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MONTPELLIER 2003



Un moment particulier chez les fous.

L'Homme sans qualité est vivant. Il ne se sent pas étranger au monde dans lequel il vit, celui qu'il dit construire mais en réalité qu'il détruit dans des actes fous que la plupart du temps, il ne reconnaît pas. Sur le chemin de leur liberté, les hommes sont en crise permanente parce qu'ils doivent choisir, et choisir c'est renoncer.
Lorsque Philippe Jaccottet entreprend la traduction en français du roman : Der Mann ohne Eigenschaften, de R. Musil, il hésite devant le sens à donner au titre.
Der Mann ohne Eigenschaften signifie naturellement : " L'homme sans particularités. "
Ph. Jaccottet, pensait que ce titre en français n'aurait pas une qualité esthétique souhaitée. L'usage du mot particularité, renvoie précisément à ce que R. Musil voulut signifier ; l'Homme n'a rien qui lui soit propre ou spécifique, il n'a donc aucune particularité, aucune substance spécifique, aucune particularité essentielle, précise t-il dans ses notes, la seule particularité que je lui reconnaisse ajoute t-il, c'est qu'il n'en a aucune. André Gide proposera " L'homme disponible. " En termes sans doute plus philosophiques -L'homme libre-.
Une discussion va être ainsi animée entre Philippe Jaccottet, écrivain et poète connu, André. Gide et quelques rédacteurs de la revue Mesures qui proposaient de leurs côtés " L'homme sans caractères ".

En avançant dans l'œuvre, le lecteur peut découvrir peu à peu la lumière froide de l'ironie comme éclairage du roman. L'homme n'a en effet, aucun caractère spécifique, si ce n'est qu'on peut tous les lui attribuer, ici et là, parmi les uns et les autres à des degrés très différents.
La, ou les particularités quelconques des hommes quelconques se perdent dans l'ensemble impersonnel des rapports qualifiés d'humains ; des galeries marchandes aux critères de qualité des soins, en passant par les pavés autobloquants des centres villes piétonniers, les effets de mode tant du côté du langage que des conduites, il me semble en effet que l'homme n'a aucun caractère spécifique, aucune particularité, sauf une certaine prédisposition à devenir fou. La folie est selon moi, la seule particularité ou la seule qualité que l'homme puisse avoir.

Pourquoi, ai-je choisi de vous parler de ce livre ?

Lorsque j'étais jeune infirmier, il m'arrivait de croiser un patient schizophrène qui tenait souvent en mains, le tome I de l'homme sans qualité, de surcroît incomplet. Il manquait en effet des pages qui avaient probablement disparu à cause de la mauvaise qualité de la reliure. C'était l'époque où nous prenions un peu notre temps pour observer et rencontrer les malades en compagnie d'un interne qui suivait parallèlement à ses études de médecin psychiatre, des cours de philosophie.
L'ambiance de travail était passionnante parce que nous parlions autant de liberté que de clinique, de sorties, d'accompagnements, de groupe de qualité quelconque ; paroles écritures, d'histoires, d'art, et bien évidemment de littérature. De cette façon, nous allions assez librement à leur rencontre, cherchant à les différencier tant de part leur histoire, ainsi que l'ensemble des lieux, donnant à ces derniers un ou des aspects particuliers en les nommant, parloir et littérature, dortoir de la folie, café causeries, ou cancanie de nuit .
En d'autres termes, nous tentions de personnaliser les soins dans le " on " du quotidien, cette vérité de l'existence impersonnelle, une forme de standardisation qui recouvrait tout.
Je vous parle d'un tout autre temps, la standardisation a de nos jours, disparue, les lieux de soins ne sont plus des lieux de surveillance mutuelle, l'homme a enfin conquis grâce à la raison, aux calculs, aux nouvelles connexions, et aux immenses avancée de la technologie, les qualités qui lui faisaient tant défaut. Le voici capable d'évaluer et de s'auto-évaluer. L'avenir est donc assuré, le futur est enfin paisible, il n'y a plus qu'à raisonner, calculer, se connecter.

Il nous a bien fallu pourtant un peu de cette folie dont il est passagèrement question dans le rapport sur l'Homme et la Folie ; cette folie, reprenant une formule que Claude Barthélémy puise chez Maldiney ; où la parole des psychotiques est si proche parfois des mots de la poésie, pour lever le voile de l'opacité du langage et rencontrer des hommes à travers les actes de la vie quotidienne, ce que nous appelions autrefois, il y a déjà presque si longtemps, la psychothérapie institutionnelle où finalement, loin de la fuite en avant actuelle, l'isolement de leur folie nous rapprochait d'eux.

Dans ces folles parenthèses, j'ai effectivement rencontré des personnes attachantes et découvert la vie dans l'anti-déni du temps.
Notre particularité à nous soignants en psychiatrie, est de résister tous ensemble à toute forme de tyrannie ou d'idéologie, et de faire exister la psychiatrie comme une discipline à part entière pour elle-même et pour les autres.

Je vous remercie.

Jean Pierre Vérot, le 6 juin 2003, Etats Généraux de la Psychiatrie.