouge.
Comme si le collègue, durant ces dix heures, souhaitait pouvoir nous être d'un éventuel secours, comme si une part de sa responsabilité sur une nuit éventuellement mouvementée était déjà un aveu.
Où comme s'il espérait
: "pourvu que demain matin tu sois toujours debout !"
Il faut également garder toujours en tête que certains contextes spécifiques nous semblent favoriser la fréquence des situations de violence au sein d'un service :
Certains locaux favorisant la promiscuité constituent un lit favorable à l'éclosion de telles situations. Nous en voulons pour exemple le déménagement du service des cèdres aux marronniers où le passage de locaux insalubres, avec des chambres à quatre lits, à des locaux propres, insonorisés, avec des chambres individuelles ou à deux lits, a été selon nos observations source importante de diminution des situations de tension. Nous noterons de plus au passage, qu'il nous semble que la majoration des tensions et situations de violence peut être également favorisée par le regroupement au sein d'un même service de patients hospitalisés en placement.
Il est important de rappeler également ici le contexte particulier et spécifique du travail de nuit : le personnel sera surtout touché par le caractère intense de la situation à laquelle il sera confronté. L'agitation intervient dans un environnement très calme, ou qui se doit de l'être. Ceci peut donc être source de majoration du ressenti du soignant. Au contraire, durant la journée, le fond sonore est lui-même déjà très bruyant et les situations d'agitation peuvent être vécues comme moins intenses et donc plus habituelles par les soignants.
D'autre part, la violence et l'agitation viennent interpeller un personnel souvent physiquement et nerveusement plus éprouvé et usé par une lutte perpétuelle contre le sommeil. Ainsi, il est rendu plus susceptible et réceptif aux stimulations ambiantes.
Ce contexte analysé, il nous semble que la violence partira ensuite souvent d'une confrontation directe soignant/soigné avec contre-transfert négatif de la part de l'un ou de l'autre.
Elle sera dans tous les cas révélatrice de quelque chose d'excessif, d'un débordement.
Elle cherchera à interroger le pouvoir et la loi.
Dans le cas plus particulier d'un passage à l'acte, elle révèlera la coupure entre l'acte et la pensée du patient. Ce dernier cherchera ainsi à placer son éprouvé à l'intérieur du soignant dans le but de s'identifier et se construire à travers l'éprouvé du soignant même.
Tout ceci induira donc une réponse rassurante, cadrante et soignante qui nous semble dépendre de plusieurs paramètres :
Ø    notre état d'esprit et la gestion de nos peurs ;
Ø    notre professionnalisme, constitué de notre savoir-faire et savoir-être;
Ø    les moyens mis à notre disposition.
C'est donc surtout le ressenti d'une situation par le soignant qui peut lui faire violence.
A cela s'ajoutent toutes les peurs humaines inhérentes aux diverses situations de violence.
La nuit, ces ressentis et ces peurs se trouvent également exacerbés par les fantasmes culturels qui y sont associés :
Solitude du soignant ;
Activité imaginaire intense ;
Angoisse de mort...
Il nous semble important de connaître ce contexte, de savoir si l'on est capable de l'affronter et de le maîtriser, pour ne pas être envahi, bouleversé ou débordé par lui afin de pouvoir rester soignant et professionnel.
Cela peut passer par une remise en question personnelle de ses capacités individuelles et professionnelles. Le choix de formations appropriées et l'approfondissement de la connaissance de soi nous semble également nécessaire.
Mais malgré tout, certaines situations peuvent engendrer une peur difficile à gérer, cela d'autant plus que le soignant se retrouve seul la nuit : l'exemple suivant est significatif :
Une nuit, dans un contexte évalué comme habituel et normal, une collègue se retrouve pourtant dans une situation difficile face à un patient schizophrène d'allure paranoïde.
Il semble que subitement, en l'espace de quelques minutes, un sentiment de peur et d'incapacité envahisse les deux protagonistes.
La soignante se trouve sidérée. Le suspens est là, et l'imaginaire ou la réalité de l'éventuel passage à l'acte, se profile dans son esprit.
L'arrivée dans le service d'une collègue sera considérée comme rassurante.
Après analyse il lui semble que le manque de liens historiques avec le patient additionné au contexte de la solitude ont majoré sa peur.
Au contraire sa collègue, pour qui la situation se révélait habituelle et s'inscrivait dans une prise en charge au long cours (connaissance du patient et de son histoire), a pu prendre le relais et servir de fonction tiers en attendant que la recherche des mots aux maux provoqués en elle, puisse canaliser cette angoisse.
Toute la difficulté réside bien dans ce paradoxe :
Remettre de la pensée sur des actes qui par essence sidèrent et bloquent le processus de mise en mots qui devrait permettre de faire des liens.
Notre fonction de soin est alors de rassurer en mettant du sens sur ce qui est insensé (référence à la fonction
álpha et âéta du psychanalyste anglais BION).
Une tentative d'explication pourrait être donnée par le philosophe J. M. LONGNEAUX dans son article "Prendre soin et violence", qui décrit la violence comme s'inscrivant toujours dans un processus de deuil.
Cela induirait qu'elle pourrait être considérée comme un comportement humain normal. Pour autant, il ne faut pas la banaliser ni l'excuser, mais la considérer comme une étape, faisant partie d'un processus complexe, car personnel, auquel succède d'autres étapes telles que la dépression, le marchandage puis l'acceptation.
C'est dans la connaissance de ce processus que notre professionnalisme peut s'exercer pleinement afin de dédramatiser la situation, de la replacer dans un contexte de prise en charge au long cours et ainsi, de ne pas rester bloquer sur l'acte violent lui-même.
Nos savoir-être et savoir-faire interstitiels sont aussi présents dans le processus de ré-individualisation de la relation ainsi que dans la gestion de l'imprévisibilité.
Ils consistent à repérer au mieux la situation qui fait violence, à évaluer rapidement les capacités du patient à s'apaiser : tout ce désamorçage nécessite une prise en compte de nos propres capacités à gérer ce qui fait violence en nous, à être capable d'évaluer l'ampleur du contexte violent pour, en isolant le patient dans un premier temps (en le sortant du groupe si nécessaire), retrouver une relation duelle de qualité.
La gestion de l'imprévisibilité est pour sa part, constituée de notre capacité à anticiper et donc avant tout à savoir tisser une relation de soins avec le patient afin de bien le connaître pour optimiser le "face à face
Une bonne gestion du cadre et de la référence au tiers doit également nous aider à désamorcer la situation lorsque ce "face à face" ne suffit plus.
En effet, deux réactions sont alors possibles de la part du patient face au rappel du cadre :
Ø    soit un désir d'affrontement et de friction à la loi majorée;
Ø    soit une acceptation immédiate de ce cadre qui permettra ainsi de faire "tomber" la tension existante.
Il est bon de rappeler ici que la loi protège le soignant et rassure le patient.
Or la nuit, lorsqu'une situation de crise augmente crescendo et qu'un affrontement duel se prépare, seule cette référence au cadre et à la loi peut être salvatrice. Effectivement, le plus souvent il n'existe pas de collègue tiers pour passer la main lorsque nous nous sentons débordés.
Lorsque toutes ces ressources individuelles sont épuisées, l'intervention d'autres tiers est nécessaire  nous avons alors à notre disposition plusieurs solutions :
Des moyens humains concrètement représentés par les personnes de l'équipe complémentaire dont le rôle peut être soit de constituer un renfort (avec une aide aux différents services) ; soit de constituer une fonction tiers (d'une part par la neutralité dans les liens relationnels avec les patients du service qui peut permettre de "passer la main", d'autre part, par l'analyse et la prise de recul possible pour optimiser la compréhension de la situation). Son rôle peut également être d'aider à un échange du vécu émotionnel réciproque engendré par la situation afin de décharger immédiatement les fortes tensions qu'elle aura pu faire naître.
L'appel de l'Interne de Garde, dans le but de confronter le patient au tiers médical qui rappelle physiquement le contexte du soin et de la prise en charge globale, vient en second lieu.
En dernier recours, une prescription médicale pourra être envisagée et consistera soit en la prescription médicamenteuse, soit en la contention si besoin en chambre d'isolement si cela s'avère absolument nécessaire.
Il s'agira alors de bien évaluer les moyens d'action à notre disposition afin d'être le plus efficace possible au vu du contexte particulier de la nuit dont les ressources humaines sont limitées.
Nous sommes censés être aidés en cela par la présence du P.T.I. qui doit permettre d'améliorer la rapidité de réaction du renfort et ainsi la sécurité des personnels.
La nuit, le renfort est dans un premier temps constitué par les autres personnes de l'équipe complémentaire (deux personnes présentes par nuit en générale sur l'hôpital), puis dans un deuxième temps, par les infirmiers des autres unités si nécessaire. Il importe donc que ces situations d'appel constituent toujours l'exception, afin que la sécurité des services soient assurée de façon optimale.

En conclusion, pour élargir le champ de nos réflexions et en revenir au possible changement des mentalités à travers la transformation du langage des mots, nous nous sommes essayés à un micro-trottoir (très à la mode dans toute bonne émission qui se respecte) et nous avons plongé :

A ces mots : "Nous travaillons à l'hôpital, nous avons un malade en cellule qui a les deux pieds et les deux mains attachés", les réponses sont assez homogènes :
-    "C'est un fou dangereux" ;
-    "Il est incurable" ;
-    "Il doit être violent et doit avoir tout cassé."
Et enfin le pompon :
-    "Gardez-le bien !"

A ces autres mots : "Nous travaillons à l'hôpital psychiatrique, nous avons un patient en chambre d'isolement maintenu aux quatre points", les réponses sont tout aussi homogènes mais totalement différentes :
-    "Il est contagieux" ;
-    "Il a besoin d'être protégé et de ne pas être en contact avec les autres" ;
-    "Il prépare sa sortie".
Et enfin le pompon :
-    "Il ne perd pas le nord !"

Cette courte expérience nous aura permis de constater que ces deux phrases à la signification identique pour nous, groupe d'initiés, peuvent avoir une interprétation bien différente voire opposée, quand on les présente à une population étrangère à la profession.

D'où cette question qui nous est devenue évidente au fil de ce travail : ce besoin nécessaire de falsifier le mot nous donnerait-il le pouvoir d'une quelconque influence sur la conséquence d'une situation que déjà nous ressentons comme difficile, peut-être immaîtrisable ?
Comme si le garant des heures précédentes se sentait responsable des heures à venir. Comme si le gérant de la situation vécue comme potentiellement dangereuse ne pouvait pas la déposer comme telle.

Le mot, la phrase ou la périphrase deviennent alors le facteur à la fois rassurant et déculpabilisant qui alerte l'autre.

Presque aussi passionnant que le langage des abeilles ou que l'organisation ouvrière, guerrière ou royale de la fourmilière…

Alors, merci les mots (M.O.T.S) qui tranquillement nous donnent l'illusion de maîtriser les maux (M.A.U.X). Alors bienvenue aux mots qui secrètement nous permettent d'atténuer les maux.

Les nuits de pleine lune ont encore de beaux jours devant elles.
Peut-être suffira-t-il de perpétrer savamment l'art du déchiffrage pour au mieux s'engager dans le défrichage.
Cependant, parions qu'à l'image de nombreuses tribus luttant pour leur existence, nos plus anciens continueront malgré tout d'utiliser et de développer le même message… Inévitablement, notre survie que si souvent nous sentons menacée, en passe par-là.
Au seizième siècle, Rabelais écrivait : "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme". Quelques siècles plus tard merci de nous avoir écoutés. Et pendant quelques minutes, merci d'avoir avec nous improvisé, jonglé, pianoté


Centre Hospitalier de St Cyr au Mont d’Or
Le 31mai 2001    


Intervention de l'équipe de nuit :     

- Melle THOMAS M. France-Infirmière de Secteur Psychiatrique
- Mme KUOLT Isabelle-Infirmière diplomée d’état
- Mr ROGNARD J. Luc-Infirmier de Secteur Psychiatrique