Introduction
La gamme des supports écrits qui s'est constitué au cours des vingt dernières années dans le travail hospitalier est considérable. Leur croissance est lié à la technicisation des soins, à la complexification des traitements, à la diversité des intervenants et des services concernés par le traitement du même malade, à la recherche de l'efficacité des soins et de la sécurité des malades, ainsi qu'au désir de se prémunir contre les poursuites pénales. Nous nous intéresserons ici au " dossier de soins ".
Principal outil d'information sur les patients, il peut revêtir selon les services voire suivant les unités fonctionnelles des formes très différentes.
Il comporte cependant dans la plupart des cas une partie de renseignements sur le malade, une partie de prescriptions remplie par les médecins, enfin différents feuillets de " transmission ", où en fin de poste, l'infirmier porte un compte-rendu sur les patients. Regroupés dans des classeurs, ces dossiers ont donc une forme générale à peu près commune à tous les services, mais leur contenu diffère parfois : si les aspects techniques des soins (prescriptions, doses, horaires de prises de médicaments, entrées, sorties) sont la plupart du temps présents, les notations sur l'état général du patient, la douleur, les aspects psychologiques sont loin d'être systématiques.
L'écriture sur ces dossiers est " contrainte " de plusieurs manières. D'abord par la surface du support qui la canalise et la préformate. Egalement par son contenu, souvent préorganisé et hiérarchisé par catégories, thèmes et sous-thèmes.
Sa longueur est tributaire des habitudes du service ou de l'unité, des préférences personnelles, des événements et du temps dont on dispose. Cet écrit remplit une triple fonction. La première est d'information à court terme : les soignants s'y réfèrent en arrivant dans l'U.F. pour savoir ce qui s'est passé et pour planifier leur travail. La deuxième est liée à la dimension historique de la maladie et du soin : quand un malade fait problème, il peut être utile de revenir en arrière pour se rappeler son évolution et synthétiser l'information.
Enfin, le dossier de soins a une valeur juridique et légale en cas de contestation. " Ces différents usages renvoient tous à un principe unique -dit de " traçabilité "- qui se répand de plus en plus dans les entreprises. " (1)
Même s'il est surtout l'affaire des infirmières, cet écrit est œuvre collective puisque plusieurs scripteurs y contribuent (médecins, infirmières successives, aides-soignantes, kinésithérapeutes, ergothérapeutes, animateurs, psychologues, etc.) et dialoguent par son entremise entre eux. D'une transmission à l'autre, on découvre des traces de superposition des discours, de réponses données un jour à des questions posées la veille. " On peut donc parler à leur sujet " d'énonciation plurielle " (Fraenkel, 1994), mais fondée sur le différé, celle-ci se distingue du dialoguisme de l'oral, où la coproduction de l'information est beaucoup plus radicale. "(1)
Signalements, prescriptions, instructions sont des actes de langage qui charpentent l'activité hospitalière et accomplissent un travail d'articulation central. De la fiabilité de leur transmission dépend la sécurité du travail thérapeutique. Les relèves, le dossier de soins, les outils de planification, les protocoles, tous ces dispositifs y contribuent massivement. Pourtant leur seule présence ne suffit pas à en assurer l'efficacité.
Les travaux de Goody (2) et notamment sa célèbre thèse de l'influence de l'écrit sur la pensée autant que sur l'organisation sociale nous conduisent à affirmer que l'écrit infirmier ne se limite pas à ces fonctions d'information à court terme, de feed-back et de traçabilité. Il est aussi le premier temps d'une prise de distance par rapport à ce qui s'est vécu et échangé dans un soin, il est donc organisation de la pensée, et temps thérapeutique lui-même. Nous postulons que toute clinique se constitue à partir de l'observation et de l'écoute mais également à partir de l'inscription de ce qui est observé, entendu, partagé par le soignant et le soigné Dans ce premier temps du soin, le soignant découvre le patient.
C'est à partir de l'écrit qu'il produit de cette rencontre que naît un soin qui permettra au patient comme au soignant de se réapproprier cette part de lui-même qu'il offre à l'autre, de se désengager d'une relation très prégnante pour mieux s'y engager. Cet aspect est essentiel dans une discipline psychiatrique trop souvent décrite comme le domaine de l'ineffable.
Peu importe en fait que le patient ait eu ou non une toilette, ce qui importe c'est la façon dont s'est réalisé le soin, le niveau d'autonomie du patient, l'ambiance relationnelle. Une écriture professionnelle infirmière en psychiatrie devrait décrire cette complexité et pas seulement noter que le soin a été fait.
L'analyse de contenu d'une écriture évaluant le soin au quotidien, son impact sur le patient tant sur un plan quantitatif que qualitatif permettrait de mesurer d'une façon plus fine la qualité des prestations proposées au patient.
Nous nous proposons de tester cette hypothèse en réalisant une recherche/action sur ce thème.
1 - Approche du problème de l'écriture professionnelle
De nombreux médecins et infirmiers estiment que cette écriture infirmière devrait être limitée à l'essentiel. Certains invoquent des arguments juridiques, l'écrit infirmier pourrait être une preuve à charge. D'autres estiment que ce que l'on ignore est plus important que ce que l'on sait, et donc qu'il vaut mieux chercher l'information plutôt que l'écrire. Il y aurait là une démarche plus dynamique. D'autres encore estiment que l'écriture tue la parole, plus on écrirait moins il y a aurait de place pour l'échange. Pour d'autres enfin, le soin serait le domaine de l'ineffable.
Pour la justice, en raison de l'obligation de moyens, l'absence d'écrit est également une preuve à charge. La question de l'écriture ne se résume donc pas en tout ou rien.
Sur un plan thérapeutique ce qui importe aussi c'est ce que l'on supporte d'ignorer ou de savoir, c'est le mouvement que l'un et l'autre impliquent. C'est le même mouvement qui nous pousse à nous interroger, à interroger le patient, le médecin pour comprendre et cet écrit là ne tue pas la parole, il la suscite au contraire. Nous pensons que c'est parce que l'investissement du soignant et du soigné dans la relation est à chaque fois unique qu'il faut tenter de l'écrire.
L'écriture permet le déplacement du lieu mental du dedans vers le dehors. Le soignant acquiert ainsi une plus grande capacité à mettre à distance son savoir, ses affects. Il peut ainsi, en les représentant, donc en les transformant mieux les maîtriser, les manipuler, les combiner.
L'écriture implique un partage des informations et donc une relative dépossession de ce qui se noue dans la relation. Elle est en même temps continuité.
L'écriture n'est pas seulement un moyen de communication, c'est le seul moyen à notre disposition pour discipliner notre pensée, la clarifier, l'ordonner et l'approfondir. C'est en ce sens qu'il ne peut y avoir de soin qu'écrit, qu'inscrit.
Qui écrit s'engage, et les infirmiers ne tiennent pas tous à s'engager et en tout cas pas tout le temps. Qui écrit s'isole, et dans une équipe on n'aime pas qui se différencie.
Inviter les équipes de soins à s'interroger sur leur rapport à l'écrit, sur le contenu de ce qu'elles écrivent a nécessairement des effets sur l'écriture elle-même mais également sur la qualité du soin. L'approche clinique ne saurait être la seule pertinente concernant l'écriture ainsi que le montre les travaux récents des anthropologues et des sociologues du travail.
L'anthropologie et notamment les travaux de Goody ont constitué un temps essentiel dans les études portant sur l'écriture. Elle a proposé un cadre pour travailler autour des multiples manifestations de l'acte graphique et examiner par exemple les relations complexes entre écriture et oralité. Le courant des " écritures ordinaires " a montré, à partir de terrains et de contextes variés, combien l'écrit pénètre la vie de tous les jours : " comme le langage, l'écriture est donc là, non comme une sphère à part, mais vraiment partout, indissociable de prime abord, comme une peau du social "(3). Cette présence de l'écriture dans le quotidien du travail a commencé à être explorée par le courant d'études sur le langage au travail.
L'observation détaillée des documents et des pratiques a porté sur des terrains variés : écrits hospitaliers (3), rapports de maintenance dans le secteur informatique (3), formulaires et lettres types dans une administration (4), journaux de bord, notes de comportement dans un organisme d'éducation spécialisée (5), etc. A partir d'enquêtes et d'observations situées, ces analyses se sont intéressées au détail des traces énonciatives présentes sur les documents, à leur disposition, aux formes de communication qui s'y projettent, aux pratiques d'écriture et de lecture, ainsi qu'aux enchaînements, transformations et traductions entre différents documents.
Ces travaux s'appuient sur les acquis théoriques de la linguistique énonciative, de la pragmatique et de la sémiologie. Ils ont mis en évidence le jeu d'instances énonciatives complexes, la présence de fonctions plurielles, parfois cachées sous une trace unique comme celle de la signature, l'émergence de pratiques d'écriture aux nombreuses implications sociales et symboliques. Ils ont entrepris d'analyser ces manifestations du " contact entre sémiotiques " caractéristique de l'univers du travail. (6)
D'autres travaux issus de la psychologie et de l'anthropologie cognitives ont saisi le rôle des écrits dans l'organisation de l'action et leur fonctionnement comme " artefacts cognitifs ", c'est-à-dire comme " instruments artificiels conçus pour conserver, rendre manifeste de l'information ou opérer sur elle, de façon à servir une fonction représentationnelle "(7).
Checks-lists, aide-mémoire, tableaux, affichages divers entrent dans cette catégorie. Si l'introduction des artefacts élargit généralement les aptitudes à la mémorisation et améliore les performances, cette amélioration implique une modification de la façon d'accomplir la tâche et génère de nouveaux problèmes. Ils ne permettent pas d'apprécier l'état de l'environnement et donc d'agir sur cet environnement. L'une des conséquences de cette approche est de lier étroitement analyse de l'activité et analyse des technologies informationnelles.
Les études inspirées de l'éthnométhodologie et des théories de l'action ont souligné le rapport entre les dispositifs de représentation et l'organisation de l'activité. (8) En attribuant un rôle prépondérant à l'environnement et aux objets, et, non plus aux seules opérations mentales, ces orientations font écho à la sociologie des sciences et des techniques qui, sur un autre plan et avec des conclusions qui lui sont propres, souligne la place des objets dans la formation des réseaux et la coordination entre les mondes sociaux. Les écrits de travail font partie de ces " inscriptions ", de ces " dispositifs de traduction ", qui orientent l'action, la stabilisent et contribuent à en articuler les différentes composantes. Dans notre cas, l'articulation entre les documents, les discours, les pratiques est considérée comme constituante du travail de soin. Cicourel (9) montre les fonctions différentes du discours (oral) et du texte (écrit). Il appelle à une conception large et compréhensive de la notion de " contexte " et préconise " une méthodologie à la fois cognitive et socio-linguistique fondée sur une ethnographie de terrain ".
2 - Des ethnographes de terrain ?
Une première étape de ce travail a été accomplie par les membres du Groupe de Recherche en Soins infirmiers (CH Esquirol, 94) en 1998. Les XIIIe Journées de Saint Alban ont servi de prétexte à une analyse de contenu des écrits infirmiers.
Selon Jean-Louis Gérard (10), le cahier de rapport infirmier serait le premier exemple symptôme mettant en relief les avatars de la collaboration infirmiers/médecins pour adapter les prises en charge à la diversité des situations de soins. Dans bon nombre de centres hospitaliers, les infirmiers communiquent encore des observations de malades par le biais du cahier de rapport. Cet outil de communication témoigne de l'héritage d'un système codifié. Si l'on peut noter que cet outil tend à être de plus en plus souvent remplacé par le Dossier de Soins Infirmiers, il s'agit plus d'un changement de l'outil de transmission que d'une authentique innovation dans l'observation infirmière.
Le cahier de rapport, puis les observations infirmières notées dans le dossier de soins répondent à la nécessité d'assurer la cohérence des prises en charge. Ils sont la traduction infirmière du quotidien. Ils représentent ce que les infirmiers jugent opportun de signaler aux instances médicales et administratives.
Jean-Louis Gérard, à l'école des Cadres de Sainte-Anne (75), a effectué une analyse de contenu sur une semaine d'écrits infirmiers.
Il a isolé sept catégories :
Catégorie 1 : Les mouvements
L'activité infirmière centrée sur la surveillance du mouvement des malades. Contrôle et transcription des allées et venues des malades (entrées/sorties, permissions de sorties, restrictions de sorties).
Catégorie 2 : Les traitements
L'activité infirmière centrée sur l'exécution des prescriptions de médicament. Elle regroupe la notation des changements de traitement, l'application de ceux-ci et leur surveillance.
Catégorie 3 : La pathologie
L'activité infirmière centrée sur l'observation des manifestations pathologiques : notation des symptômes psychiques et somatiques, conduites et comportement assimilés à une pathologie.
Catégorie 4 : les manifestations de santé
L'activité infirmière centrée sur l'observation des manifestations de santé. Toutes les notations qui font état d'un mieux-être, d'une prise de conscience de la réalité.
Catégorie 5 : Les contacts
L'activité infirmière centrée sur l'observation des contacts entre le malade et ses proches
Catégorie 6 : L'équipe pluridisciplinaire
L'activité infirmière dans ses relations avec l'équipe pluridisciplinaire, notation des contacts malades/médecins, malades /assistante sociale, etc.
Catégorie 7 : Le rôle propre
L'activité infirmière spécifique concerne toutes les informations faisant mention explicite de ce que fait ou dit le personnel infirmier face aux situations de soins (à l'exclusion de l'application de consignes). Elle quantifie ce que s'autorise le personnel infirmier pour faire état des activités qui relèvent de son initiative.
Les trois premières catégories : surveiller, appliquer les prescriptions, discerner les dysfonctionnements représentent à elles seules chez Gérard près de 74 % du contenu des messages transmis. Les soignants du Groupe de recherche ont repris les différents messages rédigés par les infirmiers qu'ils ont classés dans l'une de ces sept catégories. De février 1977 à janvier 1992, sept périodes d'une semaine dans les cahiers de rapports de cinq unités de leur secteur ont été retenus. Les écrits concernant chaque patient ont été pris en compte. Il a été fait de même avec les observations infirmières contenues dans treize dossiers de soins infirmiers choisis au hasard toujours sur une période d'une semaine de février 1992 à avril 1998.
La surveillance des mouvements
L'activité infirmière centrée sur la surveillance des mouvements des malades représente un message sur trois chez Gérard. Les informations sont laconiques. Pour la forme, les phrases sont ainsi construites : verbes sans sujet, style télégraphique. Le plus souvent même, seul le participe passé est employé. Pour le fond, l'heure de sortie et de retour sont notées, dans quelques cas, il est précisé le motif du déplacement. La journée à l'hôpital est rythmée par les repas. Ils sont des repères pour les soignés comme pour les soignants. Pour les permissions courtes, les patients doivent rentrer à l'heure du goûter, 16h, pour des permissions longues, ils doivent être de retour pour le repas du soir, soit 19h. Le dépassement ou le respect de ce cadre temporel est toujours noté : ex. " rentré pour le goûter ", " rentré pour le repas du soir ".
On remarque également que lorsqu'un mouvement est noté, dans la plupart des cas, aucun autre élément d'information n'est ajouté. (aucune autre catégorie n'est qualifiée ou rarement) Donner des renseignement concernant les mouvements de patient signifie que l'infirmier a bien observé. A défaut d'avoir quelque chose à dire sur un patient, l'infirmier justifie son silence.
En avançant dans les années, l'état psychique de la personne commence à être mentionné et qualifié en même temps que le mouvement : " est allée à la cafétéria accompagnée - paraît fatiguée " ou encore " sorti une partie de l'après-midi - ravie d'être allée chez elle et de retrouver ses petites affaires ". Le patient apparaît comme sujet qui ressent et non plus comme un objet d'observation quasi inerte ou téléguidé. Le centre de l'information n'est plus le cadre temporel de l'institution.
En avançant encore dans les années, les infirmiers commencent à noter le motif du mouvement et des détails sont donnés une fois sur le contenu de l'absence du service : " s'est rendu à l'H de J - à l'H de J a été reçu par Mme H. reprise du contrat précédent, la solution d'un foyer a été envisagée en septembre ". Le mouvement n'est plus coupé de son contexte. Un objectif de soin apparaît.
L'exécution des prescriptions
L'activité infirmière centrée sur l'exécution des prescriptions représente 15 % des messages chez Gérard. La majeure partie des informations servent à justifier que l'infirmière a bien exécuté les prescriptions médicales : " A eu son traitement ce matin oralement comme prescrit ". Elles servent ensuite à montrer que l'infirmière a bien surveillé l'effet des thérapeutiques sur le plan des constantes biologiques. Enfin, elles alertent sur les modifications de traitement sans en donner le contenu, et donc incitent implicitement à faire attention lors de la préparation des médicaments. (Pour les années 1977 à 1992, certaines informations concernant le traitement sont données directement par les internes de garde qui notaient sur le rapport leurs consignes thérapeutiques pour les entrants). Une dernière série d'information est donnée par l'infirmier, concernant la compliance du patient : " refuse son traitement " ou encore " réclame une injection ". Là encore, les informations sont laconiques.
L'infirmier, nous le verrons dans la catégorie suivante, rapporte une série de signes que lui observe et non une série d'émotions que le patient ressent.
La pathologie
Les activités centrées sur la maladie représentent 27 % des messages dans l'étude de Gérard. La proportion est la même dans les différents écrits analysés.
Les manifestations pathologiques semblent constituer une réponse à des demandes médicales supposées. Le cadre de référence privilégié étant celui de la maladie, on ne s'étonnera pas d'une recherche d'adéquation entre la nature des observations consignées et le souhait d'être reconnu comme apte à transmettre des observations techniques. En bref, pour être reconnu par l'autre, encore faut-il que je me place dans un registre commun de communication.
On peut cependant remarquer la manière de limiter les affirmations au domaine des constatations fragmentaires. Celles-ci quand il s'agit de la maladie et de ses manifestations, sont exprimées avec un vocabulaire technique assez réduit, à mi-chemin entre la terminologie officielle, médicale que l'on n'ose utiliser et le langage courant, qui sans doute traduirait beaucoup mieux les inflexions d'une perception infirmière mais ferait disparaître la référence au savoir médical. On ne peut expliquer ce phénomène par une quelconque difficulté d'écriture, les plus maladroits comme ceux qui s'expriment avec aisance paraissant logés à la même enseigne.
Tout se passe comme si existait un phénomène d'auto intimidation et d'autocensure, en rapport direct avec une idéologie médicale que les infirmiers ont plus ou moins intériorisée. Ils s'abstiennent presque systématiquement de toute considération touchant au diagnostic (parce que c'est l'affaire du médecin) et de toute réflexion personnelle (parce que çà n'est pas médical), pour se limiter aux faits bruts et aux suggestions pratiques d'ordre ponctuel (médicaments mal tolérés, problèmes financiers à résoudre, etc.). Tout le contexte quotidien dans lequel ces manifestations pourraient prendre sens, est occulté car trop anecdotique.
De temps en temps la nécessité d'une référence à la terminologie symptomatologie se fait sentir notamment par l'utilisation de qualificatifs techniques comme " angoissé ", " persécuté ", " dépressif ", " interprétatif ". Ils attestent, en psychiatrie de la bonne définition des événements et des personnes, des paroles et des actes. Ils sont souvent utilisés avec des modérateurs (" il semble que ") ou avec des procédés destinés à en accroître l'effet, à faire sentir la disproportion entre la froideur du qualificatif et la violence de la perception (les +++ sont très utilisés car mettant sur un plan quantitatif, donc médical, les qualités d'un comportement traduit en symptôme). Le langage " technique " reste à décrypter puisqu'il censure l'anecdote qui lui confère un sens. De cette façon, la part faite au langage technique n'engage pas trop le personnel infirmier dans son rapport au savoir médical, tout en répondant à cette obligation d'être reconnu par le destinataire. Ce qui explique à la fois la recherche de la distinction (faire état des éléments tirés du quotidien) et les limites de cette recherche (consigner des termes techniques).
Les observations ainsi traitées figent une réalité, réduisant les dires et les comportements du patient à des inférences pathologiques. " Angoissée et persécutée ", " apparaît presque hypomane ", " dépressive +++ ", " déprimée +++, sentiments de dévalorisation ", " nombreuses demandes et plaintes somatiques ", " comportement hystérique ". Le vocabulaire utilisé fait apparaître un monde du raconté plutôt que du vécu, de l'observé plus que du senti. La caractérisation, la description proprement dite des comportements des patients emprunte un vocabulaire qui ne recouvre pas la réalité quotidienne du travail infirmier. La maladie prend globalement un poids institutionnel spécifique qui s'oppose aux notions d'évolution favorable, de récupération des facultés mentales. Les adjectifs utilisés " dépressifs ", " déprimés ++ " peuvent signifier selon les contextes : isolement, mise à l'écart, tristesse, remords, affliction, inactivité, résistance à l'autre, recherche de mort, etc. Extrême polysémie de ces mots qui faute d'arguments ou d'éléments complémentaires interroge l'apparente objectivité des mots. Le filtrage du quotidien vient ainsi réduire la parole à sa dimension nosographiée. Le comportement du patient est ainsi rejeté dans le non-sens. Utilisé de cette façon, n'importe quelle partie de la vie quotidienne, une fois ses manifestations concrètes occultées appartient à un processus pathologique. Ainsi se trouver mieux pourra relever de l'hypomanie, manifester de l'impatience face à un numéro de téléphone qui sonne occupé se trouvera traduit comme attitude interprétative. L'a priori d'interprétation des comportements en termes de pathologie se trouve renforcé auprès des patients ne présentant pas de signes particuliers d'une maladie. A défaut de ces signes, les traits de mauvaise humeur, de lassitude, que tout un chacun présenterait en de telles situations, peuvent toujours être mis en relief et codifié comme symptômes. Tout n'est cependant pas si sombre, nous retrouvons des descriptions précises où le patient apparaît dans son quotidien, vivant, souffrant, aux côtés des soignants qui peuvent en parler sans jugement de valeur, et sans le filtre de termes pseudo-médicaux. Il arrive même que les paroles des patients soient rapportées. Il arrive même que non content d'écrire, l'infirmier se pose des questions et émette des hypothèses psychodynamiques, mais c'est encore rare. Il s'agit le plus souvent de patients qui ont réussi à susciter chez les soignants un intérêt et un désir de les soigner.
Les manifestations de santé
L'activité infirmière centrée sur l'observation des manifestations de santé représente 10 % des messages dans le travail de Gérard. Nous retrouvons les mêmes proportions dans l'étude en ce qui concerne les cahiers de rapport. Avec le dossier de soins, le rapport pathologie/manifestations de santé s'inverse. Quand l'un diminue, l'autre augmente.
Jean-Louis Gérard décrit la notation parcimonieuse des éléments de mieux-être, sans inflexion, ni caractérisation (pas de +++) : " Bien en forme ", " Mieux habillé ", " bonne nuit ", " plus coopérante pour l'hospitalisation ", " se sent très à l'aise dans le pavillon ".
Tout concourt à rendre secondaire, accessoire, l'évaluation des manifestations de mieux-être sauf pour signaler l'adaptation du patient à l'institution ou à rendre compte indirectement des effets de la chimiothérapie. Il y a peu d'événements positifs à transmettre : uniquement des incidents, des ratés regrettables dans le fonctionnement du système. Le discours sous-jacent peut se résumer ainsi : " J'ai accompli mon travail, qu'on ne m'en demande pas plus ". La démonstration paraît convaincante dans un premier temps.
De 1977 à 1992, le malade qui recouvre la santé " a bien dormi ". Il s'agit quasiment de la phrase rituelle des infirmiers de nuit. Il est " calme ", il a un " bon comportement ", " il paraît un peu mieux ", " un peu plus détendu ", il a " un bon contact " surtout avec le personnel. Il est intéressant de pointer que c'est avec le personnel que le patient a eu un " bon " contact et non avec les infirmiers ou avec les soignants. S'il s'agissait de décrire des soins, les écrits se référeraient à la relation soignant/soigné. L'aspect institutionnel de l'écriture est souligné par ce " personnel ".
Notons également l'importance des mots " bon ", " bien ", " mieux " qui tiennent lieu d'échelle d'appréciation. Le quotidien hospitalier est la plupart du temps absent de ces écrits.
Ici ou là, cependant, rapporté par quelques infirmiers qui n'hésitent pas à écrire " je " ce quotidien affleure :
" Investit peu à peu son quartier, a trouvé un marché près de son appartement, un traiteur ", " plus détendue, souriante, a passé une bonne partie de l'après-midi avec nous, très causante ", " très détendu pendant le repas, vient plus facilement au salon, ne reste plus dans sa chambre seul ", " très actif en soirée pour m'aider à laver les gamelles mais n'essaie pas de prendre la place des personnes travaillant pour un pécule ".
Ces notations centrées sur la " santé " s'opposent parfois à celles centrées sur la " pathologie ". Il n'est pas rare qu'un patient soit décrit le matin comme " délirant, persécuté " et l'après-midi comme " établissant un meilleur contact avec l'équipe ". L'écriture manifeste ainsi des désaccords entre infirmiers du matin et infirmiers d'après-midi. L'écriture reflète aussi les enjeux de pouvoir propres à l'équipe.
Les notions de " plaisir " et de " désir " apparaissent avec le dossier de soin individualisé. Les notations de " santé " sont plus souvent décrites : " Ce matin, le patient me semble beaucoup plus présent, son regard est moins figé. Laurent parle plus facilement. Il attend la présence de ses parents et à leur arrivée pousse un " ouf " de soulagement ", " a joué au ping-pong avec moi, Bruno et M. D., y prend beaucoup de plaisir, d'autant plus qu'il y joue très bien ".
Les visites de l'extérieur
Elles représentent 5 % des messages dans l'étude de Gérard. Dans notre étude, le proportion est deux fois plus importante.
Dans les cahiers de rapport, ces notations apparaissent comme sommaires, " Visite de son mari ", " Visite de sa mère ", etc. Les seules précisions concernent des démarches administratives à accomplir, les prises de rendez-vous avec le médecin. Cette portion congrue correspond à une époque où l'institution était repliée sur elle-même, où les familles étaient rendues responsables, forcément responsables de la maladie de leurs enfants.
Apparaissent çà et là quelques notes humoristiques : " visite d'un collègue de travail qui est allé chez lui récupérer des affaires. N'a trouvé que des livres de psycho et de maths. Fait dire au médecin que M. S. n'a pas de problèmes sexuels car il n'a trouvé aucun livre pornographique à l'hôtel ". Ces autres (collègues, amis, familles) n'y comprennent décidément rien; comment y comprendraient-ils quelque chose ? Leurs questions, leurs angoisses à propos de la maladie n'apparaissent nulle part.
Tout juste note-t-on en 1986 : " a reçu la visite de sa fille, visite qui a duré tout l'après-midi. Séparation assez froide qui sous-entendait une problématique importante ".
Un entretien infirmier détaille ensuite cette problématique; Avec le dossier de soin, des précisions sont données : " Longue conversation téléphonique avec sa famille à laquelle il donne des nouvelles plutôt positives et rassurantes ", " appel de sa mère à qui il confie en avoir assez, trouve que çà dure trop longtemps ".
Il semble y avoir un meilleur contact avec les familles mais cela ne va pas jusqu'à l'instauration d'une véritable écoute; Ce n'est pas demain qu'une alliance sera fondée entre famille et soignants. Le patient apparaît encore comme un être désinserrés, détachés dont la maladie modifie l'équilibre familial.
L'équipe pluridisciplinaire
Cette catégorie représente 9 % des messages chez Gérard. La proportion est encore inférieure dans notre étude (2 %) dans les cahiers de rapport, 10 % dans les dossiers de soins.
La répartition des informations dans les différentes catégories montre que les infirmiers se conforment au dispositif institutionnel décrit et qu'ils ont assimilé la bonne manière de transmettre, de procéder, de se conduire en un mot d'agir. On demande aux infirmiers de se fondre au sein de l'ordre institutionnel, dans la mesure où cet ordre n'appelle ni réflexion ni assentiment mais une adhésion quasiment pensée. On note en effet l'absence de retour d'informations significatives, permettant l'établissement d'une complémentarité, d'une réciprocité dans la menée des actions de soins. Outre le peu de place occupée par cette catégorie (8,7 %), d'autres exemples peuvent être relevés en faveur de ce constat : " Vue par le Dr E ", " A vu l'assistante sociale ", " est allé en consultation dermato ce matin ", etc. Ces informations lapidaires confirment qu'en règle générale, l'entretien avec un médecin, un psychologue, une assistante sociale n'est suivi d'aucune trace écrite qui devraient permettre une meilleure adéquation des actions de soins aux résultats de l'entrevue, de la consultation. L'information même directement opérationnelle fait défaut et contribue à une organisation qui cloisonne les informations. Elle ne motive pas non plus les individus puisque les buts poursuivis ne sont pas explicités Les consultations sont en pratique le plus souvent directement ou indirectement la conséquence d'une demande émanent des infirmiers, face à la recrudescence des troubles : la modification du traitement médicamenteux (notée en un autre endroit) représente la seule justification de l'existence d'un travail interdisciplinaire. Les opinions d'un médecin sont rarement mentionnés à la suite d'une consultation, sauf pour signaler que la jonction s'est bien effectuée comme l'indique le rituel " Vu par le Dr X ". Ceci justifie l'importance de cette catégorie.
S'il s'avère qu'il n'est pas nécessaire de connaître la totalité des informations pour être motivé dans le travail, en revanche l'absence de toute information de ce genre présente l'inconvénient de contribuer à créer de l'indifférence et de générer la routine.
Avec l'apparition du dossier de soin, les entretiens médicaux donnent lieu à une transcription fidèle du contenu global de l'entretien. Cette transcription infirmière de l'entretien médical occupe une place de plus en plus importante dans les observations infirmières, ce qui est paradoxal. Dès qu'un message dépasse les trois lignes, il s'agit d'un compte-rendu d'entretien.
Le rôle propre
Cette catégorie ne représente que 2 % des messages transmis dans l'étude de Gérard. A une exception près, la proportion est la même dans le travail du groupe de recherche.
Le rôle propre infirmier reste désespérément dérisoire et ne concerne que les situations où l'urgence implique, oblige l'initiative, ce qui entraîne le renforcement du contrôle intra-muros : portes fermées, chronicisation des patients par absence de prise d'initiative infirmière. L'infirmier est ainsi invité à témoigner de la bonne marche du service de soins et non pas de sa capacité à être soignant. Celle-ci apparaît peu. Nous avons pu ainsi analyser deux séquences d'une semaine où aucune initiative directement infirmière n'a été prise.
Il évident que dans la période 1977-1992 les infirmiers ne proposent pas d'entretien infirmier. Lorsque les infirmiers écrivent qu'ils ont pris le temps d'écouter un patient et notent le contenu de cette rencontre, la plupart du temps le patient est à l'origine de cette entrevue.
Une unité fait exception. Son projet de soins repose sur l'animation d'activités à visée sociothérapique. Chaque séance donne lieu à un compte-rendu détaillé; les patients apparaissent ainsi en mouvement. Les écrits insistent sur les ressources des patients autant que sur les symptômes. Les troubles ne sont plus uniquement référencés à la vie de l'unité mais à la tache à accomplir et aux difficultés rencontrées dans sa réalisation. Les soignants s'interrogent sur la qualité de la relation établie avec le patient, sur la pertinence de l'interaction. C'est dans cette unité que les manifestations pathologiques sont le plus précisément décrites.
La mise en place du dossier de soins change assez peu de choses. Il faut attendre deux ans pour qu'apparaissent les premiers entretiens infirmiers assumés comme tels. Leur transcription précise permet d'affirmer qu'existe enfin un soin infirmier dans le secteur. L'impact relationnel en est la plupart du temps absent.
Le rôle du dossier n'est pas d'enregistrer scrupuleusement les preuves données par le malade de son aptitude à se tirer honorablement des situations difficiles, ni de donner un échantillonnage moyen de la conduite passée de l'intéressé. Son rôle essentiel est de décrire les différentes manifestations de la maladie, de montrer qu'on a bien fait de l'hospitaliser et que l'on a raison de le garder encore enfermé. Ainsi utilisé, le cahier de rapport ou le dossier de soin est impropre à simplement reconnaître l'autre comme sujet. A trop chercher le symptôme, nous passons à côté des ressources des patients. Les éléments essentiels du soin en terme qualitatif apparaissent également impossible à appréhender puisque le soin lui-même n'est pas décrit.
Réalisée par quatre infirmiers, cette étude, reprise de celle de Jean-Louis Gérard a eu très peu d'effets sur la pratique et notamment sur l'écriture infirmière. Ses conclusions étaient inentendables pour de nombreux infirmiers et médecins. Connaissant cette étude, et partant d'un autre angle d'attaque, les membres de l'Association laragnaise d'exploration en démarche de soins ont initié une démarche plus riche d'effets sur les plans quantitatifs et qualitatifs.
L'association Laragnaise d'Exploration en Démarche de Soin a pour but de mettre en place un dispositif d'aide, de soutien à l'utilisation de la démarche de soin auprès des équipes. Ses objectifs sont de décrire les soins infirmiers, de créer une atmosphère propice au soin, et au " penser " le soin. ALEDS existe depuis novembre 98 et regroupe 14 soignants qui ont suivi une formation en 97 /98 et son formateur. Ses membres se réunissent une journée par mois. Ils se sont fixés comme premier objectif de faire un état des lieux du soin tel qu'il apparaît retranscrit dans les dossiers des différents services intra et extra-hospitaliers. La démarche de soins en tant que méthode de pensée et d'organisation du soin n'existe pas, aujourd'hui, en tant que telle à Laragne. Les soignants ont fait l'hypothèse que les différents groupes de formation à la démarche de soins modifient la façon d'écrire des infirmiers. Avant de vérifier cette hypothèse, il était nécessaire de mesurer l'existant.
Après quelques tâtonnements, ils ont fabriqué un outil destiné à recueillir les écrits infirmiers, dans six unités : deux unités d'accueil (" Gentianes ", " Provence "), une unité de gériatrie (" Perce-Neige "), trois unités extra-hospitalières (" Foyer post-cure ", le " Club ", " le Juvenis ") Les écrits proviennent des cahiers, classeurs, et dossiers du patient utilisés dans ces structures de soins et portent sur la période 97-99. Les soignants sont partis d'une base de cinq dossiers par unité, choisis au hasard. Pour chaque dossier une période d'une semaine a été prise en compte. L'échantillon analysé n'est donc pas statistiquement représentatif.
A été appelé soin " tout acte technique, éducatif ou relationnel visant à soulager la souffrance du patient ou à le maintenir en état de santé ". Il va de soi que partant de documents écrits, n'a pu être utilisé que ce qui était écrit de soins.
Dans les informations écrites relatives au soins, neuf catégories ont été décrites :
- les données somatiques,
- le mieux-être (toutes les notations qui font état d'un mieux-être, d'une prise de conscience de la réalité),
- les " demandes " du patient,
- la pathologie psychiatrique,
- les relations aux autres,
- l'anamnèse,
- l'impact sur la relation soignant-soigné,
- l'effet du soin,
- et son éventuel réajustement.
Nous nous sommes ensuite livrés à une analyse de contenu.
Nous avons listé tous les soins retrouvés et avons retenu parmi une vingtaine, les cinq soins les plus fréquemment décrits :
- les visites à domicile (18),
- les préparations de médicaments (18),
- les injections retards (19),
- les entretiens (26)
- et les accompagnements (41).
b-1 Les soins
Si nous partons de l'hypothèse qu'il n'existe de soins qu'écrits, c'est-à-dire que décrits, ramenés à un projet et à des objectifs de soins qui servent d'éléments d'appréciation sur un plan technique, relationnel et éducatif, nous ferons le constat que peu de soins sont pratiqués dans les différentes unités. Deux ou trois semaines peuvent s'écouler sans qu'aucun soin ne soit noté comme ayant été pratiqué à un patient donné. Chaque structure de soins semble pouvoir être caractérisée par un nombre restreint de soins.
Le Club se caractérise ainsi par les accompagnements et les visites à domicile ; le Foyer de Post-Cure par les entretiens et la préparation des médicaments ; le Juvénis par les injections retards, les Visites à domicile, les entretiens ; le Perce-Neige par des accompagnements, les Gentianes par des entretiens informels, des perfusions et des préparations de médicament, Le Provence par des entretiens, des accompagnements, des activités diverses (bains bouillonnants, jeux de compétence, etc.).
D'autres soins sont certainement pratiqués, mais comme ils ne donnent lieu à aucune transmission écrite, ils sont introuvables et quasi inutilisables dans le registre d'une synthèse longitudinale ou de la démarche de soins. Les réactions du patient à ces soins sont et resteront inconnues.
Pour donner un exemple :
Mme Norris arrive dans une des unités d'entrée avec des symptômes de confusion qui s'intriquent avec des éléments dépressifs. Une entrée dans la démence est soupçonnée.
Si les infirmiers notaient : " a eu sa toilette " ou " a participé à la séance de relaxation ", ils porteraient simplement témoignage que les soins ont été faits, qu'ils occupent Mme Norris.
Les infirmiers notent : " Elle n'arrive pas à terminer une action commencée. Si nous ne l'aidons pas, elle est incapable de procéder aux différentes étapes de la toilette. Elle a beaucoup de mal à anticiper les gestes de la toilette. Elle a constamment besoin d'être aidée et stimulée. Elle semble avoir des problèmes de coordination pour faire son lit. "
La kinésithérapeute décrit un schéma corporel perturbé. " Elle a du mal à se situer dans son corps. L'approche corporelle semble difficile pour elle. Elle n'arrive pas à effectuer les exercices en position debout, elle perd l'équilibre et tombe. Elle comprend par contre instantanément les consignes. "
La confusion, les troubles de la mémoire, la dépression ne sont pas constantes. Leur degré varie selon les observateurs, les interlocuteurs et la relation qu'elle a établie avec eux et selon les moments.
Ainsi par exemple apprécie-t-elle les séances de relaxation qu'elle ne rate pas. " Elle apparaît détendue, et apprécie qu'on s'occupe d'elle.
Si ainsi que nous l'avons vu l'approche corporelle lui pose problème, elle n'en comprend pas moins instantanément les consignes. Elle montre une bonne coordination dans les mouvements au sol et semble y prendre du plaisir. Lors d'une autre séance, il se confirme qu'elle comprend bien les consignes, mais qu'elle " copie " sur les autres, de peur de " mal faire ". Elle s'aperçoit de son ralentissement, par l'écart entre l'ordre et l'exécution de l'ordre ".
A partir d'une description plus précise du soin et de ses enjeux, se dessine une démarche de soins, une possibilité d'organiser la prise en charge de Mme Norris. La question diagnostique s'en trouve enrichie et rebondit d'autant. La qualité de la transmission est meilleure. L'impact du soin est décrit, il est donc possible d'en apprécier la pertinence, l'effet. Les écrits apparaissent bien comme supports de critères de qualité.
C'est évidemment à la recherche des traces d'un tel type de notations que nous sommes partis.
La question de la pertinence des écrits relatifs au soin ne se limite pas aux seuls écrits infirmiers, nous avons vu l'intérêt de la description faite par la kinésithérapeute. Si les questions posées par la démarche de soin et par son écriture ne s'adressait qu'aux seuls infirmiers, elles seraient relativement sans intérêt. Nous n'y verrions qu'un enjeu de pouvoir (ce qu'elles sont aussi), qu'une revendication catégorielle. Elle sont surtout des interrogations cliniques qui remettent en cause la place de chacun dans le soin, qu'il soit psychiatre, infirmier, psychologue, ASH ou kinésithérapeute.
b-2 Le but des soins tel qu'il apparaît dans les écrits
Le but des soins apparaît rarement dans les écrits.
Au Club, les patients sont accompagnés faire leurs courses, à la pharmacie, acheter leurs médicaments, chez le généraliste, à la consultation du Dr. L., à la banque, etc. Au Juvénis, le patient vient " régler ses problèmes ", " demander à participer à l'activité marche ". Au foyer de post-cure, le patient est accompagné pour participer à une compétition de ski, pour aller chercher le jean ou le sommier qu'il a acheté, pour aller voir sa fille. Aux Gentianes, il est accompagné pour des achats de " chaussettes, galette et déodorant " Les entretiens y ont pour but de " parler avec lui ", de le " réassurer ". Au Provence, on accompagne une " prise de contact au Club ", " faire une petite visite à sa maman et à sa tante ", " faire ses courses ". Les entretiens visent à la réassurance. Au Perce-Neige, le patient est accompagné " à Gap rendre visite à son frère et sa sœur ".
Il ne sert à rien de multiplier les exemples. Les accompagnements sont toujours rapportés à la dimension réelle, prosaïque de la démarche entreprise. On n'accompagne pas M. Pit pour contribuer à son autonomie, on l'accompagne acheter de la lessive. Il s'agit d'accompagner un " faire " On peut ainsi trouver selon la fantaisie du soignant de véritables inventaires à la Prévert auquel ne manque qu'un raton-laveur.
La dimension thérapeutique de l'accompagnement est constamment oubliée. Le soin en tant que tel semble absent de l'écrit.
Cette absence ne semble pas tenir à un effet de sous-jacence : certaines informations seraient tues car trop évidentes pour être écrites, ou redondantes avec des informations orales. Cette hypothèse ne tient pas. On ne préciserait pas, par exemple, que M. Pit a été accompagné pour acheter chaussettes, galettes et déodorant. L'information donnée se restreint à l'aspect trivial des achats. Comment s'est comporté M. Pit pendant ces courses ? Etait-il présent ? Comment s'est il débrouillé dans le magasin ? Quel contact a-t-il établi avec le commerçant ? Savait-il ce qu'il voulait ? Quel est son rapport à l'argent ? Autant de questions qui pourraient présenter un intérêt clinique dont nous ne saurons rien. Le patient a été accompagné, il a fait ses achats, point. Aucun soin ne semble être construit autour de cette démarche.
A ne pas fixer d'objectif thérapeutique aux accompagnements, aux entretiens, aux Visites à Domicile, on reste centré sur l'aspect réel et on oublie l'enjeu éducatif ou relationnel de ce soin. Le patient a été accompagné, il le sera encore et encore. Chaque accompagnement sera identique au précédent. Aucun élément ne viendra ponctuer la prise en charge. Que cet accompagnement ait pour objectif de favoriser l'autonomie de M. Pit, et on pourra évaluer son évolution au cours des différentes démarches, qu'il ait pour objectif de le conduire à aller à la banque seul, et le soin prendra un autre aspect. On sera ainsi conduit à décrire sa façon de se comporter au guichet. On lui confiera des tâches intermédiaires (demander la position de son compte, entrer seul, etc.). Le soignant essaiera d'être de moins en moins présent, pour finir peut-être par attendre à la sortie. La façon d'accompagner s'en trouve modifiée.
Le soin apparaît comme toujours décrit au présent, un présent intemporel, qui chasse les autres instants qui n'ont guère plus de valeur. Ce temps, c'est le temps de la chronicité, le temps ou les accompagnements à la banque se succèdent semaine après semaine sans que rien ne soit évalué, le temps où l'on accompagne M. Gambetta à Saléon sans s'arrêter, ni réfléchir :
" Accompagné voir sa mère. De retour à 16 h 30. " On finira bien de guerre lasse par de plus rien noter.
b-3 Les données somatiques
Contrairement à ce qui apparaît dans la plupart des établissements testés, les données somatiques apparaissent rarement dans les écrits infirmiers laragnais. Au Club, l'aspect somatique se manifeste essentiellement à travers les prescriptions des médecins de ville et les hospitalisations nécessitées par l'état somatique du patient : " Voit le Dr. E. qui prescrit un traitement contre son mal de gorge. ". La notation est floue. On ne connaît ni le traitement prescrit, ni sa posologie. A la limite on peut se demander à quoi sert une telle information. La patiente accepte-t-elle ce traitement, a-t-elle des difficultés à le prendre ? Nous n'en savons rien.
D'une façon générale, les écrits extra-hospitaliers, dans les dossiers examinés se caractérisent par des notations somatiques floues, peu précises : " se plaint toujours de démangeaisons ", " se plaint de troubles de la vue " : lesquels, comment se manifestent-ils ? La " plainte " du patient est rapportée, notée mais en aucune manière précisée.
Les notations somatiques renvoient essentiellement au mouvement, c'est-à-dire à des déplacements à organiser, à des moments où le patient ne sera plus chez lui et où il faudra peut-être lui rendre visite. " De nouveau fracture du fémur. A donc été hospitalisé et doit de nouveau aller à Thurrier. ", " Il doit se faire opérer d'un kyste derrière les oreilles. "
Dans les unités intra-hospitalières, les notations relatives à l'aspect somatique sont moins rares sans être fréquentes. Elles sont globalement imprécises : " se plaint de douleur à la clavicule " Quel type de douleur ? Est-elle amplifiée par certains mouvements ? Comment le patient la vit-il ? Est-elle constante ?
Les tensions artérielles sont rarement rapportées.
On note des différences selon les unités. Les notations somatiques sont plus fréquentes aux Gentianes qu'au Provence mais cela tient peut-être aux dossiers étudiés.
On tend à noter que les soins prescrits ont été exécutés : " Mis sous perf. ", " perf en cours ", " à 19 heures, j'ai remis un flacon de plasmalite 500 cc. Sans tranxène car la précédente était passée trop vite ", " perf vers 8 heures, perf à côté, perf enlevée, reperfusé à 11 heures. "
Les médicaments donnés mais non prescrits sont systématiquement reportés : " a eu 1diantalvic à 10 heures et à une heure du matin ", " a eu 1 équanil sur sa demande ", " a eu un tranxène 50 à 15 heures ".
L'effet de ces traitements est rarement décrit.
Ce flou " artistique " peut tenir à la proximité des médecins généralistes qui examinent quasiment à la demande les patients qui le désirent. L'écrit infirmier serait alors redondant à la fois avec une transmission orale adressée directement au médecin et avec le compte-rendu écrit contenu dans le dossier médical.
b-4 Le mieux-être
Les études réalisées sur les écrits infirmiers montrent que l'observation des manifestations de santé représentent 10 % des messages infirmiers. Contrairement aux autres lieux de soins testés, les manifestations de mieux-être du patient sont souvent rapportés à Laragne. Cette différence est essentiellement perceptible dans les structures non-hospitalières.
Certaines sont certes encore peu précises : " Assez bien ", " Il est beaucoup mieux ", " Tout va bien ". Il s'agit alors de phrases standards.
D'autres sont beaucoup mieux développées : " N'a plus d'idées noires, n'est plus triste ", " A préparé le repas toute seule et s'est beaucoup investie. Elle viendra demain faire des crêpes ", " a accepté facilement les sorties proposées. Mardi a joué au ballon sur la place de Montéglin ", " S'occupe beaucoup, a surtout besoin de parler ", " Bilan de ses vacances avec Patrick très positif, 1e fois depuis quatre ans. Discute bien, pose des questions, répond. ", " Parle volontiers, souriante, dit " avoir été malade gravement " ", " Je retrouve une Odile épanouie observant un max la nature, nous indique le nom de chaque arbre, nous montre les écureuils gambadant ", " Aime toucher l'herbe, les aiguilles des mélèzes. C'est elle qui nous a dirigé sur la carte. "
Les phrases sont plus riches, parfois poétiques. Elles sont reliées par un projet au moins implicite. Les soignants n'hésitent pas à écrire en première personne.
En intra-hospitalier le constat est plus sombre. Pas ou peu de manifestations de mieux-être au Perce-Neige, ni aux Gentianes. Elles sont plus fréquentes au Provence : " Très content des bains bouillonnants. Dit que çà le détend. Par contre, a de la difficulté à nager ", " Cet après-midi m'informe qu'il a décidé de sortir définitivement vendredi. Dit qu'il faudra bien qu'il parvienne à vivre hors de l'hôpital et a décidé que c'était le moment. De plus préférerait consacrer les 70 F. du forfait journalier à son appartement. Avoue que c'est cette notion d'argent qui motive essentiellement sa résolution. Demande quelle sera l'organisation de son traitement médicamenteux quotidien. "
Le quotidien hospitalier ou extra-hospitalier est de plus en plus pris en compte, les réactions du patient, son ressenti également La démarche de soin est de plus en plus perceptible.
Les notions de " plaisir ", de " désir " apparaissent plus fréquemment. Le patient n'est plus seulement un objet de soin, quelqu'un de passif mais un sujet qui informe le soignant, qui le guide sur la carte, qui prépare le repas. Les demandes du patient sont relativement peu notées.
Elles sont de plusieurs ordres : les demandes liées au quotidien jamais notées car satisfaites de suite, les demandes parfois rituelles (trois carrés de chocolat, un verre de café, etc.) dont le caractère impérieux et répétitif rend inutile toute transmission sauf à l'inscrire dans le soin, les demandes de remplissage (café, cigarettes, médicament) usent le soignant qui se contente de mettre en avant le côté adhésif du patient, les demandes d'anxiolytique non prescrit systématiquement écrite.
Dans un deuxième registre, les soignants rapportent des demandes d'entretien ou de participation aux activités en extra-hospitalier. Ces demandes sont rarement explicitées, pourquoi Mme Ben demande-t-elle à participer à l'activité marche ? Qu'en attend-elle ? L'infirmier ne va pas plus loin. Il en est en général de même pour les entretiens. Est-il important que ce soit le patient qui soit à l'origine de l'entretien plutôt que le soignant ? On trouve quelques exceptions, au Juvénis : " Demande à manger sur l'herbe. Aime le contact avec l'herbe. Me parle de botanique. ", à Provence : " Demande à me voir pour parler de son angoisse. " Çà me serre et çà tord au niveau du cœur " " comme des coups de couteau " puis " par moment je ne sens plus rien comme si mon cœur ne battait plus. "
Les demandes restent en général sans réponse écrite. Ont-elles été entendues ? On ne sait car il s'agit de messages à sens unique, le récepteur reste muet.
b-5 Les pathologies psychiatriques
Les notations relatives à la pathologies sont au Club appuyées sur le quotidien : " Passe ses journées au lit. Fume et fait des va-et-vient la nuit. "
Tentative d'explication proposée : " Etait toujours perturbée par son problème d'argent " " A dédaigné le gâteau d'anniversaire fait pour elle " " A ce jour, assez excité, a mal dormi. La veille avait consommé plusieurs bières, était malade. " " Ambivalence, repli, indécision. Son attitude est en rapport avec une proposition de famille d'accueil pour les enfants avec droit de visite tous les mercredis + le week-end. ", Va mal, pleure ++ ne semble pas. Difficulté de venir au CATTP, culpabilisé. Malaise en rapport avec sa relation avec son concubin. "
Dans les écrits pris en compte, les notations sont de plus en plus précises, de mieux en mieux décrites, affinées, notamment au Juvénis. Le même mouvement se retrouve dans l'unité " Provence " : " dit se sentir très angoissé. Ne peut expliquer ce qui se passe en lui sinon qu'il se sent habité par le mal. Il le sent dans tout son corps, cela lui fait mal physiquement, çà le fait trembler et le rend anxieux. Ne peut plus dormir la nuit. Vit très mal le fait de ne pouvoir rester chez lui : " Je suis trop seul " dit qu'il s'est toujours senti très seul, qu'il en souffre et qu'ici çà le rassure d'avoir du monde autour de lui. "
Cette évolution toutes structures confondues est-elle due au nombre de soignants inscrits à la formation à la démarche de soins ?
Il ne s'agit donc pas d'écrire plus ou d'écrire moins mais d'écrire mieux. Cette étude dont nous n'avons présenté qu'une toute petite partie montre que les soignants de Laragne sont en mouvement :
- le soin est plus finement décrit,
- sa finalité tend à être mieux repérée,
- la parole du patient, sa demande tendent à être mieux rapportées,
- ses manifestations de mieux-être sont davantage prises en compte, notamment dans le quotidien,
- les soins sont plus régulièrement évalués.
Cette évolution est essentiellement perceptible dans les équipes où un nombre important de soignants participe à la formation à la démarche de soins
Depuis mai 99, période où a été effectuée cette étude, l'écriture infirmière au Centre Hospitalier de Laragne a encore progressé. Un nombre croissant d'équipes s'est mis au travail et élabore des recueils de données. La longueur des écrits infirmiers s'est allongée, leur précision s'est améliorée. Il devient de plus en plus possible d'évaluer la qualité des soins dispensés à partir de ces écrits.
L'association laragnaise poursuit son travail. Un questionnaire portant spécifiquement sur l'écriture a été élaboré. Il a été soumis aux soignants de quatre établissements (CH Laragne, Centre Hospitalier Général de Gap, CH Esquirol, CH Gérard Marchant). Les premiers éléments d'analyse montrent que les infirmiers sont globalement insatisfaits de l'écriture de leurs collègues (75%), qu'elle leur semble manquer de précision, de détails sur le contenu des soins, que les soins ne sont pas suffisamment évalués, etc.
Nous pouvons repérer que les soignants de psychiatrie et ceux de soins généraux ont des rapports très différents à l'écriture. Si les uns cherchent la précision, la traçabilité les autres souhaitent une écriture qui fasse la part plus belle à la parole des patients, à leur ressenti. Il ne s'agit que de quelques grandes tendances qui se dégagent d'une enquête en cours de dépouillement.
Une formation/action à l'écriture a été mise en place et commence en janvier 2000. Une formation de ce type devrait voir le jour dans les autres établissements participants. Elle est la condition sine qua non au travail d'élaboration de critères qui sera la prochaine étape de l'enquête.
Dominique Friard pour l'Association Laragnaise d'Exploration en démarche de Soin
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