Simon JALLADE, évoquant les rapports de l'écriture au réel, nous dit ceci :
" Michel de M'UZAN disait du symptôme psychosomatique qu'il était bête. Clément ROSSET répond en écho que le réel est idiot... Ces formulations sont plus profondes qu'il n'y paraît : le réel en lui-même n'a rien à dire, n'est pas désirable, et n'offre aucun recours par quoi l'expliciter ou le valoriser. D'où la nécessité, métaphysique pourrait-on dire de lui attribuer un sens, une valeur, un intérêt. L'imagination, les investissements, les affects vont permettre d'appréhender le réel, c'est-à-dire, comme disait J.P. SARTRE, de le constituer en Monde. Mais cette projection sur le réel d'une signification, véritable valeur ajoutée, constitue une "ombre portée" qui masque la nature profonde du réel, c'est-à-dire son insignifiance. Et pour Cl. ROSSET, rendre le réel à l'insignifiance, c'est rendre le réel à lui-même et à son véritable mystère, en quoi réside la question ontologique, c'est à dire le mystère de l'existence .
On voit dès lors le paradoxe : faute de l'investir, de lui donner sens, le réel reste tel qu'il est, c'est à dire mystérieux, hermétique, insaisissable, irréductible et à jamais idiot. Mais l'investir, le peupler, lui donner signification ou intérêt, c'est déjà le dénaturer, perdre de vue sa véritable essence et son mystère.
C'est pourtant ce paradoxe que va tenter de dépasser l'écriture ".
Ainsi, l'activité d'écriture tenterait d'éviter un double écueil : le premier serait d'enfermer dans les mots un réel et finalement de lui dénier toute existence séparée ; le discours devenant le réel lui-même. Le second écueil serait de prendre pour la réalité elle-même le fil théorique censé remettre en cause le discours sur cette même réalité. Simon JALLADE ajoute d'ailleurs :
"Transformer le réel en fiction, et prendre une fiction théorique pour de la réalité, sont les deux faces de la même opération. Et ce n'est pas dans l'écriture théorique que se trouve l'erreur, mais dans l'investissement du réel qui l'a précédée "
.
Janine :
Est-ce à dire, pour nous soignants, que pour entendre quelque chose du sujet, il convient de "se décentrer" des hypothèses théoriques que l'on s'est forgé à partir de la clinique? Il existe toujours un écart entre les références théoriques dont nous sommes porteurs et la réalité de la clinique. Les références théoriques seraient comme autant de promesses à réduire cet écart, et l'activité du soignant tendrait à en vérifier l'universalité. On est alors dans une valorisation excessive de la théorie, cherchant dans l'écoute de l'autre un discours assujetti à cette référence et lui déniant toute singularité. La pratique clinique nous montre alors, et toujours au moment où l'on si attend le moins, que ce à quoi l'on tente d'échapper s'adresse davantage à une déception dans le champ clinique qui trouverait sa réparation dans la sacralisation de la théorie.
Des exemples, nous en avons tous, et il convient d'admettre que si la théorie a fonction de refuge pour le soignant, elle n'aide pas à tout coup le patient ; et peut même le transformer en patient type corroborant en tout point les enseignements de la théorie et du même coup l'enfermant dans un statut de patient modèle qui ne sert plus alors qu'à confirmer le système défensif du soignant.
Evelyne :
Cependant, il ne faudrait pas tomber dans l'excès inverse : celui qui consisterait à mépriser la théorie, à se montrer d'une extrême méfiance à son égard, et partant ne plus considérer le soin que comme "essence " divine ou liée à un don. Ce qui laisserait le patient dans une position d'exclu, et confirmerait ses hypothèses sur le fait qu'il ne peut rejoindre l'humain en vertu des pouvoirs qu'il lui accorde. Ou, au contraire, l'entraînerait dans l'idée du même, de l'absence de différence dans sa tentative démurgique de recréer un univers fusionnel. Car au bout du compte, que semble vouloir nos patients psychotiques ? dans ce face à face, ce huis clos de la relation, nos patients psychotiques nous donnent l'impression de ne vouloir qu'une seule chose : gommer la différence qui existe entre eux-mêmes et nous. Cette différence qu'à la fois ils envient car elle représente une sorte de système omnipotent qui nous confère une santé psychique toute puissante ; cette différence qu'ils attaquent pour mieux se protéger de ses effets ; cette différence qu'ils vénèrent nous demandant alors d'être un "tout" pour eux mêmes, ce qui conduit inexorablement à l'abrasion différentielle.
Philippe :
Pourtant, et si l'on veut éviter l'impact d'une confrontation trop directe qui serait immédiatement vouée à l'échec, il nous faut dans un premier temps "différer cette différence" sans jamais l'annuler en nous même. La différer pour rendre possible et acceptable un espace de parole. Ils savent bien nos intuitions troublantes et n'ont de cesse que d'y échapper, de s'y soustraire en se rayant de la surface de tout globe inquisiteur par la distance cosmique ou encore cette capacité fusionnelle à laquelle il nous a fallu renoncer. Eux, n'y ont pas renoncé ! et toute tentative de mise en langage de leur vécu leur apparaît vouloir les en éloigner ; comme une atteinte à leur propre système défensif, une brèche dans la clôture de leur pensée. Ils ne veulent pas de notre "pensable". A notre "on peut en penser ça", ils rétorquent que "ça peut penser en ON", mais pas en eux même !
Janine :
Ce à quoi nous sommes conviés alors semble correspondre à un en-deçà des mots. Et si écrit il peut y avoir, c'est sans doute pour que d'une désunion, d'une désintoxication puisse naître une relation d'ordre logique, c'est à dire qui resitue le langage, les mots dans un système de communication. En ce sens, le passage à l'écriture, comme activité et résultat, offre la possibilité au soignant de nuancer son ressenti, ne pas en rester à l'impression première, au sens de l'empreinte que voudrait apposer le patient psychotique sur notre fonctionnement psychique (et ici, il nous faut rappeler le travail de l'école Kleinienne sur l'identification projective). Les sensations d'angoisse, de vide ne correspondent pas toujours à cette pulsion d'emprise et peuvent être les réminiscences de l'écho produit par le dire du patient. Si l'on va trop vite à la théorie, par exemple au mécanisme de l'identification projective, tout ce qui est vécu en nous même s'origine de l'autre et l'on peut "oublier" notre propension à vouloir diriger cet autre là de l'intérieur, "prédigérer" son dire, lui "mâcher les mots". L'écriture peut être alors le moyen d'un dialogue singulier avec soi-même où théorie, clinique et histoire personnelle trouvent des points de déliaison pour mieux s'articuler par la suite.
Evelyne :
Au fond, qu'est ce qu'on raconte lorsque l'on écrit à propos d'un patient ? On serait tenté de vérifier "qui se raconte là". On peut osciller entre une position objective-scientiste qui consiste à nommer l'ensemble de nos perceptions et les transcrire de la manière la plus objective possible et une position qui tient de la relation transféro-contretransférentielle. Quoiqu'il en soit, on ne peut tout dire. Il existe toujours une part non mentalisable, non traduisible au risque d'une déformation, comme l'évoque
Piera AULAGNIER
"Affirmer qu'il existe de l'indicible, du non communicable, dans ce que nous et notre partenaire vivons, éprouvons, expérimentons, le temps de notre rencontre n'est pas un faux fuyant inventé par l'analyste pour éviter toute mise en cause de son action dans son champ d'expérience. Il est certain qu'on ne peut traduire en mots, sans les déformer, la qualité de certaines émotions, la couleur de certaines paroles, le "message" de certains silences. Mais cela n'empêche pas que du dicible et du communicable soient parties intégrantes de notre expérience et qu'on puisse et doive en rendre compte."
Philippe :
"Nuancer son ressenti" n'est pas le seul élément de la césure résultant de l'écriture. Ce mouvement de séparation s'accompagne invariablement d'une réflexion sur le secret, sur le transmissible et peut être aussi de ce qui serait "miscible dans la trance" ! A propos du secret, Serge LECLAIRE nous dit ceci :
"Le formuler n'amène en rien à sa connaissance, mais indique seulement le point où il se dérobe... Garder le secret n'est pas une opération de défense, encore moins de recel ; c'est rester ce voyageur, et dans le temps, concourir à l'élaboration du discours... Encore faut-il pour qu'il soit bien gardé, d'une part que le discours ne tourne pas au récit de voyage ni au guide bleu, d'autre part que le psychanalyste ne finisse pas par se prendre pour une "secrétaire"...
Evelyne :
On a l'habitude de dire que l'écrit c'est un enfant qu'on n'est pas obligé de reconnaître - encore moins dans le fait de rendre publique. Les tendances à garder, froisser, raturer, jeter sont autant de réticences à se dévoiler chez le scripteur. Chacun sait combien il se donne à voir, il se représente dans son écrit. Et même la tendance à la description la plus objective ne peut laisser imperceptible cette part du sujet écrivant.
Si l'image du destinataire fabrique un certain niveau de discours, c'est l'imaginaire de ce qu'il peut faire de l'écrit qui va solliciter les tendances à reconnaître ou non cet enfant, à l'exhiber, en être fier ou au contraire le désavouer, le rejeter aux oubliettes.
Ici, vous constituez un auditoire de professionnels, de collègues et pour certains de proches. Et à chacun de ces titres, il nous faut peser les mots, espérant être reconnu comme faisant partie de chacune de ces catégories. L'exercice n'est pas aussi simple qu'il y paraît. Parler de la clinique, c'est évoquer ce que nous appelons "intuitions". Et si, pour nous, elles ne se réfèrent pas immédiatement à un corpus théorique, c'est que, nous semble-t-il, ces intuitions font écho à des points fondamentaux de notre propre histoire.
Parler de la clinique, c'est prendre une place au sein d'une communauté de soignants. C'est tenter de vérifier que ce que l'on entend de la relation clinique est partagé. C'est accepter de revenir sur sa manière de penser après avoir mis en forme ses associations. C'est relier là où les processus de déliaison sont à l'oeuvre.
Janine :
Pour clore notre propos, nous avons imaginé un dialogue entre la voix, la main et la pensée, dialogue que nous avons intitulé
" EXERCICE DE STYLO PLUME "…
LA VOIX :
Tu nous parles d'Ecrire, avec un grand E comme pour en souligner l'emphase, mais ne vois-tu pas que l'on se gausse dans ton dos. De ta naïveté et de ton anachronisme face aux enjeux modernes que représentent le téléphone mobile, l'informatique, Internet.
Qui crois-tu être, LA MAIN, pour espérer encore séduire le plus grand nombre ?
LA MAIN :
Tes mots, LA VOIX, parlent d'urgence à voir, de l'immédiateté d'un savoir, mais je ne vois en eux ni plaisir de la recherche, ni esprit de dépassement, encore moins l'érotisme et la poésie de la trace laissée sur le papier.
Quant à ce que je crois être, c'est en écrivant que je tente de le découvrir ; et j'ai l'impression que tu pressens bien les obstacles d'un tel parcours vu l'énergie que tu déploies à l'éviter.
Sache que je le regrette pour toi, LA VOIX, qui reste en dehors d'une supposée séduction dont tu veux bien me parer !
LA VOIX :
Je n'aime guère ce ton de professeur et je te rappelle, au cas où tu feindrais de l'oublier, que je suis née bien avant toi et que je te préexiste toujours. Et je ne te dis pas cela pour revendiquer quelque perfide respect mais simplement pour remettre un peu d'ordre dans la pensée. Tiens, mais j'y songe, si nous demandions à LA PENSEE de nous éclairer un peu sur ce différend !
LA PENSEE :
LA PENSEE voudrait bien déjeuner en paix !
LA VOIX :
tu vois, LA MAIN, nous la dérangeons avec nos problèmes et ce serait bien si tu acceptais de moins la solliciter. C'est vrai quoi, tu l'ennuis avec tes écrits. Tu y passes un temps considérable... et pour quel résultat, je te prie ? Hein ? Non, LA MAIN, rends toi à l'évidence, entre toi et moi, je suis sans conteste la plus rapide, la moins coûteuse en temps et en énergie, et enfin celle dont on peut vérifier sur le champ les résultats.
LA MAIN :
Cesse de t'égosiller et de t'enduire de pommade, tu vas bientôt ressembler à une publicité pour crème à raser. Je suis d'accord avec toi lorsque tu dis me préexister, mais tu sembles oublier ta légèreté, ta force de conviction, la manière dont tu déroules tes arguments sont souvent le résultat d'un passage nécessaire par ton amie LA MAIN. Oh, je sais que tu n'apprécies guère mon "ton amie" mais tu sais bien que nous avons besoin l'une de l'autre, et que l'une comme l'autre nous alimentons notre machine à penser les pensées. Et ce n'est pas LA PENSEE qui me contredira !
LA PENSEE :
A quelle heure on mange ?
LA VOIX :
Tu vois, LA MAIN, non seulement elle ne te contredit pas mais elle s'en fout, LA PENSEE de ce que "mon amie" croit savoir sur ce qui l'alimente ! LA PENSEE, elle a faim... faim de connaître, faim de savoir, faim de PENSER.
LA MAIN :
Oui, LA VOIX, et pour cela, elle a besoin de nous deux. Toi dans ta préséance, ta manière de voir, d'entendre, de ressentir, de penser dans l'action, ta façon de dire. C'est vrai que tu es au coeur de l'action et que tu donnes du coeur à l'Action. Quant à moi, LA MAIN, je suis effectivement postérieure à l'action mais c'est aussi grâce à moi que l'action future peut prendre une nouvelle tournure.
Si tu es "Préséance", je suis "l'Après Séance" et à ce titre, je garde trace, mémoire, empreinte et dessine des itinéraires possibles. Je te regarde toi, LA VOIX, comme un fidèle compagnon à qui je livre confidences, réflexions en cherchant toujours à élargir le champ de nos pensées. Nous ne pouvons, ni l'une ni l'autre, tout voir, tout entendre, tout dire mais si tu acceptes mon amitié, en toute sincérité et avec toute la franchise qu'elle suppose, alors nous pourrons nous regarder en nous-mêmes et chercher à l'intérieur de nous des mots merveilleux pour mieux nous penser et aider les autres à se penser. Je crois que le mot de la fin revient à LA PENSEE.
LA PENSEE :
J'ai soif !
Et je vous saurais gré, à toi, LA VOIX, de bien vouloir me commander un whisky dont tu as le secret et à toi, LA MAIN, de bien vouloir me l'apporter avec toute la poésie nécessaire au dévoilement du secret.