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" Tout ce qui peut se compter ne compte pas, tout ce qui compte ne peut pas se compter ". Einstein.
DE LA DICTATURE DES MOYENNES A LA LOGIQUE DES MOYENS
Pour en finir avec la dictature de l'évaluation comptable,
paradigme du néo-libéralisme.
Il faut évaluer.
Tout évaluer en santé. Autrefois, c'était une vertu " naturelle " liée à la déontologie, l'éthique : rendre des comptes est cardinal quand on reçoit de l'argent public et qu'on œuvre au service de la population (définition même de la santé publique). Lucien BONNAFE parlait encore du peuple…
Auto-évaluation : responsabilité.
La vertu s'est dégradée en impératif comptable, en postulat (ça évite toute discussion), en dogme. Et s'est installée l'évaluation-culpabilité, outil de la maîtrise des soins, norme intériorisée par chacun, de gré ou de force, n'appelant pas de critique, forme buro-technocratique de l'autocensure.
Il faut dépenser moins, affirment les gestionnaires, les administrateurs de caisse, l'Etat (ex) Providen-ce, sans jamais apporter d'argumentation d'une logique autre que " l'horreur économique " en œuvre, évolution normale de l'Ordre cannibale d'ATTALI.
Cette culpabilisation est fascinante dans sa procédure. Elle consiste, en déresponsabilisant largement l'Etat ( et en privatisant l'offre ) à transformer les victimes en coupables, responsables de leur situation, au nom des libertés individuelles, pas toutes assumables, et du mérite (just do it ! tu seras un homme mon fils), selon un cycle historique qui a connu trois phases aux USA : les années Reagan sont passées du " guerre à la drogue " au " guerre aux drogués ". Il y eut ensuite, au début de Clinton, le passage du " guerre à la pauvreté " au " guerre aux pauvres " qu'on punit-pénalise
( deux millions d'emprisonnés). Il y a maintenant l'échec de la réforme du welfare state, et le passage du " guerre à la maladie " au " guerre aux malades ", les ONG subventionnées servant de plus en plus de bonne conscience patronnesse.
La boucle se boucle : on en revient à l'idéologie britannique du début du siècle…Il ne restera qu'à pas rater la seconde révolution d'octobre (si l'histoire repasse les plats)…ou à subir l'aliénation.
Et on finit donc par tout évaluer : la pertinence, la cohérence, l'efficacité, l'efficience, l'impact, l'à priori, les objectifs, le but, la stratégie, la qualité, la méthodologie, l'ex-ante, l'utilité, le processus, les coûts, le bénéfice, la contingence, la compliance, la pratique médicale, le modèle décisionnel, 251 autres items répertoriés par l'Ecole de Rennes, et même parfois les résultats… Seule manque à l'appel l'évaluation de la complexité humaine : il semble qu'on n'ait pas encore trouvé de " grilles " derrière lesquelles l'enfermer (je n'ai jamais rencontré dans l'immense industrie éditoriale que crée l'évaluation, une étude sur " évaluer le temps relationnel " !)
Evaluation-bidon ?
Faut-il rappeler que l'évaluation princeps ne peut être qu'une aide à la décision et au jugement humain de la valeur d'une action, et qu'elle est toujours subjective-empirique-qualitative ?
Devenue fin en soi, l'évaluation a subi la contagion du modèle radiologique-endoscopique : on explore tout, l'homme doit devenir transparent, rationnel, sans mystère, fonctionnel, classifiable, triable, formatable, standardisable, code-barrable, carte-à-puçable, nomenclaturable : bref, homogénéisé, transformé en marchandise (cette phase suprême du capitalisme pour Marx). Le modèle obses-sionnel-exhaustif a fini par remplacer la clinique et mettre en péril la relation, la parole, l'écoute, la singularité. Le clonage biologique devient inutile si triomphe cette idéologie non-dialectique du tous informatisés.
Piochée dans les Actes du Colloque de Lille sur l'évaluation de 1994, cette perle :
--" l'évaluation est une démarche utile si ses résultats améliorent la connaissance…de l'évaluation "…
(P.100. G.F. de Sherbrooke . Canada).
Denis DUCLOS (Le Monde diplomatique de janvier 2000 : Une universelle exigence de pluralité) résume bien cette folie :
--" L'information endosse, à n'en pas douter, la construction de l'humanité comme telle, mais…elle ne doit pas la précipiter aussitôt dans l'absolue inhumanité de la transparence comptable. Déjà dans les grandes entreprises (l'hôpital en est) les cadres collectivement sadiques infligent à beaucoup de salariés les souffrances qu'on peut attendre de la caserne cybernétique. Sous couvert d'une adaptation aux normes mondialisées, ils épinglent les salariés comme les insectes d'un nouveau taylorisme, au plus près cette fois, du contrôle des esprits ".
L'évaluation de tout a fini par expulser la Santé pour tous : évaluation = exclusion ?
Nos savants économistes sont partis en Amérique (dictature du modèle) et ont ramené la solution à tous nos maux : la magement des hôpitaux ( au malade, j'mens ?) et sa batterie " d'outils " à traquer le gaspi, les dépenses " inutiles " et à contrôler les soignants. De service public, l'hôpital est ainsi devenu entreprise de production de soins.
En jargon gestionnaire, le PMSI (ce petit machin sans importance des PH, bientôt étendu à la psychiatrie pour y MESURER -selon quel étalon ? les coûts) appliqué dans les lits du " champ MCO " où sont regroupés des GHM (selon la loi de la marchandise), accompagnés à leur sortie de RSS par RMO, ont permis de produire des points ISA selon leur place dans les CCAM (par exemple : le GHM 113 -intervention majeure sur le thorax- vaut 5634 " points ") permettant de calculer le coût moyen en francs des-dits GHM et donc d'être accrédités-labellisés par l 'ANAES et admis par les ARH dans les SROS, antichambre libératrice des pécules globaux…
Mais, comment évaluer les effets du thermalisme, par exemple ? quelle échelle pertinente pour le mieux-être subjectif (alors, comment ça va ?) sans même, bien sûr, évoquer les psychothérapies…
The Big One est installé et veille sur l'argent des soins. Notre argent. Il s'appuie sur la secte des ZEVALUATEURS (selon la belle trouvaille de Didier BOURGEOIS , PH à Montfavet) ces dociles technocrates d'un hôpital-entreprise où les effectifs croissent aussi vite que diminuent les personnels soignants. L'évaluation ( appraisability) devient la superstructure même : une pensée-action unique, autoréférente, imposant sa logique, son néolangage terrorisant et tautologique, global/total, globa-litaire. Extermination " douce " de toute pensée libre.
Mais qu'en est-il du coût de l'évaluation, et qui va enfin l'évaluer, la soumettre à une critique radicale, résistante, citoyenne, démocratique et sans langue de bois ?
Comme le dit Christophe DEJOURS (" L'évaluation du travail à l'épreuve du réel " -INRA éditions, 2003) :
--" seuls les évaluateurs ne sont jamais évalués ", " l'évaluation est un procédé puissant qui médiatise les effets pervers de l'utilitarisme et de la rationalité cognitive instrumentale ".
Il paraît nécessaire de rappeler quelques évidences sémantiques bousculées par l'idéologie néolibérale mondialisée, à l'oeuvre dans le champ de la santé.
Evaluer, c'est " extraire (de) la valeur ". La valeur, dans le métalangage de notre temps, expert en euphémismes, c'est le " return on equity ", c'est à dire le taux de profit ( la vieille plus-value marxien-ne). Que valeur soit au départ polysémique et parle AUSSI de dignité, de vertu, de courage, de morale, est presque un gag. Créer de la valeur ( le retour sur investissement ) est devenu " équi-table " puisque le marché, c'est naturel et sans alternative. Le bénéfice est bien une récompense pour la vertu investissante, payée en retour de gratitude. La valeur morale est ainsi contaminée par les valeurs économiques.
Les synonymes du ROBERT sont estimer, juger, jauger, priser, apprécier, expertiser. Toujours une redoutable confusion sémantique entre les sentiments et l'argent, ce qui ne saurait vraiment étonner les pratiquants de FREUD. Sauf qu'à l'ère des think tanks pour start-up en stock options (à lire à haute voix pour jouir de l'euphonie), l'alternative ne fait pas encore consensus.
Evaluer est donc bien déterminer la valeur d'une action (autre double sens), l'apprécier (lui donner un prix, toujours " juste ") pour l'accréditer : l'ANAES en a la charge (Agence nationale d'accréditation et d'évaluation en santé).
Mais, pour Georges SOROS :
--" L'une des erreurs les plus courantes est de penser que la soi-disant valeur fondamentale est indépendante de l'acte d'évaluation ". (L'incroyable histoire de G.Soros. Edit. Assouline 1999).
Evaluation, piège à cons ?
La l réforme Juppé est en place. Elle fonctionne. Elle a préparé la réforme Mattéï. Dans l'ensemble, elle a rencontré peu de résistances, car elle est du côté de cette nouvelle idéologie dominante. Elle a réussi à réduire violemment chaque praticien en simple rouage gestionnaire systématiquement sus-pecté, complice plus ou moins forcé d'une puissante pulsion de mort. Et pourtant, qu'est-ce qui PROUVE (evidence based policy) qu'il y a trop de lits ?
Evaluation = élimination.
Nous avons tous constaté qu'évaluer en pédopsychiatrie, en gériatrie, en gynécologie, en petite enfance, en psychiatrie, a toujours pour ultime fin de démontrer l'inefficacité (sic) et la non-rentabilité de ces secteurs du soin, donc à préparer des fermetures de lits ( cette obsession analogue au rêve de Michelin : je fais du profit, donc je licencie).
Pour Pierre GINESY (dans son bel article " Ordre gestionnaire, système totalitaire, position perverse " paru dans la Lettre de la Psychiatrie française N° 59/96) :
--" surgit alors une question qui risque bien de ne jamais être soumise à évaluation par un ordre qui n'a pourtant que ce mot à la bouche : quels sont les effets délétères d'un tel système sur ce que nous repérons en Occident comme corps et esprit ? Comment un système peut-il proposer d'évaluer systématiquement, sans dérision, sans démesure, sans obscénité, ce qui touche aux drames du destin humain ; dont la dignité se fonde précisément sur son absolue singularité, sur sa résistance à toute cette volonté forcenée de mesure, héritière directe d'une morale marchande…Dans cette société de contrôle… cette massive volonté d'anonymisation… " un patient est géré "…nous sommes du côté de la perversion, en ce que cela vise directement l'effacement de cette subjecti-visation de l'autre, sa " cadavérisation "
Evaluer, gérer, pulsion de mort, moyennes, manque à jouir, système pervers, globalité.
Pourtant, elle demeure une nécessité éthique, une dimension déontologique de l'acte sanitaire car, de même qu'un réseau pour survivre ne peut être qu'informel, l'évaluation ne peut être que QUALITATIVE, subjective, hors de toute mesure de comptage. C'est une pratique humaine, sociale, culturelle, pas une science. Et les chiffres réduisent et mentent ( " Sanity is not statistical " disait G.ORWELL dans 1984).
En 1994, j'ai co-organisé à Lille un Colloque international sur : " Peut-on évaluer en promotion de la santé ? "
La réponse élaborée a ressemblé à ceci : une pratique sociale humaine à l'aune communautaire ( pas communautariste) donne des résultats à moyen ou long terme non-évaluables d'un point de vue comptable, ni statistiquables.
Mais pour autant, il est nécessaire qu'à chaque étape d'un projet de prévention, de promotion de la santé, de développement social, une attention bienveillante, critique, reformalisante, transactionnelle (démocratique ?) se manifeste sous la forme d'une expertise qualitative, contradictoire, ouverte et collective associant les " experts ", les décideurs, les financeurs et les usagers-habitants-citoyens-clients rendus à leurs compétences. Certains appellent cela une utopie. Modestement, à l'échelle d'un quartier, d'une cité, d'une association, chacun d'entre nous proche du terrain, a pu un jour constater que ça marchait…(même si ce n'est jamais spectaculaire ou médiatique) la mise en mouvement d'une initiative de personnes sujettes de leur petite histoire locale. Et nous avons tendance à préférer la démocratie et l'empowerment, à l'éducation du patient, si mal nommée, souvent si peu désirée.
Où est la démocratie sanitaire dans le projet Mattéï ?
Pour Michel DEMARTEAU (Prof. de santé publique à Liège) :
- " L'objectivité de l'évaluation vient de la valeur sociale qui lui est attribuée… l'évaluation doit s'interroger sur elle-même… la responsabilité ultime de l'évaluateur est de rendre compte à la population… en accord avec les Droits de l'homme ".
Entre 1970 et 1975, le ministère de la santé avait mis en place un programme de RCB (rationalisation des choix budgétaires, l'ancêtre de nos outillages de contrôle) dans le champ de la périnatalité pour vérifier que certaines méthodes de travail ouvertes, associant déjà médecins, personnels sociaux, usagers autour d'objectifs cogérés, ça pouvait marcher. Et ça a marché si l'on croit les statistiques : la réduction des taux de mortalité infantile a semblé manifeste.
De même, toute transparence n'est pas en soi perverse qui permet aux acteurs de corriger -chiffres à l'appui- par exemple les effets négatifs de l'organisation des CH en services hyper spécialisés où règnent des dynasties plus accrochées à " garder " les lits, qu'à soigner des patients.
Tâchons de réfléchir ensemble aux conditions démocratiques préalables à la mise en place d'une contre-expertise populaire (ou " citoyenne " ?) dans le champ de la santé, s'appuyant sur la récupération du slogan de " démocratie sanitaire " et sur le principe de précaution ( quid par exemple des jurys de citoyens ?)
- " En soulignant les incertitudes de la connaissance et en ouvrant une gamme de choix, une dynamique pluraliste de l'expertise permet de rendre toute sa place au débat public et à la décision politique ". (Savoir, c'est pouvoir J.P. GAUDILLIERE. Mouvements N°7, janvier 2000).
Et pourquoi ne pas prendre au mot Martine AUBRY quand -tout ce qu'elle a fait n'était pas " mauvais "-…dans sa lettre aux médecins du 15/2/1999, elle suggèrait " le développement de l'auto-évaluation des pratiques par la profession elle-même, collégiale et confraternelle, et non sous le contrôle de la sécurité sociale " ( la Loi confie cette mission aux URMEL ) : vive l'évaluation par les pairs.
Nous pensons qu'un des moyens pour réduire la malfaisance de l'impérialisme évaluateur comme symptôme du néo-libéralisme dans sa phase actuelle est d'inverser la logique de l'offre centralisée de biens et de moyens (ONDAM), et de réimposer (notamment par la décentralisation) la vieille logique des besoins : qui doit définir le contenu du fameux " panier " sinon NOUS ?
L'actionnariat populaire revient à la mode sous sa forme salariale : en santé, nous sommes tous actionnaires en tant que cotisants. Demandons des comptes à notre tour.
Pour résister aux " nouvelles contraintes " économiques et aux lois " naturelles " du marché que symbolise en santé l'évaluation de tout (sic), qui coûte cher, prend beaucoup de temps, et vide les hôpitaux des soignants les plus motivés (n'est-ce pas le but recherché ?) nous proposons une alternative démocratique qui fasse confiance aux compétences des citoyens/clients/usagers, et valide l'expert empirique-pragmatique, l'audit populaire.
Le concept d'évaluation est déjà usé d'être mésusé. Il est devenu dogme, rituel, fin en soi.
L'approche communautaire (le concept fait-il sens ?) -parce qu'elle reconnaît l'hétérogène, le différent et s'en nourrit- semble encore fertile si nous convainquons que la santé est irréductible à l'ordre inhumain de l'économique, car :
- " même le capitalisme, dernière forme concrète de la pensée totalisante, ne peut réussir à immerger complètement les masses humaines dans la seule logique comptable… "
- (Denis DUCLOS, ibidem).
Laissons-les donc gérer la co-errance : c'est leur contre addiction.
2000-2004. Jean-Jacques LOTTIN, directeur d'études de santé publique, Lille.
ex-Président du comité scientifique de la Société européenne de santé publique.
jjlottin@mrps.asso.fr
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