Une reprise après interruption …
J’ai repris, après une interruption de 17 ans, un poste de nuit à temps partiel en psychiatrie adulte.
Même si le fonctionnement de l’institution psychiatrique, à l’époque où j’ai commencé en 1978, était insatisfaisant, je ne me souviens pas avoir été choquée comme je le suis aujourd’hui devant la misère ambiante. De cette première expérience je me souviens que nous travaillions avec suffisamment de personnel pour se sentir en sécurité et pour mettre en place des projets. L’esprit était à l’ouverture et la psychiatrie de secteur semblait promise à un bel avenir.
A ce jour je choisis donc de travailler la nuit à temps partiel, pour des convenances personnelles, pensant aussi mettre à profit mon savoir-faire (l’écoute et la relation d’aide). La nuit étant un moment privilégié, pourrait-on penser, pour écouter les patients, qui voient souvent leur angoisse amplifier en fin de journée…
Mais la réalité est tout autre  !!
Pour être disponible, il faut les conditions minima  être suffisamment nombreux pour faire autre chose que du gardiennage. Je suis surprise de constater que les deux services attenants fonctionnent régulièrement avec 3 personnes, et donc une personne seule sur un service. Quand je m’insurge en parlant d’illégalité, d’insécurité, et de difficulté à être disponible,on me regarde avec stupéfaction  «t’attendais à quoi    » me demande t-on
A travailler correctement.
Et je constate en plus qu’il arrive fréquemment qu’il n’y ait que deux personnes pour les deux services, donc une de chaque côté. Les services correspondent mais sont tout de même séparés par une porte fermée à clé. Donc il s’agit bien de deux services distincts même si la hiérarchie semble fonctionner en mêlant les deux services. Ce qui permet de dire 2 ou 3 soignants de service au lieu de dire 1 seul.
Aujourd’hui, j’ai peur…
On va me dire peut-être que je projette mes propres peurs 
Il reste qu’il n’est pas aisé de se sentir en sécurité seule dans un service fermé à clé, sachant qu’un patient qui ne va pas bien n’a pas toujours des réactions prévisibles. D’ailleurs chaque soir les patients demandent inlassablement  tu es seule  On peut aussi entendre là qu’ils ne se sentent pas non plus sécurisés par un tel fonctionnement. Et puis il me semble que ça ne se discute pas. N’y a t-il pas des textes de loi sur les conditions légales de travail (à la fois garants de la protection des soignants et des patients) et qui permettent de maintenir ce sentiment de sécurité nécessaire pour créer du lien  Il faut croire que non ou que tout le monde fait l’autruche.
Mais si je choque en disant que j’ai peur, c’est qu’il y a une censure du ressenti à l’hôpital. Une infirmière n’a pas le droit d’avoir un sentiment d’insécurité, même s’il est justifié. Pas le droit d’être épuisée ou d’exprimer ses émotions. Il faut taire ce que l’on ressent ou ce que l’on vit. Il est plus fréquent de contenir, et c’est pour cela que l’agressivité et l’agacement sont parfois un relais…Les soignants seraient-ils des extras terrestres 
Cependant, en écoutant et en dialoguant avec mes collègues, je constate à travers leurs dires qu’ils ne se sentent pas en sécurité et surtout qu’ils souffrent de n’être pas soutenus ni entendus.
Quant aux rares fois où le nombre de personnes est à peu près correcte pour un travail digne de ce nom, il y a aussitôt un appel de la surveillance de garde pour aller prêter main forte
dans un autre service, ou l’on engage le soignant à prendre un repos s’il ne veut pas le perdre. Donc très souvent les repos sont imposés…quand ils ne sont pas perdus faute de n’avoir été pris en temps requis. Je précise que s’ils ne sont pas pris c’est qu’ils sont refusés par manque de personnel…C’est difficile à suivre, je l’entends, car c’est tout de même un peu fou…
Et ainsi va la nuit, de plus en plus précaire, de plus en plus délirante  !
Et toutes ces nuits passées avec la crainte qu’il se passe quelque chose ne peuvent que générer le stress et son ensemble d’effets secondaires (conflits, maladies, accidents…)
Mais, attention tout cela n’existe pas  !
Je parle du travail de nuit, mais hélas les équipes de jour sont tout aussi démunies.
Nous ne sommes pas entendus.
Devant cet abandon, car il s’agit bien là d’abandon, la détresse est poignante, et ce qui frappe le plus, c’est ce sentiment d’impuissance et le renoncement à nommer. Si tant est que l’on ait pris l’habitude de poser sa parole. Cela ne fait pas partie de la formation initiale en IFSI 
«le monde s’en moque, même si l’on évoque les problèmes lors des conseils de service, rien ne change, tout continue comme si l’on n’avait rien dit  »…
Quoi de plus déprimant que le sentiment d’être nié… nié dans sa souffrance, nié dans sa place de soignant, nié dans son identité. Et qui plus est dans un lieu où l’on est sensé écouter, entendre, accompagner. Car nous sommes bien en psychiatrie.
Ce ne serait pas la même chose de s’entendre dire « on le voit, vous êtes dans une situation difficile, et nous aussi, car nous ne savons pas comment faire, nous sommes aussi impuissants que vous…  »
Dans ce cas, on se sait entendu et reconnu, même si pour l’heure on n’a pas la solution.
Seulement ce n’est pas ce qui se passe. Il n’y a pas de réelle parole posée et affirmant que l’on a été entendu. Seulement un vague grognement qui laisse entendre que c’est peut-être un peu exagéré ou qu’il faut faire avec, voilà.
Chacun à sa place, caché derrière son rôle.
Seulement le rôle de chacun dépend souvent de son articulation avec l’autre.
Si un patient, suite à un entretien médical, est rassuré et mobilisé, et qu’ensuite tout s’écroule parce que l’on n’a pas les moyens de porter la prise en charge, peut-on parler de continuité des soins 
D’ailleurs, j’aimerais bien savoir si les personnes qui souvent détournent le regard ou n’entendent pas l’inquiétude des soignants - je pense à certains médecins, psychologues ou autre personnels qui passent dans les services quelques heures par jour, et à qui il arrive de gérer aussi leur impuissance en ayant l’air de dire que l’on exagère peut-être - je me demande s’ils se sentiraient en sécurité et resteraient à travailler seuls, la nuit par exemple 
Le burn-out des soignants, on en parle parfois, mais la maltraitance subie, qui engendre ce stress, si on en parlait 
Car il y a maltraitance quand il y a abandon.
J’entends dire comme un leitmotiv que les patients passent avant tout et qu’on est là pour eux…
Alors je pose la question  peut-on parler de qualité du soin quand les soignants sont absents ou démotivés  Peut-on parler de soins si l’on passe son temps à gérer l’urgence  Peut on permettre à l’autre d’aller bien si l’on va mal 
Qui se soucie de ce que ressent le personnel, de ce qu’il vit… ou fait vivre aux patients 
J’ai vraiment eu le sentiment que tout le monde baisse la tête, ferme les yeux, ignore ou essaie d’ignorer.
S’installe alors la résignation, quelle horreur la résignation.
«’est comme ça, on le dit mais …  » voilà ce que l’on peut entendre.
Ou encore «’est vrai, je suis épuisé après 5 ou 6 nuits, mais je le fais pour mon collègue, c’est la solidarité, sinon il ne peut prendre ses congés  »…
Le dévouement, c’est merveilleux. Mais ne profite-t-il pas uniquement à ceux qui le prônent 
Car à force de pallier à la folie institutionnelle, on arrive à l’épuisement.
Le constat  abandon à tous les étages …
Les soupapes sont les arrêts maladie, quand on n’en peut plus du tout et que le mal a dit  !
L’institution malade garde ses malades, et personne ne bouge. Les soignants tentent parfois d’exprimer leur mal-être mais vite le rappel à l’ordre des obligations les fait taire. Entre réquisition et obligations familiales, on finit par oublier que ça fait mal ou à l’accepter comme quelque chose d’incontournable…
Et trop souvent cette maltraitance subie se répercute sur les patients. Comme dans toute famille on ne fait que répéter ce que l’on reçoit.
Comme dans toute famille malade, on continue, sans même en avoir vraiment conscience, à protéger cette famille malade  les infirmiers acceptent de travailler seul sur deux unités, en toute illégalité, sans même avoir recours à leurs droits. Au mieux il y a un aide soignant qui se retrouve à prodiguer des soins qu’il n’est pas habilité à faire. Et même s’il est très compétent, en cas de faute il le paiera cher  ! Ce qui ne le met pas non plus dans une situation confortable.
Il est étonnant de relever qu’un infirmier qui a accepté l’inacceptable n’est pas choqué par ce qu’il a dû accomplir seul, dans des conditions stressantes, mais par le manque d’attention reçue  pas une once de reconnaissance, pas même un appel la nuit pour savoir si tout allait bien. On peut imaginer l’état intérieur de cette personne face à cet abandon et ce manque d’égard.
Pourtant, s’il y avait eu des problèmes peut-être aurait-il été désigné responsable…
On apprend discrètement qu’une infirmière a reçu des coups. D’ailleurs elle n’a pas porté plainte. Tout va bien. On passe sous silence, encore. Que de silences, que de non-dits  ! J’apprends au détour d’une discussion que ce n’est pas un fait isolé.
Pourtant si cette infirmière, et les précédentes, avaient très justement porté plainte contre l’institution, peut-être l’attention aurait-elle été portée plus intensément sur le fait que les soignants travaillent dans des conditions hors normesque cela ne favorise pas un sentiment de sécurité chez les patients qui expriment leur angoisse plus violemment peut-être 
En refusant l’inacceptable, en nommant ce qui arrive, les soignants seraient à leur place. Ils retrouveraient identité et dignité.
Et c’est là qu’ils peuvent vraiment aider leurs collègues et les patients. Alors on peut parler de solidarité et de sens de la responsabilité. Une attitude adulte.
Mais hélas on se tait, ou l’on est engagé à le faire. On protège l’institution, on cautionne.
«tu comprends, je ne peux pas faire ça, pour les patients  !!  »
Pourtant, les patients subissent bien pire dans cet état de silence et de non-dit. Sans compter que pour la plupart cela fait effet de répétition  ! Ils sont pris en otage et ne peuvent pas se défendre. Au manque de matériel de plus en plus fréquent, s’ajoute le manque de personnel en état de marche  !
Ils subissent eux aussi le burn-out et l’abandon au quotidien. Où vont-ils trouver leur sécurité si nous ne sommes pas adultes 
Car poser un acte de loi ou dire son mécontentement ne vont pas à l’encontre du soin et du respect de l’autre. On ne respecte pas les autres si l’on ne se respecte pas soi-même.
Alors, parler de son amour du travail de cette façon me choque.
Une mère défaillante dira tout de même que sa raison de vivre est son enfant, qu’elle aime tant…bien que mal.
Et le problème est bien là, qu’a-t-on à offrir à l’autre quand notre raison de vivre est cet autre et non la vie 
Une chape s’abat alors sur la relation et il ne s’agit plus de lien d’amour mais de chaîne.
Le gouvernement abandonne la santé, l’institution abandonne son personnel, et le personnel se voit contraint d’abandonner le patient. Chacun en disant c’est comme ça, on n’a pas les moyens…Et si l’on se donnait les moyens de réfléchir réellement à ce phénomène de répétition qui persiste 
Y aurait-il des solutions 
Je n’ai pas de solution à proposer pour pallier au manque de personnel. Ceux qui restent sont démotivés et font comme ils le peuvent, sans écoute et sans aide. Il leur reste le clivage ou le déni.
Pourtant il me semble qu’il y a bien un endroit où nous sommes habilités à réagir  prendre soin de soi et se respecter.
Je sais bien que pour la plupart des gens il y a ce sentiment d’être pris en otage, de ne rien pouvoir faire. Et c’est aussi là que je m’insurge, car il n’y a pas suffisamment de temps de parole, ni de tiers pour permettre d’évoluer, même dans un contexte difficile.
Le sentiment d’impuissance est terrible et le raviver est douloureux. Seulement c’est une réalité et quand on commence à restaurer l’estime de soi on gagne en énergie et en créativité.
Réapprendre à respirer 
Un de mes premiers ressentis, en entrant dans ces lieux fut cette sensation d’apnée.
Personne ne respire. On court dans tous les sens, on répond souvent avec violence ou agacement.
Ne sait-on pas que pour vivre il faut commencer par respirer.
Sans respiration, pas de vie, que des morts vivants.
J’ai appris l’importance de la respiration avec la pratique des arts martiaux. Tout d’abord ce fut un effort, puis c’est devenu un plaisir.
J’ai fini par sentir que je pouvais choisir, décider de respirer, que j’étais responsable de ma façon de respirer. Alors j’ai entendu ma respiration, senti ma présence.
La respiration permet de sentir la présence à soi.
Dans présence il y a pré-sens. Sûrement que la présence précède le sens.
Je respire, je suis, j’écoute et j’entends le sens de ma vie.
Et dans toute attitude d’écoute et de soin, il faut commencer par la présence. S’il n’y a pas de présence, il n’y a pas de relation.
Respirer. Peut-être devrait-on apprendre aux soignants à respirer.
Je pense souvent que nous devrions prendre le temps de penser à notre respiration, et d’ailleurs proposer aussi aux patients de respirer. Cela m’arrive souvent face à une personne qui souffre de l’inviter à respirer. Tout d’abord elle s’étonne, puis elle essaie, et je constate que le stress peut régresser et la douleur aussi …Prendre le temps de respirer, c’est aussi prendre du recul, donc de la distance. C’est sortir du collage et de l’enfant, pour se comporter en personne responsable. Alors peut-être devrait-on vraiment réfléchir sur l’apnée des soignants 
Bien sûr parler de respiration ne paraît pas bien sérieux devant ce constat d’échec. Pourtant ça n’est peut-être pas si loin d’être une solution pour notre société tout entière.
Si l’on admet que pour être présent à soi il faut respirer, apprenons à respirer, donc à être présent à soi, et nous parviendrons peut-être un peu plus à être présent au monde et à ce qu’il est en train de devenir.
Et puisque nous parlons de santé publique, comment des personnes absentes à elles-mêmes peuvent-elles être présente dans le soin  Et ce bien sûr à quelque niveau que ce soit.
Et si l’on admet encore que la relation est au minimum 50% du soin, je vous laisse en déduire la qualité…
Et c’est sûrement pour cela que je me tourne vers le rire. Car pour rire il faut respirer. Le rire augmente la capacité respiratoire, ouvre le diaphragme, et dit-on favorise l’ouverture du cœur.
Peut-être devrait-on apprendre le sens du rire dans les formations du personnel médical.
Hormis l’humour noir, je trouve qu’il y a peu de place pour la joie de vivre dans ces lieux où tout le monde soupire. Et être au service du soin n’exclue pas la joie de vivre.
Mais il est vrai que des conditions aussi précaires ne conduisent pas à la joie.
Aux âmes citoyens  !
Pour reprendre l’expression de Georges Didier, directeur d’une revue (Réel) que j’apprécie.
Qui peut prendre soin des soignants si ce n’est d’abord eux-mêmes  En cessant de soupirer et en dénonçant vraiment les conditions de vie quand elles sont inacceptables. Et elles le sont trop souvent. Elles semblent même vouloir le devenir de plus en plus.
Quand il manque du matériel, quand on regarde le peu d’égard fait aux patients, quand on accepte de travailler trop de jours parce qu’il n’y a personne, quand on se laisse mettre en insécurité, quand on couvre un collègue qui va mal…Comment se sent-on 
Commencer par se poser les bonnes questions et écouter ce que l’on ressent afin de ne pas voir le corps exploser quand il finit par prendre la parole.
Car la souffrance finit toujours par s’exprimer, mais hélas, souvent, ce n’est pas en conscience.
Et je ne crois pas que ce soit l’Etat, ni l’Institution, qui puissent prendre en charge notre évolution personnelle ou donner du sens à notre travail.
On m’a répondu que l’institution réagira peut-être lorsqu’ il y aura un grave accident. Je me demande si les soignants réagiront avant que leur situation ne les mette en état d’urgence physique et psychique.
Pourquoi n’apprend-on pas tout d’abord à prendre soin de soi quand on entre en formation dans les IFSI  On se laisserait moins abuser et par extension il y aurait peut-être moins d’abus sur les patients.
Mais il s’agit là d’une grande question, et l’Amour de Soi mène à la liberté, alors…
Pour ma part je ne peux imaginer vivre dans un tel espace car je sais aujourd’hui qu’on ne réveille pas les morts. C’est comme ça, c’est de la toute puissance que de le croire…ou une façon de gérer son impuissance que de passer sa vie à essayer.
Je choisis d’aller secouer les vivants, ceux qui respirent encore même s’ils respirent mal.
Et si vous êtes juste endormis et que je vous réveille, et bien tant mieux, j’en suis ravie, j’aurai fait quelque chose de positif.
Jocelyne Le Moan
octobre 2003