Le texte intégral du «Manifeste des neuf»

 

«C'est en solidarité pleine et sans réserve aucune que nous saluons le profond mouvement

social qui s'est installé en Guadeloupe, puis en Martinique, et qui tend à se répandre à la

Guyane et à la Réunion. Aucune de nos revendications n'est illégitime. Aucune n'est

irrationnelle en soi, et surtout pas plus démesurée que les rouages du système auquel elle se

confronte. Aucune ne saurait donc être négligée dans ce qu'elle représente, ni dans ce qu'elle

implique en relation avec l'ensemble des autres revendications. Car la force de ce

mouvement est d'avoir su organiser sur une même base ce qui jusqu'alors s'était vu disjoint,

voire isolé dans la cécité catégorielle – à savoir les luttes jusqu'alors inaudibles dans les

administrations, les hôpitaux, les établissements scolaires, les entreprises, les collectivités

territoriales, tout le monde associatif, toutes les professions artisanales ou libérales...

 

Mais le plus important est que la dynamique du Lyannaj

     – qui est d'allier et de rallier, de lier

relier et relayer tout ce qui se trouvait désolidarisé – est que la souffrance réelle du plus

grand nombre (confrontée à un délire de concentrations économiques, d'ententes et de

profits) rejoint des aspirations diffuses, encore inexprimables mais bien réelles, chez les

jeunes, les grandes personnes, oubliés, invisibles et autres souffrants indéchiffrables de nos

sociétés. La plupart de ceux qui y défilent en masse découvrent (ou recommencent à se

souvenir) que l'on peut saisir l'impossible au collet, ou enlever le trône de notre renoncement

à la fatalité.

 

Cette grève est donc plus que légitime, et plus que bienfaisante, et ceux qui défaillent,

temporisent, tergiversent, faillissent à lui porter des réponses décentes, se rapetissent et se

condamnent.

 

Dès lors, derrière le prosaïque du « pouvoir d'achat » ou du « panier de la ménagère », se

profile l'essentiel qui nous manque et qui donne du sens à l'existence, à savoir : le poétique.

Toute vie humaine un peu équilibrée s'articule entre, d'un côté, les nécessités immédiates du

boire-survivre-manger (en clair : le prosaïque) ; et, de l'autre, l'aspiration à un

épanouissement de soi, là où la nourriture est de dignité, d'honneur, de musique, de chants,

de sports, de danses, de lectures, de philosophie, de spiritualité, d'amour, de temps libre

affecté à l'accomplissement du grand désir intime (en clair : le poétique). Comme le propose

Edgar Morin, le vivre-pour-vivre, tout comme le vivre-pour-soi n'ouvrent à aucune plénitude

sans le donner-à-vivre à ce que nous aimons, à ceux que nous aimons, aux impossibles et

aux dépassements auxquels nous aspirons.

 

La « hausse des prix » ou « la vie chère » ne sont pas de petits diables-ziguidi qui surgissent

devant nous en cruauté spontanée, ou de la seule cuisse de quelques purs békés. Ce sont les

résultantes d'une dentition de système où règne le dogme du libéralisme économique. Ce

dernier s'est emparé de la planète, il pèse sur la totalité des peuples, et il préside dans tous

les imaginaires – non à une épuration ethnique, mais bien à une sorte « d'épuration éthique

» (entendre : désenchantement, désacralisation, désymbolisation, déconstruction même) de

tout le fait humain.

 

Ce système a confiné nos existences dans des individuations égoïstes qui vous suppriment

tout horizon et vous condamnent à deux misères profondes : être « consommateur » ou bien

être « producteur ». Le consommateur ne travaillant que pour consommer ce que produit sa

force de travail devenue marchandise ; et le producteur réduisant sa production à l'unique

perspective de profits sans limites pour des consommations fantasmées sans limites.

L'ensemble ouvre à cette socialisation anti-sociale, dont parlait André Gorz, et où

l'économique devient ainsi sa propre finalité et déserte tout le reste.

 

Pour les "produits" de haute nécessité

 

Alors, quand le « prosaïque » n'ouvre pas aux élévations du « poétique », quand il devient sa

propre finalité et se consume ainsi, nous avons tendance à croire que les aspirations de notre

vie, et son besoin de sens, peuvent se loger dans ces codes-barres que sont « le pouvoir

d'achat » ou « le panier de la ménagère ». Et pire : nous finissons par penser que la gestion

vertueuse des misères les plus intolérables relève d'une politique humaine ou progressiste. Il

est donc urgent d'escorter les « produits de premières nécessités », d'une autre catégorie de

denrées ou de facteurs qui relèveraient résolument d'une « haute nécessité ».

 

Par cette idée de « haute nécessité », nous appelons à prendre conscience du poétique déjà

en œuvre dans un mouvement qui, au-delà du pouvoir d'achat, relève d'une exigence

existentielle réelle, d'un appel très profond au plus noble de la vie. Alors que mettre dans ces

« produits » de haute nécessité ? C'est tout ce qui constitue le cœur de notre souffrant désir

de faire peuple et nation, d'entrer en dignité sur la grand-scène du monde, et qui ne se trouve

pas aujourd'hui au centre des négociations en Martinique et en Guadeloupe, et bientôt sans

doute en Guyane et à la Réunion.

 

D'abord, il ne saurait y avoir d'avancées sociales qui se contenteraient d'elles-mêmes. Toute

avancée sociale ne se réalise vraiment que dans une expérience politique qui tirerait les

leçons structurantes de ce qui s'est passé. Ce mouvement a mis en exergue le tragique

émiettement institutionnel de nos pays, et l'absence de pouvoir qui lui sert d'ossature. Le «

déterminant » ou bien le « décisif » s'obtient par des voyages ou par le téléphone. La

compétence n'arrive que par des émissaires. La désinvolture et le mépris rôdent à tous les

étages. L'éloignement, l'aveuglement et la déformation président aux analyses.

 

L'imbroglio des pseudos pouvoirs Région-Département-Préfet, tout comme cette chose

qu'est l'association des maires, ont montré leur impuissance, même leur effondrement, quand

une revendication massive et sérieuse surgit dans une entité culturelle historique identitaire

humaine, distincte de celle de la métropole administrante, mais qui ne s'est jamais vue traitée

comme telle. Les slogans et les demandes ont tout de suite sauté par-dessus nos « présidents

locaux » pour s'en aller mander ailleurs. Hélas, tout victoire sociale qui s'obtiendrait ainsi

(dans ce bond par-dessus nous-mêmes), et qui s'arrêterait là, renforcerait notre assimilation,

donc conforterait notre inexistence au monde et nos pseudos pouvoirs.

Contre la logique du système libéral marchand

 

Ce mouvement se doit donc de fleurir en vision politique, laquelle devrait ouvrir à une force

politique de renouvellement et de projection apte à nous faire accéder à la responsabilité de

nous-mêmes par nous-mêmes et au pouvoir de nous-mêmes sur nous-mêmes. Et même si un

tel pouvoir ne résoudrait vraiment aucun de ces problèmes, il nous permettrait à tout le

moins de les aborder désormais en saine responsabilité, et donc de les traiter enfin plutôt que

d'acquiescer aux sous-traitances. La question békée et des ghettos qui germent ici ou là, est

une petite question qu'une responsabilité politique endogène peut régler. Celle de la

répartition et de la protection de nos terres à tous points de vue aussi. Celle de l'accueil

préférentiel de nos jeunes tout autant. Celle d'une autre Justice ou de la lutte contre les

fléaux de la drogue en relève largement...

 

Le déficit en responsabilité crée amertume, xénophobie, crainte de l'autre, confiance réduite

en soi... La question de la responsabilité est donc de haute nécessité. C'est dans

l'irresponsabilité collective que se nichent les blocages persistants dans les négociations

actuelles. Et c'est dans la responsabilité que se trouve l'invention, la souplesse, la créativité,

la nécessité de trouver des solutions endogènes praticables. C'est dans la responsabilité que

l'échec ou l'impuissance devient un lieu d'expérience véritable et de maturation. C'est en

responsabilité que l'on tend plus rapidement et plus positivement vers ce qui relève de

l'essentiel, tant dans les luttes que dans les aspirations ou dans les analyses.

 

Ensuite, il y a la haute nécessité de comprendre que le labyrinthe obscur et indémêlable des

prix (marges, sous-marges, commissions occultes et profits indécents) est inscrit dans une

logique de système libéral marchand, lequel s'est étendu à l'ensemble de la planète avec la

force aveugle d'une religion. Ils sont aussi enchâssés dans une absurdité coloniale qui nous a

détournés de notre manger-pays, de notre environnement proche et de nos réalités

culturelles, pour nous livrer sans pantalon et sans jardins-bokay aux modes alimentaires

européens. C'est comme si la France avait été formatée pour importer toute son alimentation

et ses produits de grande nécessité depuis des milliers et des milliers de kilomètres. Négocier

dans ce cadre colonial absurde avec l'insondable chaîne des opérateurs et des intermédiaires

peut certes améliorer quelque souffrance dans l'immédiat ; mais l'illusoire bienfaisance de

ces accords sera vite balayée par le principe du « Marché » et par tous ces mécanismes que

créent un nuage de voracités (donc de profitations nourries par « l'esprit colonial » et

régulées par la distance), que les primes, gels, aménagements vertueux, réductions

opportunistes, pianotements dérisoires de l'octroi de mer, ne sauraient endiguer.

 

Il y a donc une haute nécessité à nous vivre caribéens dans nos imports-exports vitaux, à

nous penser américain pour la satisfaction de nos nécessités, de notre autosuffisance

énergétique et alimentaire. L'autre très haute nécessité est ensuite de s'inscrire dans une

contestation radicale du capitalisme contemporain qui n'est pas une perversion mais bien la

plénitude hystérique d'un dogme. La haute nécessité est de tenter tout de suite de jeter les

bases d'une société non économique, où l'idée de développement à croissance continuelle

serait écartée au profit de celle d'épanouissement ; où emploi, salaire, consommation et

production seraient des lieux de création de soi et de parachèvement de l'humain.

 

Si le capitalisme (dans son principe très pur qui est la forme contemporaine) a créé ce

Frankenstein consommateur qui se réduit à son panier de nécessités, il engendre aussi de

bien lamentables « producteurs » – chefs d'entreprises, entrepreneurs, et autres

socioprofessionnels ineptes – incapables de tressaillements en face d'un sursaut de

souffrance et de l'impérieuse nécessité d'un autre imaginaire politique, économique, social et

culturel. Et là, il n'existe pas de camps différents. Nous sommes tous victimes d'un système

flou, globalisé, qu'il nous faut affronter ensemble. Ouvriers et petits patrons, consommateurs

et producteurs, portent quelque part en eux, silencieuse mais bien irréductible, cette haute

nécessité qu'il nous faut réveiller, à savoir: vivre la vie, et sa propre vie, dans l'élévation

constante vers le plus noble et le plus exigeant, et donc vers le plus épanouissant.

 

Ce qui revient à vivre sa vie, et la vie, dans toute l'ampleur du poétique. On peut mettre la

grande distribution à genoux en mangeant sain et autrement. On peut renvoyer la Sara et les

compagnies pétrolières aux oubliettes, en rompant avec le tout automobile. On peut endiguer

les agences de l'eau, leurs prix exorbitants, en considérant la moindre goutte sans attendre

comme une denrée précieuse, à protéger partout, à utiliser comme on le ferait des dernières

chiquetailles d'un trésor qui appartient à tous. On ne peut vaincre ni dépasser le prosaïque en

demeurant dans la caverne du prosaïque, il faut ouvrir en poétique, en décroissance et en

sobriété. Rien de ces institutions si arrogantes et puissantes aujourd'hui (banques, firmes

transnationales, grandes surfaces, entrepreneurs de santé, téléphonie mobile...) ne sauraient

ni ne pourraient y résister.

Enfin, sur la question des salaires et de l'emploi. Là aussi il nous faut déterminer la haute

nécessité. Le capitalisme contemporain réduit la part salariale à mesure qu'il augmente sa

production et ses profits. Le chômage est une conséquence directe de la diminution de son

besoin de main-d'œuvre. Quand il délocalise, ce n'est pas dans la recherche d'une main-

d'œuvre abondante, mais dans le souci d'un effondrement plus accéléré de la part salariale.

Toute déflation salariale dégage des profits qui vont de suite au grand jeu welto de la

finance. Réclamer une augmentation de salaire conséquente n'est donc en rien illégitime :

c'est le début d'une équité qui doit se faire mondiale.

 

Quant à l'idée du « plein emploi », elle nous a été clouée dans l'imaginaire par les nécessités

du développement industriel et les épurations éthiques qui l'ont accompagnée. Le travail à

l'origine était inscrit dans un système symbolique et sacré (d'ordre politique, culturel,

personnel) qui en déterminait les ampleurs et le sens. Sous la régie capitaliste, il a perdu son

sens créateur et sa vertu épanouissante à mesure qu'il devenait, au détriment de tout le reste,

tout à la fois un simple « emploi », et l'unique colonne vertébrale de nos semaines et de nos

jours. Le travail a achevé de perdre toute signifiance quand, devenu lui-même une simple

marchandise, il s'est mis à n'ouvrir qu'à la consommation.

Une vision du politique enchantée par l'utopie

 

Nous sommes maintenant au fond du gouffre. Il nous faut donc réinstaller le travail au sein

du poétique. Même acharné, même pénible, qu'il redevienne un lieu d'accomplissement,

d'invention sociale et de construction de soi, ou alors qu'il en soit un outil secondaire parmi

d'autres. Il y a des myriades de compétences, de talents, de créativités, de folies

bienfaisantes, qui se trouvent en ce moment stérilisés dans les couloirs ANPE et les camps

sans barbelés du chômage structurel né du capitalisme. Même quand nous nous serons

débarrassés du dogme marchand, les avancées technologiques (vouées à la sobriété et à la

décroissance sélective) nous aiderons à transformer la valeur-travail en une sorte d'arc-en-

ciel, allant du simple outil accessoire jusqu'à l'équation d'une activité à haute incandescence

créatrice.

 

Le plein emploi ne sera pas du prosaïque productiviste, mais il s'envisagera dans ce qu'il

peut créer en socialisation, en autoproduction, en temps libre, en temps mort, en ce qu'il

pourra permettre de solidarités, de partages, de soutiens aux plus démantelés, de

revitalisations écologiques de notre environnement... Il s'envisagera en « tout ce qui fait que

la vie vaut la peine d'être vécue ». Il y aura du travail et des revenus de citoyenneté dans ce

qui stimule, qui aide à rêver, qui mène à méditer ou qui ouvre aux délices de l'ennui, qui

installe en musique, qui oriente en randonnée dans le pays des livres, des arts, du chant, de la

philosophie, de l'étude ou de la consommation de haute nécessité qui ouvre à création –

créaconsommation. En valeur poétique, il n'existe ni chômage ni plein emploi ni assistanat,

mais autorégénération et autoréorganisation, mais du possible à l'infini pour tous les talents,

toutes les aspirations. En valeur poétique, le PIB des sociétés économiques révèle sa

brutalité.

 

Voici ce premier panier que nous apportons à toutes les tables de négociations et à leurs

prolongements : que le principe de gratuité soit posé pour tout ce qui permet un dégagement

des chaînes, une amplification de l'imaginaire, une stimulation des facultés cognitives, une

mise en créativité de tous, un déboulé sans manman de l'esprit. Que ce principe balise les

chemins vers le livre, les contes, le théâtre, la musique, la danse, les arts visuels, l'artisanat,

la culture et l'agriculture... Qu'il soit inscrit au porche des maternelles, des écoles, des lycées

et collèges, des universités et de tous les lieux connaissance et de formation... Qu'il ouvre à

des usages créateurs des technologies neuves et du cyberespace. Qu'il favorise tout ce qui

permet d'entrer en Relation (rencontres, contacts, coopérations, interactions, errances qui

orientent) avec les virtualités imprévisibles du Tout-Monde... C'est le gratuit en son principe

qui permettra aux politiques sociales et culturelles publiques de déterminer l'ampleur des

exceptions. C'est à partir de ce principe que nous devrons imaginer des échelles non

marchandes allant du totalement gratuit à la participation réduite ou symbolique, du

financement public au financement individuel et volontaire... C'est le gratuit en son principe

qui devrait s'installer aux fondements de nos sociétés neuves et de nos solidarités

imaginantes...

 

Projetons nos imaginaires dans ces hautes nécessités jusqu'à ce que la force du Lyannaj ou

bien du vivre-ensemble, ne soit plus un « panier de ménagère », mais le souci démultiplié

d'une plénitude de l'idée de l'humain. Imaginons ensemble un cadre politique de

responsabilité pleine, dans des sociétés martiniquaise guadeloupéenne guyanaise

réunionnaise nouvelles, prenant leur part souveraine aux luttes planétaires contre le

capitalisme et pour un monde écologiquement nouveau. Profitons de cette conscience

ouverte, à vif, pour que les négociations se nourrissent, prolongent et s'ouvrent comme une

floraison dans une audience totale, sur ces nations qui sont les nôtres.

 

An gwan lodyans qui ne craint ni ne déserte les grands frissons de l'utopie.

 

Nous appelons donc à ces utopies où le Politique ne serait pas réduit à la gestion des misères

inadmissibles ni à la régulation des sauvageries du « Marché », mais où il retrouverait son

essence au service de tout ce qui confère une âme au prosaïque en le dépassant ou en

l'instrumentalisant de la manière la plus étroite.

 

Nous appelons à une haute politique, à un art politique, qui installe l'individu, sa relation à

l'Autre, au centre d'un projet commun où règne ce que la vie a de plus exigeant, de plus

intense et de plus éclatant, et donc de plus sensible à la beauté.

 

Ainsi, chers compatriotes, en nous débarrassant des archaïsmes coloniaux, de la dépendance

et de l'assistanat, en nous inscrivant résolument dans l'épanouissement écologique de nos

pays et du monde à venir, en contestant la violence économique et le système marchand,

nous naîtrons au monde avec une visibilité levée du post-capitalisme et d'un rapport

écologique global aux équilibres de la planète....

 

Alors voici notre vision :

Petits pays, soudain au cœur nouveau du monde, soudain immenses d'être les premiers

exemples de sociétés post-capitalistes, capables de mettre en œuvre un épanouissement

humain qui s'inscrit dans l'horizontale plénitude du vivant....

 

Les signataires:

Ernest BRELEUR

Patrick CHAMOISEAU

Serge DOMI

Gérard DELVER

Edouard GLISSANT

Guillaume PIGEARD DE GURBERT

Olivier PORTECOP

Olivier PULVAR

Jean-Claude WILLIAM