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Au royaume des borgnes, les aveugles sont rois "

1 - les écrits infirmiers

2 - Le cahier de rapport : un outil inadapté

3 - Données générales

4 - Les mouvements

5 - Les traitements

6 - La pathologie

7 -Les manifestations de santé

8 -Les visites de l'extérieur

9 -L'équipe pluridisciplinaire

10 - Le rôle propre

Conclusion

 

 

Sous l'influence des théories cognitivo-comportementales importées des Etats-Unis, l'infirmier n'observe plus, n'écoute plus, ne ressent plus. Il recueille des données sur les besoins fondamentaux du patient. Le patient atteint de psychose est ainsi découpé en quatorze tranches. Les données portant sur les besoins perturbées seront traduites en " diagnostic " infirmier  et deviendront des problèmes que le soin permettra de résoudre.

Pour opérer cette traduction, l'infirmier a son DSM IV à lui : la liste des diagnostics infirmiers validés par la NANDA. Il lui suffit donc d'ouvrir le petit livre qu'il transporte dans la poche de sa blouse pour trouver le bon diagnostic et prodiguer les bons soins.

Qu'il est simple de soigner dans ces conditions ! Il n'est même plus besoin de penser pour panser !

Malheureusement, en psychiatrie les facteurs favorisants ou facteurs de causalité (pour les non-initiés) sont en attente de validation depuis plus de vingt ans.

S'il est facile d'ironiser, est-il si sûr que la clinique infirmière d'antan, celle qui par exemple se pratiquait et se pratique certainement toujours à Saint-Alban, est-il sûr que cette clinique faisait une part plus large à l'observation et à l'écoute ?

A partir de l'analyse de vingt ans d'écrits infirmiers, nous nous proposons de décrire le regard que les infirmiers portent sur les soins et sur la personne qu'ils soignent.

Nous montrerons, après avoir examiné l'engagement infirmier tel qu'il apparaît dans nos écrits que la psychiatrie, pour sa part infirmière, loin de proposer une lecture du quotidien qui décrirait un sujet en mouvement, une dynamique, se borne à repérer des symptômes, à signaler des dysfonctionnements et à tenter de dégager sa responsabilité en rapportant que ce qui devait être fait a été fait.

Cette démarche n'a rien d'originale, Jean-Louis Gérard a étayé son ouvrage " Infirmier psychiatrique : nouvelle génération " sur l'analyse de contenu de cahiers de rapport infirmier.

1 - les écrits infirmiers

Pendant très longtemps, l'écriture infirmière s'est limitée a quelques mots écrits dans le cahier de rapport. L'obligation de créer un dossier de soin infirmier individualisé et l'utilisation de la démarche de soins ont multiplié le nombre de supports d'information.

L'argument de cette table ronde postule qu'au principe de la constitution du corps de la clinique, l'observation est à la fois ce temps premier du soin où le soignant découvre le patient et l'écrit qu'il produit de cette rencontre et de ses développements. Le soin s'en suivrait, qui permettrait au patient de se découvrir en retour : le soin lui reviendrait.

De nombreux infirmiers estiment que cette écriture devrait être limitée à l'essentiel. Le soin étant le domaine de l'ineffable il ne serait pas possible de le décrire. Nous pensons que c'est parce que l'investissement du soignant et du soigné dans la relation est à chaque fois unique qu'il faut tenter de l'écrire. L'écriture permet le déplacement du lieu mental du dedans vers le dehors. Le soignant acquiert ainsi une plus grande capacité à mettre à distance ses connaissances, ses affects. Il peut ainsi en les représentant, donc en les transformant mieux les maîtriser, les manipuler et les combiner.

L'écriture implique un partage des informations concernant le soin et donc une relative dépossession de ce qui se noue, se dénoue et se renoue dans la relation.

Elle est en même temps continuité.

L'écriture n'est pas seulement un moyen de communication, c'est le seul moyen à notre disposition pour discipliner notre pensée, la clarifier, l'ordonner et l'approfondir.

C'est en ce sens qu'il ne peut y avoir de clinique qu'écrite.

Qui écrit s'engage. Et les infirmiers ne tiennent pas beaucoup à s'engager. Qui écrit s'isole, et dans une équipe on n'aime pas qui se différencie.

2 - Le cahier de rapport : un outil inadapté

Selon Jean-Louis Gérard (1), le cahier de rapport infirmier serait le premier exemple symptôme mettant en relief les avatars de la collaboration infirmiers/médecins pour adapter les prises en charge à la diversité des situations de soins. Dans bon nombre de centres hospitaliers, les infirmiers communiquent encore des observations de malades par le biais du cahier de rapport. Cet outil de communication témoigne de l'héritage d'un système codifié. Si l'on peut noter que cet outil tend à être de plus en plus souvent remplacé par le Dossier de Soins Infirmiers, il s'agit plus d'un changement de l'outil de transmission que d'une authentique innovation dans l'observation infirmière.

Le cahier de rapport, puis les observations infirmières notées dans le dossier de soins répondent à la nécessité d'assurer la cohérence des prises en charge. Ils sont la traduction infirmière du quotidien. Ils représentent ce que les infirmiers jugent opportun de signaler aux instances médicales et administratives.

Jean-Louis Gérard, à l'école des Cadres de Sainte-Anne, a effectué une analyse de contenu sur une semaine d'écrits infirmiers. Il a isolé sept catégories :

Catégorie 1 : Les mouvements

L'activité infirmière centrée sur la surveillance du mouvement des malades. Contrôle et transcription des allées et venues des malades (entrées/sorties, permissions de sorties, restrictions de sorties).

Catégorie 2 : Les traitements

L'activité infirmière centrée sur l'exécution des prescriptions de médicament. Elle regroupe la notation des changements de traitement, l'application de ceux-ci et leur surveillance.

Catégorie 3 : La pathologie

L'activité infirmière centrée sur l'observation des manifestations pathologiques : notation des symptômes psychiques et somatiques, conduites et comportement assimilés à une pathologie.

Catégorie 4 : les manifestations de santé

L'activité infirmière centrée sur l'observation des manifestations de santé. Toutes les notations qui font état d'un mieux-être, d'une prise de conscience de la réalité.

Catégorie 5 : Les contacts

L'activité infirmière centrée sur l'observation des contacts entre le malade et ses proches

Catégorie 6 : L'équipe pluridisciplinaire

L'activité infirmière dans ses relations avec l'équipe pluridisciplinaire, notation des contacts malades/médecins, malades /assistante sociale, etc.

Catégorie 7 : Le rôle propre

L'activité infirmière spécifique concerne toutes les informations faisant mention explicite de ce que fait ou dit le personnel infirmier face aux situations de soins (à l'exclusion de l'application de consignes). Elle quantifie ce que s'autorise le personnel infirmier pour faire état des activités qui relèvent de son initiative.

Les différents messages rédigés par les infirmiers ont été classés dans l'une de ces sept catégories. De février 1977 à janvier 1992, nous avons retenu sept périodes d'une semaine dans les cahiers de rapports de cinq unités de notre secteur. Les écrits concernant chaque patient sont pris en compte. De février 1992 à avril 1998, nous avons consulté les observations infirmières contenues dans treize dossiers de soins infirmiers choisis au hasard toujours sur une période d'une semaine.

L'auditeur choqué par nos élucubrations pourra toujours se dire que ce que nous présentons n'est valable que dans notre secteur.

3 - Données générales

Les trois premières catégories : surveiller, appliquer les prescriptions, discerner les dysfonctionnements représentent à elles seules chez Gérard près de 74 % du contenu des messages transmis.

4 - Les mouvements

L'activité infirmière centrée sur la surveillance des mouvements des malades représente un message sur trois chez Gérard. Nous ne retrouvons à aucun moment une telle fréquence dans les écrits analysés, d'un message sur cinq dans la période 1977-92, nous passons avec le dossier de soin à un message sur sept, puis à un message sur dix avec l'ouverture des portes en 1997.

Les informations sont laconiques. Pour la forme, les phrases sont ainsi construites : verbes sans sujet, style télégraphique. Le plus souvent même, seul le participe passé est employé. Pour le fond, l'heure de sortie et de retour sont notées, dans quelques cas, il est précisé le motif du déplacement. La journée à l'hôpital est rythmée par les repas. Ils sont des repères pour les soignés comme pour les soignants. Pour les permissions courtes, les patients doivent rentrer à l'heure du goûter, 16h, pour des permissions longues, ils doivent être de retour pour le repas du soir, soit 19h. Le dépassement ou le respect de ce cadre temporel est toujours noté : ex. " rentré pour le goûter ", " rentré pour le repas du soir "(2)

On remarque également que lorsqu'un mouvement est noté, dans la plupart des cas, aucun autre élément d'information n'est ajouté. (aucune autre catégorie n'est qualifiée ou rarement) Donner des renseignement concernant les mouvements de patient signifie que l'infirmier a bien observé. A défaut d'avoir quelque chose à dire sur un patient, l'infirmier justifie son silence.

En avançant dans les années, l'état psychique de la personne commence à être mentionné et qualifié en même temps que le mouvement : " est allée à la cafétéria accompagnée - paraît fatiguée " ou encore " sorti une partie de l'après-midi - ravie d'être allée chez elle et de retrouver ses petites affaires "(3). Le patient apparaît comme sujet qui ressent et non plus comme un objet d'observation quasi inerte ou téléguidé. Le centre de l'information n'est plus le cadre temporel de l'institution.

En avançant encore dans les années, les infirmiers commencent à noter le motif du mouvement et des détails sont donnés une fois sur le contenu de l'absence du service : " s'est rendu à l'H de J - à l'H de J a été reçu par Mme H. reprise du contrat précédent, la solution d'un foyer a été envisagée en septembre "(4). Le mouvement n'est plus coupé de son contexte. Un objectif de soin apparaît.

Le dossier de soin se met en place dans le secteur en 1992. Les informations concernant les allers et venues de patient tentent à disparaître dans les DSI. La plupart des observations sont toujours écrites sans sujet. Un mot fait tilt tant il est inhabituel : " désirerait des permissions pour pouvoir marcher afin de soulager sa constipation "(5). Aucune observation jusqu'alors ne faisait mention d'un sujet désirant.

5 - Les traitements

L'activité infirmière centrée sur l'exécution des prescriptions représente 15 % des messages chez Gérard. Nous retrouvons la même proportion pour la période 1977-1992. Celle-ci diminue jusqu'à 7 % dans le dossier de soins.

La majeure partie des informations servent à justifier que l'infirmière a bien exécuté les prescriptions médicale : " A eu son traitement ce matin oralement comme prescrit "(6). Elles servent ensuite à montrer que l'infirmière a bien surveillé l'effet des thérapeutiques sur le plan des constantes biologiques. Enfin, elles alertent sur les modifications de traitement sans en donner le contenu, et donc incitent implicitement à faire attention lors de la préparation des médicaments. (Pour les années 1977 à 1992, certaines informations concernant le traitement nous sont données directement par les internes de garde qui notaient sur le rapport leurs consignes thérapeutiques pour les entrants). Une dernière série d'information nous est donnée par l'infirmier, concernant la compliance du patient : " refuse son traitement " ou encore " réclame une injection "(7). Là encore, les informations sont laconiques.

Pourtant nous pouvons dégager que les plaintes de constipation ou de maux de dents sont prises en considération et que l'administration du produit est notée ainsi que son effet : " réveillé à 3h. Se plaint de maux de dents - A eu un aspégic "(8). Si l'infirmier ne donne pas de traitement, il accompagne la demande du patient de manière telle que le médecin fait une prescription : " se plaint par la suite de constipation = paraffine et microlax "(9). Deux jours plus tard cette même patiente se plaint de diarrhée, elle obtient de l'immodium ainsi qu'un antalgique pour sa sciatique. Sont-ce des maux auxquels les infirmiers sont sensibles ?

Par contre les plaintes psychiques, si elles sont rapportées ne sont pas prises en compte de la même manière. Là, le refus de donner un traitement non prescrit est systématique : "parle seule, semble avoir peur - réclame une injection". A cette demande aucune réponse n'est rapportée, qu'elle soit médicamenteuse ou autre. La demande reste en suspens. Ou encore : "méfiante ++, semble très inquiète, se cache dans les toilettes et derrière la porte - demande un comprimé pour se calmer, a eu un P108 (placebo)". On comprend qu'elle se méfie ! Contrairement à la plainte somatique qui est rapportée et accompagnée par le soignant, la plainte psychique est rarement citée.

L'infirmier, nous le verrons dans la catégorie suivante, rapporte une série de signes que lui observe et non une série d'émotions que le patient ressent. L'infirmier est peut-être borgne, il n'est en tout cas pas aveugle. S'il l'était, il entendrait ces plaintes.

Aucune différence n'est notable entre les rapports de 1977, 1980, 1982, 1985 et les DSI.

6 - La pathologie

Les activités centrées sur la maladie représentent 27 % des messages dans l'étude de Gérard. La proportion est la même dans les différents écrits analysés, exception faite de l'unité déjà signalée.

Les manifestations pathologiques semblent constituer une réponse à des demandes médicales supposées. Le cadre de référence privilégié étant celui de la maladie, on ne s'étonnera pas d'une recherche d'adéquation entre la nature des observations consignées et le souhait d'être reconnu comme apte à transmettre des observations techniques. En bref, pour être reconnu par l'autre, encore faut-il que je me place dans un registre commun de communication.

On peut cependant remarquer la manière de limiter les affirmations au domaine des constatations fragmentaires. Celles-ci quand il s'agit de la maladie et de ses manifestations, sont exprimées avec un vocabulaire technique assez réduit, à mi-chemin entre la terminologie officielle, médicale que l'on n'ose utiliser et le langage courant, qui sans doute traduirait beaucoup mieux les inflexions d'une perception infirmière mais ferait disparaître la référence au savoir médical. On ne peut expliquer ce phénomène par une quelconque difficulté d'écriture, les plus maladroits comme ceux qui s'expriment avec aisance paraissant logés à la même enseigne.

Tout se passe comme si existait un phénomène d'auto intimidation et d'autocensure, en rapport direct avec une idéologie médicale que les infirmiers ont plus ou moins intériorisée. Ils s'abstiennent presque systématiquement de toute considération touchant au diagnostic (parce que c'est l'affaire du médecin) et de toute réflexion personnelle (parce que çà n'est pas médical), pour se limiter aux faits bruts et aux suggestions pratiques d'ordre ponctuel (médicaments mal tolérés, problèmes financiers à résoudre, etc.). Tout le contexte quotidien dans lequel ces manifestations pourraient prendre sens, est occulté car trop anecdotique.

De temps en temps la nécessité d'une référence à la terminologie symptomatologie se fait sentir notamment par l'utilisation de qualificatifs techniques comme " angoissé ", " persécuté " " dépressif ", " interprétatif ". Ils attestent, en psychiatrie de la bonne définition des événements et des personnes, des paroles et des actes. Ils sont souvent utilisés avec des modérateurs (" il semble que ") ou avec des procédés destinés à en accroître l'effet, à faire sentir la disproportion entre la froideur du qualificatif et la violence de la perception (les +++ sont très utilisés car mettant sur un plan quantitatif, donc médical, les qualités d'un comportement traduit en symptôme). Le langage " technique " reste à décrypter puisqu'il censure l'anecdote qui lui confère un sens. De cette façon, la part faite au langage technique n'engage pas trop le personnel infirmier dans son rapport au savoir médical, tout en répondant à cette obligation d'être reconnu par le destinataire. Ce qui explique à la fois la recherche de la distinction (faire état des éléments tirés du quotidien) et les limites de cette recherche (consigner des termes techniques).

Les observations ainsi traitées figent une réalité, réduisant les dires et les comportements du patient à des inférences pathologiques. " Angoissée et persécutée " " apparaît presque hypomane ", " dépressive  +++ ", " déprimée +++ , sentiments de dévalorisation ", " nombreuses demandes et plaintes somatiques ", " comportement hystérique ". Le vocabulaire utilisé fait apparaître un monde du raconté plutôt que du vécu, de l'observé plus que du senti. La caractérisation, la description proprement dite des comportements des patients emprunte un vocabulaire qui ne recouvre pas la réalité quotidienne du travail infirmier. La maladie prend globalement un poids institutionnel spécifique qui s'oppose aux notions d'évolution favorable, de récupération des facultés mentales. Les adjectifs utilisés " dépressifs ", " déprimés ++ " peuvent signifier selon les contextes : isolement, mise à l'écart, tristesse, remords, affliction, inactivité, résistance à l'autre, recherche de mort, etc.

Extrême polysémie de ces mots qui faute d'arguments ou d'éléments complémentaires interroge l'apparente objectivité des mots. Le filtrage du quotidien vient ainsi réduire la parole à sa dimension nosographiée. Le comportement du patient est ainsi rejeté dans le non-sens. Utilisé de cette façon, n'importe quelle partie de la vie quotidienne, une fois ses manifestations concrètes occultées appartient à un processus pathologique. Ainsi se trouver mieux pourra relever de l'hypomanie, manifester de l'impatience face à un numéro de téléphone qui sonne occupé se trouvera traduit comme attitude interprétative. L'a priori d'interprétation des comportements en termes de pathologie se trouve renforcé auprès des patients ne présentant pas de signes particuliers d'une maladie. A défaut de ces signes, les traits de mauvaise humeur, de lassitude, que tout un chacun présenterait en de telles situations, peuvent toujours être mis en relief et codifié comme symptômes.

Tout n'est cependant pas si sombre, nous retrouvons des descriptions précises où le patient apparaît dans son quotidien, vivant, souffrant, aux côtés des soignants qui peuvent en parler sans jugement de valeur, et sans le filtre de termes pseudo-médicaux. Il arrive même que les paroles des patients soient rapportées. Il arrive même que non content d'écrire, l'infirmier se pose des questions et émette des hypothèses psycho-dynamiques, mais c'est encore rare.

Il s'agit le plus souvent de patients qui ont réussi à susciter chez les soignants un intérêt et un désir de les soigner.

 

7 - Les manifestations de santé

L'activité infirmière centrée sur l'observation des manifestations de santé représente 10 % des messages dans le travail de Gérard. Nous retrouvons les mêmes proportions dans notre étude en ce qui concerne les cahiers de rapport. Avec le dossier de soins, le rapport pathologie/manifestations de santé s'inverse. Quand l'un diminue, l'autre augmente.

Jean-Louis Gérard décrit la notation parcimonieuse des éléments de mieux-être, sans inflexion, ni caractérisation (pas de +++) : " Bien en forme ", " Mieux habillé ", " bonne nuit ", " plus coopérante pour l'hospitalisation ", " se sent très à l'aise dans le pavillon ".

Tout concourt à rendre secondaire, accessoire, l'évaluation des manifestations de mieux-être sauf pour signaler l'adaptation du patient à l'institution ou à rendre compte indirectement des effets de la chimiothérapie. Il y a peu d'événements positifs à transmettre : uniquement des incidents, des ratés regrettables dans le fonctionnement du système. Le discours sous-jacent peut se résumer ainsi : " J'ai accompli mon travail, qu'on ne m'en demande pas plus. "

La démonstration paraît convaincante dans un premier temps.

De 1977 à 1992, le malade qui recouvre la santé " a bien dormi ". Il s'agit quasiment de la phrase rituelle des infirmiers de nuit. Il est " calme ", il a un " bon comportement ", " il paraît un peu mieux ", " un peu plus détendu ", il a " un bon contact " surtout avec le personnel. Il est intéressant de pointer que c'est avec le personnel que le patient a eu un "bon" contact et non avec les infirmiers ou avec les soignants. S'il s'agissait de décrire des soins, les écrits se référeraient à la relation soignant/soigné. L'aspect institutionnel de l'écriture est souligné par ce "personnel".

Notons également l'importance des mots "bon", "bien", "mieux" qui tiennent lieu d'échelle d'appréciation. Le quotidien hospitalier est la plupart du temps absent de ces écrits.

Ici ou là, cependant, rapporté par quelques infirmiers qui n'hésitent pas à écrire "je" ce quotidien affleure :

"Investit peu à peu son quartier, a trouvé un marché près de son appartement, un traiteur", "plus détendue, souriante, a passé une bonne partie de l'après-midi avec nous, très causante", "très détendu pendant le repas, vient plus facilement au salon, ne reste plus dans sa chambre seul", "très actif en soirée pour m'aider à laver les gamelles mais n'essaie pas de prendre la place des personnes travaillant pour un pécule".

Ces notations centrées sur la "santé" s'opposent parfois à celles centrées sur la "pathologie". Il n'est pas rare qu'un patient soit décrit le matin comme "délirant, persécuté" et l'après-midi comme "établissant un meilleur contact avec l'équipe". L'écriture manifeste ainsi des désaccords entre infirmiers du matin et infirmiers d'après-midi. L'écriture reflète ainsi les enjeux de pouvoir propres à l'équipe.

La notion de "plaisir", de "désir" apparaît avec le dossier de soin individualisé. Les notations de "santé" sont plus souvent décrites : "Ce matin, le patient me semble beaucoup plus présent, son regard est moins figé. Laurent parle plus facilement. Il attend la présence de ses parents et à leur arrivée pousse un "ouf" de soulagement", "a joué au ping-pong avec moi, Bruno et M. D., y prend beaucoup de plaisir, d'autant plus qu'il y joue très bien".

Le quotidien affleure de plus en plus, le soin semble devenir personnalisé. Cette évolution s'interrompt en 1997-98.

8 - Les visites de l'extérieur

Elles représentent 5 % des messages dans l'étude de Gérard. Dans notre étude, le proportion est deux fois plus importante, sauf dans l'unité en souffrance.

Dans les cahiers de rapport, ces notations apparaissent comme sommaires, "Visite de son mari", "Visite de sa mère" etc. Les seules précisions concernent des démarches administratives à accomplir, les prises de rendez-vous avec le médecin. Cette portion congrue correspond à une époque où l'institution était repliée sur elle-même, où les familles étaient rendues responsables, forcément responsables de la maladie de leurs enfants.

Apparaissent çà et là quelques notes humoristiques : " visite d'un collègue de travail qui est allé chez lui récupérer des affaires. N'a trouvé que des livres de psycho et de maths. Fait dire au médecin que M. S. n'a pas de problèmes sexuels car il n'a trouvé aucun livre pornographique à l'hôtel. "

Ces autres (collègues, amis, familles) n'y comprennent décidément rien; comment y comprendraient-ils quelque chose ? Leurs questions, leurs angoisses à propos de la maladie n'apparaissent nulle part.

Tout juste note-t-on en 1986 : " a reçu la visite de sa fille, visite qui a duré tout l'après-midi. Séparation assez froide qui sous-entendait une problématique importante. "

Un entretien infirmier détaille ensuite cette problématique;

Avec le dossier de soin, des précisions sont données : " Longue conversation téléphonique avec sa famille à laquelle il donne des nouvelles plutôt positives et rassurantes; ", " appel de sa mère à qui il confie en avoir assez, trouve que çà dure trop longtemps ".

Il semble y avoir un meilleur contact avec les familles mais cela ne va pas jusqu'à l'instauration d'une véritable écoute;

Ce n'est pas demain qu'une alliance sera fondée entre famille et soignants. Le patient apparaît encore comme un être désinserrés, détachés dont la maladie modifie l'équilibre familial.

 

9 - L'équipe pluridisciplinaire

Cette catégorie représente 9 % des messages chez Gérard. La proportion est encore inférieure dans notre étude (2 %) dans les cahiers de rapport, 10 % actuellement.

La répartition des informations dans les différentes catégories montre que les infirmiers se conforment au dispositif institutionnel décrit et qu'ils ont assimilé la bonne manière de transmettre, de procéder, de se conduire en un mot d'agir. On demande aux infirmiers de se fondre au sein de l'ordre institutionnel, dans la mesure où cet ordre n'appelle ni réflexion ni assentiment mais une adhésion quasiment pensée.

Selon Gauchet et Swain (10), cette organisation décrit la propriété spécifique des dispositifs modernes de pouvoir : la séparation absolue de l'élaboration savante et de l'exécution irréfléchie. On trouve, comme dans le travail industriel d'un côté le pôle de la conception d'ensemble qui saisit le tout du processus et peut le décomposer aussi finement que possible et de l'autre le pôle de l'exécution du détail, où chaque agent est privé de l'idée globale de la chaîne des gestes en laquelle il s'insère. Autrement dit, on trouve d'un côté le patron, l'ingénieur, le médecin qui sait pourquoi il convient d'accomplir tel ou tel geste, comment il s'insère dans le processus global et l'ouvrier, l'infirmier qui exécute ces gestes.

Dans toute entreprise, dans toute institution circulent deux types d'informations : des informations de type opérationnel et des informations de type motivationnel. L'information de type organisationnel porte sur ce qui est techniquement nécessaire à l'exécution du travail. L'information de type motivationnel soutient la motivation au travail et permet à chacun de se situer dans l'ensemble collectif, d'avoir une connaissance suffisante des buts, des moyens et des soucis de l'organisme total.

Les éléments retenus dans cette catégorie ne répondent pas à ces deux définitions. On note en effet l'absence de retour d'informations significatives, permettant l'établissement d'une complémentarité, d'une réciprocité dans la menée des actions de soins. Outre le peu de place occupée par cette catégorie (8,7 %), d'autres exemples peuvent être relevés en faveur de ce constat : " Vue par le Dr E ", " A vu l'assistante sociale ", " est allé en consultation dermato ce matin ", etc. Ces informations lapidaires confirment qu'en règle générale, l'entretien avec un médecin, un psychologue, une assistante sociale n'est suivi d'aucune trace écrite qui devraient permettre une meilleure adéquation des actions de soins aux résultats de l'entrevue, de la consultation. L'information même directement opérationnelle fait défaut et contribue à une organisation qui cloisonne les informations. Elle ne motive pas non plus les individus puisque les buts poursuivis ne sont pas explicités. Les consultations sont en pratique le plus souvent directement ou indirectement la conséquence d'une demande émanent des infirmiers, face à la recrudescence des troubles : la modification du traitement médicamenteux (notée en un autre endroit) représente la seule justification de l'existence d'un travail interdisciplinaire. Les opinions d'un médecin sont rarement mentionnés à la suite d'une consultation, sauf pour signaler que la jonction s'est bien effectuée comme l'indique le rituel " Vu par le Dr X ". Ceci justifie l'importance de cette catégorie.

S'il s'avère qu'il n'est pas nécessaire de connaître la totalité des informations pour être motivé dans le travail, en revanche l'absence de toute information de ce genre présente l'inconvénient de contribuer à créer de l'indifférence et de générer la routine.

Avec l'apparition du dossier de soin, les entretiens médicaux donnent lieu à une transcription fidèle du contenu global de l'entretien. Cette transcription infirmière de l'entretien médical occupe une place de plus en plus importante dans les observations infirmières, ce qui est paradoxal. Dès qu'un message dépasse les trois lignes, il s'agit d'un compte-rendu d'entretien.

10 - Le rôle propre

Cette catégorie ne représente que 2 % des messages transmis dans l'étude de Gérard. A une exception près, la proportion est la même dans notre travail.

Le rôle propre infirmier reste désespérément dérisoire et ne concerne que les situations où l'urgence implique, oblige l'initiative, ce qui entraîne le renforcement du contrôle intra-muros : portes fermées, chronicisation des patients par absence de prise d'initiative infirmière.

L'infirmier est ainsi invité à témoigner de la bonne marche du service de soins et non pas de sa capacité à être soignant. Celle-ci apparaît peu. Nous avons pu ainsi analyser deux séquences d'une semaine où aucune initiative directement infirmière n'a été prise.

Il évident que dans la période 1977-1992 les infirmiers ne proposent pas d'entretien infirmier. Lorsque les infirmiers écrivent qu'ils ont pris le temps d'écouter un patient et notent le contenu de cette rencontre, la plupart du temps le patient est à l'origine de cette entrevue.

Une unité fait exception. Son projet de soins repose sur l'animation d'activités à visée sociothérapique. Chaque séance donne lieu à un compte-rendu détaillé; les patients apparaissent ainsi en mouvement. Les écrits insistent sur les ressources des patients autant que sur les symptômes. Les troubles ne sont plus uniquement référencés à la vie de l'unité mais à la tache à accomplir et aux difficultés rencontrées dans sa réalisation. Les soignants s'interrogent sur la qualité de la relation établie avec le patient, sur la pertinence de l'interaction. C'est dans cette unité que les manifestations pathologiques sont le plus précisément décrites.

La mise en place du dossier de soins change assez peu de choses. Il faut attendre deux ans pour qu'apparaissent les premiers entretiens infirmiers assumés comme tels. Leur transcription précise permet d'affirmer qu'existe enfin un soin infirmier dans le secteur. L'impact relationnel en est la plupart du temps absent.

L'unité en souffrance fait évidemment exception.

Conclusion

Le rôle du dossier n'est pas d'enregistrer scrupuleusement les preuves données par le malade de son aptitude à se tirer honorablement des situations difficiles, ni de donner un échantillonnage moyen de la conduite passée de l'intéressé. Son rôle essentiel est de décrire les différentes manifestations de la maladie, de montrer qu'on a bien fait de l'hospitaliser et que l'on a raison de le garder encore enfermé. Ainsi utilisé, le cahier de rapport ou le dossier de soin est impropre à simplement reconnaître l'autre comme sujet. A trop chercher le symptôme, nous passons à côté des ressources des patients.

La pratique infirmière d'antan ne représente donc pas l'âge d'or si souvent évoqué. Les seuls besoins sur lesquels sont centrés l'équipe sont les siens. Si la mise en place du dossier de soin ne constitue pas une panacée, elle n'en contribue pas moins à recentrer l'infirmier sur un soin individualisé. En dernière analyse, le soin revient toujours au soignant.

Dominique Friard, Anne-Marie Leyreloup, Marie Rajablat
Le 20 juin 1998

  1. GERARD (J.L), Infirmiers en psychiatrie : nouvelle génération. Une formation en question. Editions Lamarre, Paris 1993, pp.51-75.
  2. Falret année 1977
  3. Baruk année 1982
  4. Parchappe année 1985
  5. DSI de Mr Olivier, Déjerine année 1993
  6. Falret Madame CHA, 5 juillet 1980.
  7. Madame R, Rapport de Baruk, le 17 mars 1982
  8. Madame R, ibidem, le 18 mars 1982
  9. Madame M, Rapport Parchappe, le 7 août 1985
  10. GAUCHET (M), SWAIN (G), La formation de l'esprit humain, p.100.

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